Forum pour la Gauche Communiste Internationaliste
On sait l’importance que Staline attachait à la transformation de l’Histoire en mythe. Aurait-il réussi à tout falsifier ? Jamais dans l’histoire l’on a autant traité d’un épisode historique comme la révolution russe et le parti qui en a été l’acteur essentiel : le parti bolchevik. Et, à l’arrivée, on a un mythe. La véritable histoire de cet événement reste encore à faire. Plus qu’une réécriture de l’Histoire, Staline d’abord et la bourgeoisie à sa suite ont réussi à imposer un mythe. Et l’on sait ce que valent les mythes ! Tout cela est ahurissant. Sait-on ce qui est advenu de l’histoire de la Commune de Paris ? Qui en connaît sa réelle existence et ses enjeux ? Pas grand monde, et quand il en est question, son histoire en France est très consensuelle : il ne faut surtout pas qu’apparaisse la confrontation entre les deux classes fondamentales de la société, la bourgeoisie et le prolétariat.
Pour la révolution russe et le parti bolchevik, le tour de force est encore plus extraordinaire car il y a des milliers de livres d’histoire et d’ouvrages en tout genre. Il existe « des » histoires, mais l’on a tout transformé, il ne reste plus pierre sur pierre. C’est une réussite. Les révolutionnaires eux-mêmes sont soumis aux idées dominantes et à l’imagerie d’Épinal.
Tout doit être rebâti. Il faut casser l’imagerie du parti bolchevik véhiculée, non seulement par les staliniens, mais aussi par les trotskistes qui sont focalisés sur le léninisme en tant que théorie et sur la fameuse Opposition de Gauche du milieu des années 20, et aussi par les révolutionnaires qui se laissent également bluffer par ce parti bolchevik qui serait ‘le parti sans tâche’ ou ‘le parti modèle’.
Georges Haupt écrivait par exemple : « Si à Lénine et à Trotski sont consacrés des dizaines de livres et d’études dans les pays capitalistes, la pléiade des dirigeants de la révolution d’Octobre reste encore peu connus. L’histoire sans visages où seules les grandes personnalités prennent du relief domine encore » [1]. Qu’est ce qu’une révolution qui toucha l’immense masse et qui n’aurait que deux visages ? C’est bien là une vision bourgeoise qui ne voit dans l’histoire que celle des chefs. Pour nous marxistes, l’histoire est faite par les classes sociales. Déjà à ce niveau il existe un énorme contresens.
Le même Georges Haupt poursuit : « On évoque les noms des militants, on projette les traits de Lénine sur tous ces révolutionnaires, ou bien des portraits rapides et erronés dus à des sources non contrôlées, donnent des bolcheviks de 1917 l’image d’un groupe de gens sans profil, sans personnalité » [2].
Il est bien évidemment extraordinaire de lire que « Après 50 ans [3] sauf pour les spécialistes, les auteurs et les acteurs des ‘dix jours qui ébranlèrent le monde’ sont restés des noms cités, mais sur lesquels il faut de laborieuses recherches pour obtenir des renseignements biographiques précis » [4].
Et ainsi, l’histoire de la fraction du parti bolchevik créée au moment de la signature du traité de paix à Brest-Litovsk avec l’Allemagne en 1918, et tout le débat qui s’en est suivi sur les mesures de la période de transition, est encore aujourd’hui très mal connu voire inconnu [5]. Dans cette période, le parti est divisé en deux fractions égales entre la gauche, majoritaire un certain temps, et une aile de droite et du centre. Lénine qui appartenait au centre a été alors mis en minorité ; il a même été envisagé de l’arrêter ! Les socialistes révolutionnaires avaient espéré une alliance quelque temps avec les Communistes de gauche, sous le couvert de Boukharine, Piatakov, etc… pour aboutir à un gouvernement des conseils différent qui aurait dû entreprendre la guerre révolutionnaire. Fin février ils firent une démarche auprès de Piatakov et de Boukharine en vue de former un nouveau gouvernement de coalition. Ils envisagèrent d’arrêter Lénine pendant vingt-quatre heures et d’en profiter pour déclarer la guerre à l’Allemagne [6] !
