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Marche ou crève : le jeu auquel le capitalisme nous invite à jouer

« 100 concurrents au départ, un seul à l’arrivée. Pour les autres, une balle dans la tête [1]. »

Ce titre tapageur se réfère directement au livre éponyme de Stephen King. Dans un futur proche, des hommes désespérés se livrent à un jeu cruel, scrutés par les médias. Il s’agira de marcher jusqu’à ce qu’un seul survive. Le vainqueur obtient que jusqu’à sa mort, tous ses vœux soient accomplis. Encadrée par l’armée, la marche se déroule. Stephen King décrit habillement la société que constituent ces marcheurs animés par l’espoir que les autres perdent. Cette vision cauchemardesque d’une plausible compétition poussée à son extrême est frappante par la métaphore qu’elle propose, peut-être involontairement, d’un monde totalement pragmatique. La force narrative du livre tient à ce que l’horreur du jeu ne soit jamais remise en cause, elle semble naturelle. C’est comme ça. Une fois acquises, les règles simples s’imposent à tous. Il ne s’agit plus des les remettre en question mais de les jouer. Les contredire ne mène à rien, sinon à perdre. Quelques lois balisent l’ensemble et garantissent à chacun la liberté de pouvoir exploiter tous les atouts pour atteindre l’objectif. L’arbitre du jeu est l’Etat, neutre, transparent, impartial, armé.

La question au cœur de cet article est celle de la conscience révolutionnaire de la classe ouvrière. Mais l’évolution de cette conscience, sa santé, son histoire et les enjeux fondamentaux qui y sont liés ne seront pas évoqués. Avant d’affronter ces dimensions tout à fait essentielles, il s’agira d’abord de tenter d’identifier ce qui fait obstacle à l’émergence d’une conscience révolutionnaire. Ces obstacles sont évidemment nombreux : les bourgeoisies ont toujours produit des discours destinés à voiler les contradictions ou à embrigader les travailleurs derrière leurs objectifs. La démocratie, les nationalismes, les religions, maintenant l’écologie ou la crise [2], sont parmi les instruments utilisés selon les circonstances. Ces idéologies émergent, se modifient et disparaissent en fonction de l’histoire et en négociation permanente avec la conscience et les résistances de la classe travailleuse.

Cependant, au-delà des propagandes spécifiques aux politiques bourgeoises, le système capitaliste exerce de lui-même et transversalement aux circonstances, une influence permanente. L’obligation pour chaque être humain de vivre, d’agir et de penser selon les impératifs du système génère d’elle-même une interprétation de la réalité sociale qui fait obstacle à la conscience. Cette interprétation capitaliste est globale, universelle, et s’avère pratique : elle permet effectivement de comprendre les choses du point de vue du capitalisme et d’œuvrer relativement aux besoins qu’il définit. D’une certaine manière, elle est efficace, ce qui contribue à la rendre transparente. L’objectif de cet essai est de tenter de définir ce modèle interprétatif, c’est-à-dire l’idéologie du capitalisme en tant que système.

Quatre principes constitutifs de cette idéologie seront développés. Ils ne sont pas les seuls à exercer leur influence mais leur combinaison donne à l’idéologie capitaliste une cohérence générale qui s’apparente à la forme d’un « jeu ». Il ne s’agira pas non plus d’analyser les conséquences pratiques de ces aspects sur la réalité sociale. Ces conséquences sont importantes et révèlent des contradictions qu’il faut analyser et exploiter pour opposer au capitalisme ses propres effets. Quelques manifestations de ces aspects seront évoquées, superficiellement pour illustrer en quoi ils agissent réellement.

L’individualisme

L’unité de base du système capitaliste est l’individu. Toutes les autres formes d’organisation sociale, de groupe, de classe, n’acquièrent aucune légitimité. La libération de l’individu est une des grandes avancées du capitalisme et un élément central dans sa conquête idéologique du monde. La liberté est indubitablement son grand slogan et la raison maîtresse qui a accompagné dans les esprits sa lente maturation historique. Il faut également reconnaître qu’il s’agit là d’un authentique progrès. Avoir libéré l’individu du fardeau des idéologies et des rapports sociaux qui niaient sa valeur a permis l’émergence d’une aspiration au bonheur qui, aujourd’hui encore, anime tant le système que sa critique.

