Forum pour la Gauche Communiste Internationaliste
Le titre de ce livre n’est pas la profession de foi de l’auteur sur un moment de la révolution russe, en l’occurrence l’année 1919, pendant la guerre civile qui ravagea la nouvelle République Soviétique. En quelques mois, du printemps à l’automne 1919, 2 000 communes soviétiques s’étendent sur le territoire de la nouvelle République Soviétique. En tout et pour tout, elles ne rassemblent que quelques milliers de communards. La présente étude se penche sur les archives ukrainiennes comptabilisant 300 communes agricoles ; celles concernant les autres républiques auraient disparu ou sont pour l’instant inaccessibles. Quel est intérêt de se pencher sur un mouvement si marginal, de caractère probablement utopiste ou anarchiste ? Dans sa présentation l’auteur répond à cette objection : « le métier d’historien, qui suppose de rassembler et de synthétiser des sources essentiellement institutionnelles, conduit facilement à ignorer ce qui n’est pas pleinement advenu, et donc à sous-estimer la capacité innovatrice des utopies produites dans les périodes révolutionnaires ». L’auteur rappelle que déjà Marx mettait en garde contre ce type d’évaluation quantitative en affirmant que « la grande mesure sociale de la Commune [de Paris], ce fut sa propre existence et son action ». Aussi, cet ouvrage intéresse tout d’abord l’historien, mais il ne peut laisser indifférent tout militant attentif aux capacités créatrices de la classe ouvrière même dans ces couches les plus ‘frustes’ et les plus misérables, et pour le propos qui nous intéresse, il s’agit d’une activité propre à la couche des paysans pauvres, en réalité, des prolétaires de la terre qui ne se distinguaient de leur frères de classe dans les usines que par les instruments de production, mais aussi par le poids plus lourd de l’arriération villageoise.
C’est donc un travail au ras du sol que nous livre Eric Aunoble car l’essentiel de la recherche s’est faite presque exclusivement sur base les archives contenant les notes d’assemblées générales des Communes. Ces notes ne peuvent pas ne pas nous émouvoir car elles montrent crûment le total dénuement dans lequel se trouvaient ces travailleurs de la terre, mais aussi et surtout la farouche volonté, dans un élan commun, de créer les nouvelles conditions d’une société égalitaire à quelques dizaines de kilomètre du front des ‘Rouges’ et des ‘Blancs’. Ces notes livrent presque tous les détails de la vie quotidienne des communards sans taire ni les conflits, ni les exclusions, ni les démissions, toujours discutés en assemblé générale.
L’ouvrage d’Aunoble expose à plusieurs niveaux le phénomène social que révèle ce mouvement des ‘communards soviétiques’.
Sur le plan historique d’abord, avec la réalité de la communauté rurale russe (l’obchtchina ou mir) que l’auteur compare et distingue des communes de 1919. Ce qu’il faut retenir, c’est que toute la littérature russe populiste et anarchiste contemporaine de l’éveil du mouvement ouvrier en Europe vers 1840 et 1870, autour de A. Herzen, Bakounine, Tchernichevsky, envisage la transformation sociale à partir de ‘la propriété communautaire’ avec les multiples confusions sur la notion de ‘socialisation de la terre’ que chacun reprend à son compte avec sa propre interprétation. Ce qui nous intéresse plus particulièrement, c’est l’attitude du mouvement ouvrier russe, dont les pionniers du marxisme en Russie, Plékhanov et V. Zassoulitch qui, dès leur séparation d’avec le populisme, mèneront une violente critique contre l’obchtchina considérée comme la survivance de « l’économie patriarcale et dont l’autocratie des tsars constitue le complément politique ». Pourtant Marx voyait dans l’obchtchina un potentiel de développement sur lequel pourrait s’organiser la nouvelle société dans les campagnes. C’est donc la notion d’ ‘associations de producteurs’ que le POSDR élimine de son programme en 1903 sur l’insistance particulière de Lénine, avec l’argument, il est vrai, que ces associations pourraient être sensibles aux avances des libéraux bourgeois qui s’entendent à jouer les protecteurs de ‘l’industrie populaire’. Il n’en reste pas moins que les bolcheviks auront ignoré une alternative à la question paysanne allant dans une autre optique que celle de la simple reprise du programme de réforme agraire des S-R (socialistes révolutionnaires) en 1917.