Cet épisode est caractéristique à plus d’un titre, il montre que le parti bolchevik n’a jamais été un parti monolithique contrairement à l’idée universellement répandue. Au contraire, il a été parcouru par tout un tas de tendances qui font éclater la formule confuse et simpliste « de ‘vieille garde bolchevique’, puis le terme à résonance uniforme et apparemment monolithique de ‘bolcheviks’ » [7]. En effet, il nous semble que le terme de bolchevik, mille fois répété, a bien souvent obscurci la réflexion. Le parti recouvre une myriade de composantes qui traversent toute la société russe dans sa globalité - et dieu sait si ce territoire est immense - et un creuset de contradictions accompagné d’un millefeuille de populations disparates. Que recouvre le terme de bolchevik ? L’erreur serait de ne voir les choses qu’en noir et blanc alors que le contexte politique est multiforme et qu’il s’étage sur plusieurs plans dans un caléidoscope chamboulé et bouleversé par Octobre. Et l’on sait par ailleurs que les termes de « léninisme » et celui de « trotskisme » eux-mêmes ont été créés de toute pièce pour la lutte pour le pouvoir de Zinoviev contre Trotski d’abord, et de Staline contre les ‘vieux bolcheviks’ ensuite.
Zinoviev qui a créé le concept de ‘trotskisme’ a ensuite dévoilé lui-même devant les militants de Leningrad du parti en 1926 comment il l’avait créé pour les circonstances. Cette création, « c’était la lutte pour le pouvoir. Tout l’art consistait à savoir relier les anciennes divergences de vues avec les nouvelles. C’est justement pour cela que le ‘trotskisme’ fut mis au premier plan ». Et, …« mais enfin, c’est nous-mêmes qui avons inventé ce ‘trotskisme’ au cours de la lutte contre Trotski » [8].
Arrêtons de créer des ‘ismes’ qui ne veulent rien dire et qui bloquent la réflexion au sein du mouvement ouvrier ! Celui-ci doit lutter contre les dogmes qui l’ossifient et laisser souffler un vent nouveau pour le régénérer.
Contrairement à tous les dires des scribouillards et tous les clercs en dogmes et théologiens en soutanes violettes, le parti bolchevik fut un parti parfaitement vivant au sein duquel tout le monde s’exprime et développe ses positions politiques. Ce fut le mode de fonctionnement normal du POSDR et de celui de tout parti révolutionnaire. Il n’y en n’a pas d’autres. C’est la seule richesse de la classe ouvrière. La fraction de gauche du parti communiste italien ne s’y est pas trompée lorsqu’elle écrivit en 1932 : « l’histoire de Lénine, c’est l’histoire des fractions » !
Indépendamment de l’existence des deux principales fractions (bolcheviks et mencheviks) du parti social démocrate russe (POSDR) qui se sont divisées puis réunifiées plus d’une fois au début du XX° siècle avant leur séparation définitive en 1912, il existait de nombreuses autres fractions qui recoupaient ces deux premières. Lénine lui-même le précise dans sa « Lettre ouverte à tous les sociaux-démocrates pro parti » adressée à la rédaction de la Rabotchaïa Gazéta [9] le 22 novembre 1910 sur la nécessité de se renforcer à la suite de la session plénière d’unification du Comité Central du POSDR de janvier 1910. Il est intéressant de noter les efforts faits par Lénine pour permettre la réunification des différentes fractions de la social-démocratie qui cohabitaient dans le même parti : « Admettre de semblables scissionnistes [10] dans les centres du parti équivaudrait à sacrifier définitivement la cause de ce parti. Laisser subsister l’ancienne situation, alors que ces scissionnistes ont profité de leur présence dans les centres du parti pour freiner tout travail, pour décomposer le parti par l’intérieur au profit de M. Potressov ou des chefs de l’école « machiste [11] », cela reviendrait à causer un préjudice énorme et irréparable à la cause de l’unification du parti. C’est chose connue depuis longtemps : il ne suffit pas de dire « Seigneur, Seigneur » pour entrer dans le royaume des cieux. Nous aussi, après l’expérience du plénum, nous devons répéter : il ne suffit pas de prononcer de belles phrases sur l’esprit de parti pour être pro parti . Les gens du Goloss et de « Vpériod [12] » ont provoqué la scission du parti après le plénum. C’est un fait. Trotski a été leur défenseur dans cette affaire. C’est également un fait. Pour enrayer cette scission, pour empêcher son extension, il n’y a pas d’autre moyen que de consolider, de renforcer, de sanctionner dans les formes le rapprochement de ceux qui ont effectivement œuvré pour le parti après le plénum, c’est-à-dire, les mencheviks pro parti et les bolcheviks ».