L’intérêt de cette libération ne se situe pas qu’au niveau d’une éthique individualiste béate. Elle a aussi permis de libérer le potentiel économique de chaque homme, ce qui a grandement contribué à désentraver les forces productives au cours de la Révolution industrielle. Cette libération, cette mise en mouvement et l’exploitation de la puissance de l’individu en tant qu’unité agissante est un carburant essentiel à l’économie. Elle constituait une nécessité qui fut et qui est toujours fondatrice de la facette individualiste du capitalisme. Le gain de l’individualisme est donc tant quantitatif que qualitatif [3].

Cependant, le capitalisme offre de pousser la logique à son extrême en présentant l’essentiel des rapports humains comme des contraintes qu’il faut négocier du point de vue de l’individu, et non comme une source potentiellement positive au bonheur individuel. La puissance des collectifs est globalement niée, sinon combattue. Les groupes sociaux ne sont plus des acteurs, mais des sommes d’individus qui agissent en fonction de leurs besoins ou des contraintes qui s’exercent sur chacun d’entre eux. Les associations des hommes sont des alliances de circonstances. En pratique, l’organisation de l’économie ne conçoit pas tant l’individu comme un maillon de la chaîne, que la chaîne comme une somme de maillons. L’organisation de l’économie mise énormément sur la puissance de la combinaison des forces individuelles. Trouver une meilleure organisation des interactions entre ces individus revient souvent à découvrir le graal de la productivité [4].

Seule la famille survit encore dans cette atomisation mais il est tout à fait évident qu’elle tend aussi à s’évanouir face à l’individualisation. Celle-ci est d’ailleurs très rationnelle du point de vue de l’économie capitaliste : plus l’homme consomme, là où il pourrait économiser en s’associant, plus le capital se rentabilise. Les effets de l’intérêt économique de l’individualisme combinés à ceux de l’impertinence idéologique de l’association se manifestent de plus en plus spectaculairement [5]. Dans les bidonvilles du Tiers Monde également ce phénomène est palpable. Le repli sur soi participe à la gangrène sociale qui ronge les lieux où la désolidarisation est pourtant la moins souhaitable [6].

Les droits

Le système juridique du capitalisme participe de cette organisation en instaurant l’individu comme l’unité atomique de la société. Les droits s’adressent essentiellement aux individus, en considérant leur responsabilité personnelle, et négligent largement les groupes. La clé de voûte institutionnelle de cette élaboration sociale est le contrat, instrument juridique par excellence. Cette construction atomique de la société influence énormément la manière dont l’homme est invité à concevoir son rapport aux autres. La seule objectivité qu’il peut trouver aux rapports interpersonnels est celle de la raison économique [7] qui se manifeste en pratique par l’engagement contractuel. L’association volontaire, non contractuelle, entre les individus est devenue un exercice en soi et n’est plus un comportement « naturel » de la pratique des rapports sociaux.

Les individus sont définis par leurs droits [8]. Le code pénal est un ensemble de règles et d’interdits qui régule les comportements individuels et qui prescrivent, au fond, ce qu’on doit faire. Les droits relatifs à la scolarité, à la propriété, à l’expression … sont des droits qui garantissent la libre exploitation de ce que l’homme peut faire de son temps. Les conditions dans lesquelles ce « pouvoir faire » s’exerce sont, quant à elles, peu prises en compte par le droit [9].

Dans le contexte général du capitalisme et des contraintes qu’il exerce sur les individus, le droit définit les moyens d’action pour atteindre les objectifs que le système prévoit pour chacun : la réalisation de ses besoins économiques dans un contexte d’exploitation de l’homme par l’homme. Les droits définissent en réalité les modalités de l’action individuelle et imposent à l’homme les voies par lesquelles il peut réaliser ses objectifs. Souvent perçu comme un catalogue de "j’ai droit à" objectifs, le droit confère sa légitimité à la présence et à l’action coercitive de l’Etat qui devient un arbitre des rapports humains et non plus l’outil de la domination d’une classe sur une autre. Sans l’Etat, pas de droits.