Les deux autres parties de cet ouvrage ne sont pas moins passionnantes [1]. Elles illustrent le contexte particulièrement complexe dans lequel se développe l’expérience communarde, et surtout la haine des ‘Blancs’ qui concentrent leur propagande antisoviétique contre la généralisation de communes dans les campagnes. Avec une objectivité sans faille, l’historien démontre que ni les S-R, ni les anarchistes, ne furent favorables à cette expérience et, qu’à aucun moment ils ne s’en revendiquèrent. Makhno, figure légendaire de l’anarchisme, selon ses propos mêmes, prétendait avoir défendu ‘l’union des paysans propriétaires, petits propriétaires, pauvres et prolétaires’ contre les koulaks et les grands propriétaires. Il critiquait les bolcheviks pour avoir introduit la lutte de classe dans le village. Nous sommes donc loin de l’aspiration des communards ukrainiens. Toujours avec la même objectivité, l’auteur analyse l’ambiguïté de la politique des bolcheviks au pouvoir envers les communes à partir de leur apparition début 1919. Dans un premier temps, il y eût l’appel de Boukharine à soutenir le mouvement, mais très vite, face à l’hostilité paysanne rétive aux bouleversements sociaux, ils prirent une position de recul. Sans interdire le développement des communes, ils les considérèrent comme un obstacle à l’acquisition du soutien du paysan moyen comme l’affirme l’affiche du soviet ouvrier « De l’ouvrier de la ville au pauvre de la campagne " (…) souvient-toi que le paysan moyen est ton allié, mais il lui reste encore dans la tête des chimères de S-R sur la socialisation de la terre... Il faut lui montrer toute la supériorité de la commune, du travail socialisé de la terre, du sovkhoze, mais par l’exemple et non par la force ». Toute l’ambiguïté réside dans la fin du message, car jamais dans leur constitution, ni dans l’esprit ni dans les faits, les communes n’ont revendiqué la force ou l’obligation de s’y soumettre. En réalité, l’auteur fait justement remarquer que ce que l’on reproche aux communes paysannes ce n’est pas l’emploi de la force mais le simple fait d’exister, ce qui aliène le soutien du paysan moyen au nouvel État soviétique.
La conclusion, sous le titre ‘Fin des Communes, fin du communisme ?’, porte un regard plus précis sur le positionnement des anarchistes, Makhno, Voline, Piotr Archinov qui revendiquèrent hautement les communes comme le legs de la Makhnovochtchina. Les faits historiques montrent que l’armée de Makhno avait eu en la matière une politique plus timorée que celle des bolcheviks. Ce qui n’empêcha pas l’anarchisme de s’accaparer, après coup, du mouvement communard russe.
On ne peut, dans une courte présentation épuiser, sinon aborder, l’extrême richesse de cet ouvrage tant du point de vue historique que celui de la réflexion qu’il entraîne sur des questions que nous aurions prétendu réglées par l’histoire. La Commune parisienne était-elle utopique ? Pour Marx elle n’était prématurée que par le contexte historique. Les communes russes de 1919 à leur tour étaient-elles utopiques ou prématurées ? L’auteur du présent ouvrage les caractérise souvent d’utopiques, dans le sens d’un possible réalisable, et non pas de l’imaginaire. Ce qui semble être un contresens. La question reste posée, à nous de la clarifier car, dans l’alternative à la faillite du capitalisme, l’immense majorité de la population humaine va se retrouver confrontée aux mêmes problèmes et tenter d’y apporter les mêmes réponses que celles des communards qui cherchaient simplement à réaliser ce que la révolution russe portait en elle de saillant : le communisme entendu avant tout comme la construction de rapports humains égalitaires.
Mario Lucca
[1] Cet ouvrage est tiré de la première partie d’une thèse de doctorat intitulée « Le communisme, tout de suite ! ». « Ce travail a représenté plus de dix ans de recherches, de voyages et surtout de rencontres » (Eric Aunoble).