Le parti n’a pas changé. Trotski, dans le texte qui suit [13], répond aux zinoviévistes bolchévisateurs défendant l’idée que les fractions vont détruire le parti et fait l’histoire des fractions de ce dernier à cette époque. Il cite les différentes oppositions ou fractions qui se sont succédées dans le parti depuis octobre : « Il suffit d’étudier l’histoire de notre parti, ne fût ce que pendant la révolution, c’est à dire pendant la période où la constitution de fractions est particulièrement dangereuse, pour voir que la lutte contre ce danger ne pouvait se borner à la condamnation formelle et à l’interdiction. C’est en automne 1917 qu’a surgi dans le parti, à l’occasion de la question capitale de la prise de pouvoir, le désaccord le plus redoutable. Le rythme des événements donne une acuité extrême à ces désaccords qui aboutit presque immédiatement à la constitution d’une fraction : sans le vouloir peut être, les adversaires du coup de force firent bloc avec des éléments n’appartenant pas au Parti, publièrent leurs déclarations dans des organes du dehors, etc. [14][…] Le deuxième grand dissentiment surgit à l’occasion de la paix de Brest-Litovsk. Les partisans de la guerre révolutionnaire [15] constituèrent alors une fraction véritable ayant son organe central [16].[...] Provoquer une scission [17] n’eut pas été difficile […] il suffisait de lancer l’interdiction contre la fraction communiste de Gauche. Néanmoins, le parti adopte des méthodes plus complexes : il préféra discuter, expliquer, prouver par l’expérience et se résigner temporairement à cette anomalie menaçante qu’était l’existence d’une fraction organisée dans son sein ». Le parti fut alors divisé en deux fractions égales.
Voici un autre exemple décrit par Trotski : « La question militaire provoqua également la constitution d’un groupement assez fort et assez opiniâtre, opposé à la création d’une armée régulière avec un appareil militaire centralisé, des spécialistes, etc. ».
Puis, Trotski cite également le débat sur la question syndicale ( [18]) : « Des groupements nettement accusés se constituèrent à l’époque de la discussion mémorable sur les syndicats[…][entraînant] un malaise profond du parti.[…] « La discussion sur le rôle des syndicats et de la démocratie ouvrière recouvrait la recherche d’une nouvelle voie économique. L’issue fut trouvée dans la suppression de la réquisition des produits alimentaires et du monopole des céréales »[…] « Le groupement le plus durable et, par certains côtés, le plus dangereux, fut celui de ’l’Opposition ouvrière’ ( [19]) »[…] « Mais cette fois encore on ne se borna pas à une interdiction formelle ».
Cette pratique de libre discussion politique disparut après le X° congrès du parti (mars 1921) avec la décision d’interdire les fractions. Mais l’on est déjà dans une autre période de la vie du parti, sa période de dégénérescence qui s’explique uniquement par le fait que la révolution mondiale est définitivement battue. Mais, cette décision fut dramatique pour le parti et la révolution, non seulement elle ouvrit la porte à la contre-révolution stalinienne, mais encore, elle dénatura ce que doit être le mode de fonctionnement d’une organisation communiste. Les effets s’en font encore sentir aujourd’hui dans certains milieux de la gauche communiste. Au départ cette mesure était pourtant temporaire. Au X° Congrès du PCUS, Lénine au sujet d’un amendement de Riazanov condamnant de façon catégorique la création de fraction, disait d’ailleurs : « Et si l’on se trouve par exemple en présence d’une question comme la question de la conclusion de la paix de Brest[Litovsk], pouvez-vous garantir que de telles questions ne se reproduiront pas ? On ne peut pas répondre de cela. (…) Je le regrette mais, là, je crois que la suggestion du camarade Riazanov n’est pas réalisable. Nous ne pouvons pas priver la masse du parti et les membres du Comité Central du droit de s’adresser au Parti si une question capitale provoque des différends. Je ne me figure pas comment nous pourrions le faire » ( [20]).