La réification des rapports sociaux

Réduits à un système de contraintes et d’opportunités, les rapports sociaux prennent la forme d’une médiation par les choses. Le fétichisme de la marchandise donne aux marchandises une valeur en soi et masque sa nature fondamentalement humaine : le temps de travail. L’argent désincarne littéralement les rapports sociaux [10].

Qui est conscient que gagner au loto revient à s’approprier potentiellement le temps qu’autrui aura passé à produire ? Loin de cette réalité cachée des rapports économiques, les publicités expriment le bonheur de la richesse par la possibilité qu’elle offre de posséder toutes les choses (y compris des humains) qui satisferont tous les besoins. Elles masquent évidemment, et de manière totalement transparente avec l’idéologie ambiante, la nature sociale du pouvoir de l’argent. Cette aspiration à l’argent, déjà présente dans les siècles ultérieurs, anime aujourd’hui jusqu’aux « loisirs » les plus populaires sous la forme des jeux d’argent. Le hasard, l’alea, est ainsi devenu l’être le plus sollicité pour mener au bonheur, loin, paradoxalement, de la morale laborieuse qui imprègne le capitalisme [11]. Les jeux de hasard constituent aujourd’hui une activité centrale dans la quête de réussite des individus, surtout dans les pays pauvres [12]. Ils expriment jusqu’à l’irrationnel les effets de la réification : les hommes implorent les choses de venir à eux.

L’idéologie des choses, et c’est là sa fonction, dédramatise les rapports sociaux en masquant qu’au sein du capitalisme, ces rapports sont pour l’essentiel des rapports d’exploitation de l’homme par l’homme et qu’ils s’organisent par l’exploitation d’une classe par une autre. Le centre de gravité de la société devient donc les choses. Celles-ci ne sont plus des effets parmi d’autres des rapports sociaux, l’homme devient le produit d’un rapport de chose à chose [13].

La manière dont la crise environnementale est envisagée illustre cette représentation du monde : la menace écologique est une contrainte extérieure à l’homme, sur laquelle il faut agir par les choses (les gaz) et non le produit des rapports sociaux (une conséquence non des gaz mais des circonstances historiques et sociales dans laquelle les hommes les émettent) [14]. Découlent aussi de cette réification des rapports les fantasmes technologiques qui prennent soit les formes d’une utopie où l’humanité est réglée et pacifiée par les technologies [15], ou sous la forme des cauchemars où l’humanité est asservie par les machines [16].

Le positivisme

L’esprit scientifique de la modernité capitaliste s’est accompagné d’une réduction de l’ensemble des phénomènes, physiques ou sociaux, à des modélisations en faits. Le "fait" scientifique est devenu la lorgnette par laquelle toute la société est comprise et envisagée. Comme le veut l’esprit du positivisme, le fait est abstrait de son contexte historique et culturel pour ne prendre que la forme d’un élément modélisé par des paramètres. Tout le savoir humain se constitue à partir de cette modélisation qui prend, notamment, la forme de la statistique. Cette méthode amène au « faitichisme [17] », à la croyance en des faits pris pour des réalités « nues » en oubliant que ces modèles satisfont d’abord à l’esprit de celui qui les a conçus (et donc à l’esprit du système où ces faits sont créés : ils s’inscrivent dans les fins du système [18]). L’aboutissement extrême de cette méthode scientifique est de pouvoir tout traduire par la mathématique. Cette manière de modéliser les phénomènes conduit à une abstraction totale comme l’illustre notamment la manière mécanique dont les penseurs capitalistes envisagent l’économie. La faillite de ces modèles, dont la crise actuelle est un démenti cinglant, conduit presque à une pensée magique, météorologique, de l’économie où la forme des courbes indique la conduite générale du monde.

Au niveau plus global, la société tout entière s’offre au regard de l’ensemble de ses membres et se laisse interpréter sous l’angle des faits que l’organisation de la société met en lumière. La place prépondérante des faits statistiques dans les médias est de cet ordre. Le chiffre devient non plus un élément qui découle d’une réalité sociale dont on devrait se préoccuper, mais la préoccupation elle-même. C’est à partir d’une statistique qu’on formule un problème et qu’on pense la manière de le résoudre [19]. La disparition du chiffre revient dès lors à résoudre le problème. Les manipulations statistiques des chiffres du chômage manifestent cet état d’esprit. On peut aussi évoquer les préoccupations statistiques des services policiers qui s’ingénient à faire en sorte que les chiffres s’effacent en agissant sur les moyens de les établir plutôt qu’en résolvant les problèmes qui sont derrière [20].

La télé réalité, ou les réseaux comme facebook participent à cette abstraction de la société dans le « fait ». Leurs utilisateurs font connaître d’eux des éléments qu’ils isolent d’eux-mêmes. Ces éléments correspondent à une conception de « ce qui vaut », socialement, et c’est à cette conception qu’ils se soumettent [21]. Les nouveaux réseaux sociaux d’Internet donnent l’impression à l’utilisateur qu’il peut tout voir d’autrui, grâce à la mise en lumière des faits, et de tout comprendre car ces faits résonnent avec un savoir, c’est-à-dire à une manière de les interpréter. Le modèle de cette société d’individus qui s’observent, qui se savent observés et qui se jaugent est celui du panoptisme développé par Michel Foucault dans Surveiller et punir [22]. L’organisation spatiale et sociale prend la forme d’un dispositif qui scrute et révèle le comportement humain, comme le fait le révélateur du chimiste ou comme l’organise le système carcéral. Dès lors, c’est tout un savoir, celui des sciences humaines, qui s’exerce sur la société. Ce savoir se concrétise par des dispositifs qui lui correspondent et qui l’alimentent de nouveaux faits. Au final, la société s’organise relativement à ce savoir et tourne sur sa pensée, comme un chien fou court après sa queue.

Cette mise en lumière des actions des hommes et cette propension à l’interprétation des comportements conduisent les individus à se jauger mutuellement, espérant ainsi mieux maîtriser autrui ou mieux conduire leur propre action [23]. En résulte l’émergence de la « science » de l’autre et de soi qu’est la psychologie dont tout un pan s’attarde à chercher à comprendre l’intention derrière le geste et, in fine, à anticiper l’autre (ce qui conduit à expliquer le monde par la psychanalyse : les ressorts cachés de l’individu). L’intentionnalité des actes est fondamentale, elle apparaît comme la vérité ultime qu’il faut révéler et qu’il faut exploiter pour atteindre son objectif (rien n’est plus angoissant dans le cadre du capitalisme qu’une société qui ne s’exprime pas).

Le modèle du jeu

L’idéologie capitaliste donne à penser la société humaine comme :

 Des individus qui se lient volontairement

 selon des règles qui définissent ce qu’on peut et ce qu’on ne peut pas faire

 sous l’égide arbitrale de l’Etat.

 Ces rapports sociaux s’articulent autour de l’objectif qui consiste à s’approprier les choses, choses qui existent « naturellement », indépendamment de l’homme mais qui sont à disposition au sein du système.

 Atteindre cet objectif revient à élaborer une stratégie qui passe par l’évaluation de l’autre, relativement au savoir qu’on a de lui et des circonstances.

Ce modèle s’apparente à celui d’un jeu : il s’adresse à des joueurs libres, il leur propose des règles, il leur propose un objectif et leur permet d’élaborer une stratégie car rien n’est joué d’avance. Ainsi, nous naissons tous égaux car nous avons les mêmes droits, qui sont les règles du jeu. Dans la vie, connaître les règles, les apprendre, consiste à se doter des armes qui nous permettront d’avancer dans l’incertitude du drame humain. Les choix qui nous sont offerts s’adressent à notre libre arbitre : la capacité que nous aurions de résoudre les tensions du jeu en exploitant les règles, qui sont les mêmes pour tous. Les joueurs sont donc égaux en puissance. Cette logique est fractale : elle se subdivise à l’infini, les rapports sociaux du capitalisme sont un jeu en tout et chaque relation est un jeu en soi.