Le débat qui s’ouvrit avec Brest-Litovsk rappelle que l’existence d’une gauche dans le parti bolchevik ne date pas du milieu des années 20 comme Trotski et les trotskistes tentent de le faire accroire. Au total, il est aisé de constater que le parti bolchevik a toujours eu une gauche et qu’il a bien souvent été traversé par de nombreuses discussions sur toutes les questions comme ici la signature de la paix de Brest-Litovsk et les mesures à prendre pour amener la société russe vers le socialisme.
Nous pouvons dater la naissance d’une tendance communiste de gauche formalisée en Russie au 28 décembre 1917. Elle aura une continuité jusqu’à Miasnikov au travers du groupe ‘centralisme démocratique’.
Mais revenons en 1917 et rappelons les faits historiques. Le 14 novembre 1917, le gouvernement révolutionnaire entame les négociations d’armistice. G. E. Evdokimov, Ia. G. Fenigstein (Dolesky), V. N. Narchuk et Karl Radek du comité du parti de Petersbourg s’opposent à l’idée d’un quelconque traité avec les Etats impérialistes et appellent, au contraire, à la guerre civile internationale contre le capitalisme mondial [21]. Les négociations de paix avec les Austro Allemands débutent le 3 décembre. Adolf Ioffé dirige la délégation des révolutionnaires [22]. Après un arrêt, la négociation reprend avec l’arrivée de Trotski le 27 décembre. Le but des révolutionnaires et de ce dernier est d’utiliser la négociation comme tribune pour parler aux peuples opprimés et aux travailleurs du monde embrigadés dans la guerre impérialiste. Adversaires de toute négociation secrète, les bolcheviks exigeaient la publication du compte rendu sténographique des pourparlers. Von Kuhlmann et le Général Hoffmann représentants des empires centraux, exaspérés, protestèrent à maintes reprises contre les discours d’agitation de Trotski et de Kamenev [23].
Les communistes de gauche sont donc une fraction du parti défendant le principe de la guerre révolutionnaire. La question de la guerre s’est imposée du fait de la continuation de la guerre par l’impérialisme austro allemand et parce que, selon eux, la signature de la paix avec l’Allemagne et les Empires centraux, était un coup de couteau dans le dos des prolétaires de ces pays. Par ailleurs, la guerre ne pouvait pas être poursuivie de façon classique puisque l’armée russe s’était désagrégée. Peu de choses pouvaient être tentées. De son côté, la Gauche prônait la guerre révolutionnaire de guérilla.
Le 5 janvier, les Austro Allemands sont rendus furieux par l’agitation bolchevique et les révolutionnaires sont mis en demeure, ou de continuer la guerre, ou de souscrire à une paix considérée comme désastreuse, outrageante et démoralisante.
Du 9 au 18 janvier 1918, Trotski fait traîner les négociations avec la délégation allemande, comme tous les révolutionnaires, il craint l’ultimatum signifiant la reprise de la guerre. Il faut marteler, sans cesse, que le but est de tenir le maximum de temps dans l’attente de la révolution en Allemagne et dans les pays de l’ouest [24].
Le 28 décembre, Nikolai Osinski (V. V. Obolenski), A. Lomov (G. I. Oppokov) et Innokentii Stukov ont publié une résolution adoptée le même jour par la session plénière du bureau de la région de Moscou (Oblast). Un centre organisationnel des communistes de gauche est dirigé par Z. L. Serebriakova). La résolution demande la fin des négociations avec l’impérialisme allemand et la rupture avec les autres Etats impérialistes qualifiés de « voleurs ». Au début, Lénine penche vers cette politique [25]. Parallèlement, le même jour, le comité de Moscou défend la politique dite « du point de vue de Moscou ». Beaucoup de leaders du parti rallient la politique de la guerre révolutionnaire. Osinski déclare : « Je défends l’ancienne position de Lénine ». Contrairement à ce qui fut dit ultérieurement, et comme Lénine va le développer dans sa polémique, cette position n’a jamais été celle d’intellectuels isolés de la base du parti dans le pays. Entre janvier et février 1918, l’opposition à la signature d’une paix séparée existe partout au sein du parti, de la base au sommet.