La coercition de nos systèmes est là pour traquer les tricheurs et régler les parties. L’arbitre judiciaire circonscrit la légalité et les limites des actes. Ceux-ci outrepassent le droit non lorsque qu’ils s’opposent aux intérêts d’autrui mais lorsqu’ils l’empêchent d’exploiter la règle (ce qui serait barbare). Le jeu fonctionne comme une mise en récit. Les idéologies au sens large, s’offrent pareillement : elles expliquent le monde. La règle du jeu aussi. Mais le génie d’une idéologie tient non à ce qu’elle masquerait des contradictions par le discours qu’elle tient, mais bien au fait qu’elle les intégrerait dans une explication du monde qui vaille.

Ce système est animé par une éthique humaniste qui apparaît comme la seule garantie de sauver son « humanité » face aux logiques pragmatiques, rationnelles et même « naturelles » de l’économie [24] et face aux effets pervers de l’univers des choses qui a sa vie propre (la météo économique). L’éthique est l’esprit salvateur du capitalisme. Ce sont les choix que font les démocraties, les règles qui balisent les comportements, qui empêchent les excès du hasard, la morale humanitaire, la morale écologique. L’éthique transforme les indignations en collaboration de classe. L’éthique, c’est le fair-play.

En 1944, les mathématiciens von Neumann et Morgenstern élaborent la théorie économique des jeux [25] qui manifeste le plus spectaculairement cette idéologie ludique qui anime le capitalisme. Partant de calculs de probabilité relatifs à des parties de jeux comme le poker, ils avancent des équations qui prétendent élaborer une gestion économique efficace. Leur matériau est l’étude comportementale des acteurs où le comportement consiste, grosso modo, à choisir entre A et B. Outre qu’elle s’opposait radicalement à la théorie économique et politique marxiste, ce qui contribua à son succès, cette théorie gagna un retentissement énorme et influence encore grandement la pensée économique contemporaine. D’une certaine manière, elle exprime très clairement la manière dont les capitalistes conçoivent leur système. Celui-ci est un espace ouvert à tous mais qui récompense le mérite de l’intelligence tactique, le mérite de la prévoyance, plus que celui du labeur qui est, en lui-même, simplement vulgaire. Savoir utiliser les atouts qu’on a pour accroître son gain en exploitant des probabilités est le projet que le capitalisme offre aux hommes. Et en dehors de ce jeu, rien qui ne soit A ou B, n’existe vraiment.

Le jeu contre l’histoire

Si les joueurs sont égaux, c’est que, finalement, il n’y a pas d’exploitation de l’homme par l’homme. Seulement une humanité dont les individus se situent entre deux pôles : les gagnants et les perdants. Il y a encore moins de classes sociales, puisque rien ne les fondent : la règle précise bien que nous sommes tous égaux. L’existence de la règle vaut pour l’égalité.

La caractéristique de cette modélisation capitaliste de la société est qu’elle évacue l’histoire. Les forces qui s’exercent sur les individus et les sociétés et qui ne peuvent se comprendre que dans une perspective historique sont substituées par la neutralité du modèle du jeu. L’histoire n’a plus d’intérêt car elle est le préliminaire de la répartition aléatoire des atouts entre les hommes (la main invisible). A quoi peut-elle servir sinon à redramatiser ce que le système dédramatise ? Les inégalités sont les résultats d’un jeu et pourraient se renverser dès lors que tous auraient le droit de jouer (le libéralisme). Elles ne sont plus les manifestations d’une société de classe. Finalement, les intentions des acteurs sont incompréhensibles en dehors des objectifs que le système prévoit pour eux (gagner de l’argent). Peu importe finalement la nature des luttes politiques : soit elles entrent dans la logique tactique du jeu, soit elles s’opposent à sa logique et sont donc à proscrire.

Cette idéologie du « jeu capitaliste [26] » est pragmatique car elle permet, de son point de vue et en théorie, de réussir « la vie dans le monde capitaliste » comme l’illustrent les fictions de réussite sociale. Il est vrai que certains réussissent et peut-être avec moins d’obstacles qu’à d’autres époques. Cependant, incapable de répondre aux contradictions réelles du système, sinon par l’énonciation d’une éthique, ce modèle rejette en dehors de lui et rend invisible tout ce qu’il ne peut contenir. Essentiellement la misère la plus noire, galopante, qui place ceux qu’elle frappe en dehors de la possibilité de jouer le jeu. Ceux-là n’existent plus. Ils ont crevé et sont laissés sur les bas côtés de ceux qui marchent encore.

Conclusion introductive

Cette clôture rapide évacue beaucoup d’éléments sur lesquels il faudra revenir. Ainsi, le capitalisme ici décrit est tel qu’il est au regard de l’idéologie qu’il véhicule. Cette description est bien sûr inapte à décrire intégralement la société capitaliste. Cette idéologie n’agit pas seule sur les manières de penser le monde. Bien au contraire, elle cohabite avec une multitude d’autres pensées, parfois issues des contradictions du système et des insuffisances de son modèle à tout expliquer, souvent véhiculées par les politiques bourgeoises. Mais elle est là, et elle exerce une influence sourde qui nuit gravement à la conscience de classe car elle ne s’offre pas comme un discours qu’on inculque mais comme une méthode que tout un chacun est appelé à utiliser.

L’enjeu à suivre sera de souligner deux choses :

1) La méthode marxisme invalide cette idéologie et propose à la fois une description plus fidèle de la réalité et une explication de comment cette réalité est advenue. Contrairement au capitalisme, le marxisme proclame qu’il y a une histoire et qu’elle ne s’arrête pas [27].

2) Une immense réalité sociale échappe à l’explication capitaliste du monde. Il s’agit de l’insondable territoire humain déserté par les gains qualitatifs du capitalisme, un territoire qui s’accroît bien plus vite que ne fondent les glaces polaires. La misère révoltante dans laquelle vit cette humanité suffit à dénoncer le capitalisme [28]. Mais elle ne suffit pas à contredire sa logique. Il faut donc aussi souligner tout ce qui au sein des sociétés « modernes », « avancées », ne trouve pas d’existence dans l’énoncé capitaliste : c’est-à-dire, tous ces rapports sociaux noués en dehors du jeu, et qui vont des rapports de classe à la solidarité entre les hommes. Ces liens constituent le terrain et le matériau réels, sur base desquels on peut à la fois aspirer à une autre société et contredire la logique qui domine.

Daniel

[1Richard Bachman (Stephen King), Marche ou crève, Albin Michel, 1989.

[2La crise et l’écologie s’entendent ici comme des discours idéologiques, non pour leurs effets réels.

[3« C’est elle [la bourgeoisie] qui, la première, a fait voir ce dont est capable l’activité humaine. Elle a créé de tout autres merveilles que les pyramides d’Egypte, les aqueducs romains, les cathédrales gothiques ; elle a mené à bien de tout autres expéditions que les invasions et les croisades » Karl Marx, Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, Librio, 2007, p. 30.

[4Comme le fut le fordisme.

[5Les statistiques illustrent cette évolution qui se manifeste, par exemple, dans le fait qu’en Belgique, de 1970 à nos jours, le nombre de personnes vivant seules a plus que doublé. [Cfr. Un belge sur sept vit seul, info flash n° 80, Institut national de statistiques, 13 février 2007, www.statbel.fgov.be/press/fl080_fr.asp. Cette tendance est également à l’œuvre à l’échelle européenne où la surface habitée par habitant augmente : en 23 ans, l’Europe est passée de 2,82 personnes par logement à 2,4 soit une baisse de 17,5 %. Report on the Evolution of the Family in Europe 2007, Institut de politique familiale, 2007, www.ipfe.org

[6« […] l’intensification de la concurrence au sein du secteur informel épuise le capital social et dissout les réseaux d’entraide et de solidarité nécessaires à la survie des très pauvres […] » Mike Davis, Le pire des mondes possible, La Découverte, Paris, 2007, p.189.

[7« Partout où elle [la bourgeoisie] a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l’homme féodal à ses "supérieurs naturels", elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du "paiement au comptant". Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce. » Karl Marx, Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, Librio, 2007, p. 30. C’est moi qui souligne.

[8Au point que les Droits de l’homme puissent apparaître comme le catalogue des caractéristiques essentielles de l’humain. Ainsi, comme le précise le préambule à la Déclaration universelle de 1948, c’est la négation ou la méconnaissance des droits de l’homme qui conduisent à la barbarie : « Considérant que la méconnaissance et le mépris des droits de l’homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité […]. » Déclaration universelle des droits de l’homme, http://www.un.org/fr/documents/udhr

[9« Toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale […] ». Les articles 23 et 25 de la Déclaration universelle des Droits de l’homme sont les seuls à affirmer que l’homme à droit à la sécurité économique. Mais ce « droit à » ne garantit évidemment pas que ces droits soient satisfaits. En vérité, compte tenu du fait que l’homme à « droit à travailler » (art. 24), ces droits expriment surtout que nul n’a le droit de s’opposer à ce que l’homme cherche à satisfaire cette liberté. Texte sacré de l’humanisme capitalise, la Déclaration universelle ne proclame pas « qu’il faut » mais que « l’homme peut ». Idem.

[10« C’est seulement un rapport social déterminé des hommes entre eux qui revêt ici pour eux la forme fantastique d’un rapport des choses entre elles. » Karl Marx, Le Capital, Livre I, 1867, Le caractère fétiche de la marchandise et son secret. http://infokiosques.net/spip.php?article265

[11« A la patience et à l’effort qui rapportent peu, mais sûrement, cette séduction substitue le mirage d’une fortune instantanée, la possibilité soudaine du loisir, de la richesse et du luxe. Pour la multitude qui travaille péniblement sans beaucoup accroître un bien-être des plus relatifs, la chance du gros lot apparaît comme l’unique façon de sortir jamais d’une condition humiliée ou misérable. » Roger Caillois, Les jeux et les hommes, Le Masque et le vertige. Folio Essais. 1967. p.280.

[12Les exemples de ce développement sont nombreux tant dans le Tiers Monde que dans les pays industrialisés (En 25 ans, les Français ont doublé leur mise, INSEE première, mai 2005, http://www.insee.fr/fr/ffc/docs_ffc/IP1016.pdf).

[13« L’essence de la structure marchande a déjà été souvent soulignée ; elle repose sur le fait qu’un rapport, une relation entre personne prend le caractère d’une chose et, de cette façon, d’une “objectivité illusoire” qui, par son système de loi propre, rigoureux, entièrement clos et rationnel en apparence, dissimule toute trace de son essence fondamentale : la relation entre homme. » Georg Lukacs, Histoire et conscience de classe, 1923, Berlin.
Signalons que le groupe Perspective internationalistes a commencé à publier une réflexion sur la réification : A propos de la Réification, http://ippi.over-blog.com

[14Au point que les réductions des gaz deviennent elles-mêmes des choses et se marchandent. Cfr. La bourse d’échange des quotas d’émission de gaz à effets de serre sur Wikipédia http://fr.wikipedia.org/wiki/Syst%C3%A8me_communautaire_d%27%C3%A9change_de_quotas_d%27%C3%A9mission

[15Les fictions sont généreuses de ces mondes régis par les choses. Dans le film The Day the Earth Stood Still (1951), une société extraterrestre vient faire la morale aux hommes et gourmande leur propension à se faire la guerre. Eux ont la solution : les robots disposent du monopole de la violence, une instance arbitrale supérieure applique les lois avec la plus grande impartialité. Plus critique, la trilogie littéraire Le monde des  de Van Vogt imagine un monde pacifié par le règne des bienfaits politiques d’un ordinateur pensant.

[16Les fictions qui s’effraient de la dépendance des hommes aux choses sont bien plus nombreuses : Terminator, Matrix sont parmi les films qui dénoncent une humanité soumise aux machines. D’autres, tout aussi nombreux, extrapolent les excès d’une société devenue incapable de gérer les choses : dans Idiocracy et dans WALL-E, la domotique et les déchets seront les tares fatales d’une humanité devenue idiote.

[17Bruno Latour, Petite réflexion sur le culte moderne des dieux faitiches, Les empêcheurs de penser en rond, 1996.

[18« Ce qui est d’abord apparu comme extérieur, étranger au projet théorique, est en fait une partie de sa structure même (méthode et concept) ; c’est l’objectivité pure qui se révèle comme un objet pour une subjectivité qui prévoit le télos, les fins. En ce qui concerne la construction de la réalité technologique, il n’y a pas d’ordre scientifique purement rationnel ; le processus de la rationalité technologique est un processus politique. » Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnel, Les éditions de minuit, 1968, p. 191.

[19« La réflexion sur les formes de la vie sociale, et, par conséquent, leur analyse scientifique, suit une route complètement opposée au mouvement réel. Elle commence, après coup, avec des données déjà tout établies, avec les résultats du développement. » Karl Marx, op. cit.

[20Ces deux exemples participent évidemment d’une manipulation de l’opinion publique et donc de l’exercice du pouvoir. Cependant, que la propagande puisse agir de la sorte pour forger son discours illustre un état d’esprit général de la société qui inféode sa perception des réalités aux méthodes positivistes qui les modélisent.

[21Pour trouver un emploi, il faut établir le CV qui est l’inventaire des faits par lesquels on prétend se définir face au marché du travail. Bien vite, étoffer le CV peut devenir en soi un exercice comme pourrait l’être les études ou les innombrables formations destinées aux chômeurs. Ainsi, l’apport d’une formation en termes de compétences est parfois un effet positif secondaire : « En plus d’étoffer votre CV, vous obtiendrez un aperçu et une expérience du langage professionnel et de la culture de votre pays d’accueil. » Présentation d’une formation par la société Education First http://www.efbelgique.be/master/ilc/why/personalized/

[22Michel Foucault, Surveiller et punir, Collection Tel, Gallimard, 1975.

[23Cette perspective sur la société a permis de donner du sens à des théories sociologiques comme celle développée par Erwing Goffman qui utilise la métaphore théâtrale pour expliquer les interactions humaines. Selon Goffman, les relations sont des jeux de masque qui reposent sur une connaissance de ce que la relation sociale attend de ses acteurs. Erwing Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne. Tome 1. La présentation de soi, Les Editions de Minuits, Paris, 1973.

[24Car le joueur est un loup pour le joueur.

[25Oskar Morgenstern, John von Neumann : The Theory of Games and Economic Behavior, 3rd ed., Princeton University Press, 1953. Pour une critique de cette théorie : Michel Plon, La théorie des jeux : une politique imaginaire, François Maspero, Paris, 1976. Michel Plon souligne notamment combien la théorie des jeux a su susciter l’enthousiasme interdisciplinaire. La modélisation par le jeu est devenue une sorte de panacée de la conception scientifique. Mais derrière cet enthousiasme décoiffant, on retrouve l’illusion de l’abstraction mathématique, et sa prétention à l’universalité, qui peut laisser croire que tout s’explique à partir du moment où on fait le choix de ne pas tout dire.

[26Ce jeu capitaliste n’a bien sur rien d’un « vrai » jeu et n’est pas réellement ludique. L’assimilation courante par les métaphores médiatiques de maints secteurs de la vie sociale (le jeu politique, le jeu marchand, le jeu diplomatique …) à quelque chose qui serait de l’ordre du jeu relève d’une dédramatisation des sujets. Si c’est un jeu, c’est qu’au fond, ce n’est pas si grave. Cela n’aura pas de conséquences pour ceux qui ne l’auront pas joué.

[27Et tout particulièrement l’histoire des rapports sociaux. Lire ou relire à ce sujet Le matérialisme historique et dialectique - Ière partie, Controverses N°1, mai 2009, http://www.leftcommunism.org/spip.php?article56

[28Comme y incite l’effroi qu’on peut ressentir à la lecture du livre de Mike Davis, Le pire des mondes possibles. Op. Cit.