Cette opposition se manifeste également dans beaucoup de Conseils ouvriers et de Conseils locaux de toute la Russie dans lesquels les Mencheviks et les socialistes révolutionnaires (S-R) défendent ces mêmes idées contre une paix séparée avec l’impérialisme allemand. A Moscou, c’était le cas du bureau régional du Comité de district et celui du Comité de la ville. Le bureau de Petrograd adopte la même position au cours d’une réunion le 18 (5) janvier.
Le 21, les trois positions en présence dans le parti bolchevik se comptent au cours d’une importante réunion élargie de membres responsables du parti :
1- Les « Thèses » de Lénine pour la conclusion immédiate de la paix obtiennent 15 voix.
2- 32 voix se portent en faveur de la guerre révolutionnaire. Cette majorité se rend compte de l’impossibilité de la résistance mais estime qu’une offensive allemande, si elle était possible, provoquerait des deux côtés du front une explosion révolutionnaire.
3- 16 approuvent la formule de Trotski : « ni guerre, ni paix ». Ce dernier également considérait la guerre révolutionnaire comme impossible mais tenait à provoquer une rupture des négociations, afin que la capitulation possible fût arrachée par la violence allemande.
A la réunion du lendemain du Comité Central, Lomov et Krestinski sont les seuls à voter pour la guerre révolutionnaire, le Comité adopte la formule de Trotski par neuf voix contre sept [26].
Les négociations de paix sont reprises le 30 janvier à Brest-Litovsk. En même temps les communistes de gauche réclament une conférence extraordinaire du parti pour statuer sur le traité de paix. La conférence se réunit le 3 février (22 janvier). A l’exception de Stoukov (de la Gauche), tous les délégués se prononcent contre la rupture des pourparlers de paix. Mais il n’y en a que trois à se prononcer pour la signature du traité comportant des clauses d’annexion : Lénine, Zinoviev et Staline.
A la séance de négociation du 10 février, Kuhlmann présente un ultimatum et déroule une carte où les nouvelles frontières étaient tracées. Trotski prononce alors un discours de propagande très agressif et rompt les négociations avec les Empires centraux en déclarant que la Russie refuse de conclure une paix comportant des clauses d’annexion [27].
Le 17 février, nouvelle délibération du Comité central : c’est la première fois qu’il doit se prononcer de façon claire sur la question de la guerre révolutionnaire. Tous les membres votent contre la guerre, à l’exception de Boukharine, Lomov et Ioffé qui refusent de prendre part au vote. Quand on ose la question : faut-il signer la paix en cas d’avance impérialiste sans que la révolution n’éclate en Allemagne ?...le seul vote contre est celui de Ioffé. Trotski vote avec Lénine et ses partisans. Boukharine, Ouritsky et Krestinsky s’abstiennent.
Le 18 février, huit jours après la clôture des négociations, et violant les clauses de l’armistice selon lesquelles la reprise des hostilités devait être annoncées une semaine à l’avance, la nouvelle offensive allemande se déclenche [28]. Elle ne rencontre aucune résistance. Les troupes allemandes avancent sans coup férir en usant des voies ferrées. Elles occupent en quelques jours (du 18 au 24) Revel, Dejitza, Dvinsk, Minsk ; elles envahissent l’Ukraine [29]. Le Comité central se réunit à nouveau, mais la demande de Lénine de signer immédiatement la paix fut rejetée par sept voix (dont celle de Trotski) contre six. Au cours de la journée, les mauvaises nouvelles du front influencent Trotski en faveur de la position de Lénine. Le soir même, le Comité vote une offre de paix immédiate par sept voix contre six.
Dans la foulée, le conseil des Commissaires du peuple vote la paix avec les voix des Socialistes révolutionnaires : quatre contre trois… pour ne pas se couper des Bolcheviks et sans savoir que le vote en leur sein s’est joué à une voix de majorité.
Quatre jours s’écoulent avant la réponse des impérialistes allemands qui arrive le 24 février. La rigueur des conditions de la proposition d’armistice déchaîne la révolte au sein du parti. Les membres de la gauche démissionnent de tous les postes qu’ils occupent et se réservent le droit d’exposer librement leur point de vue à l’extérieur. Au regard de la gravité de la situation dans l’organisation, Lénine fait tout ce qu’il peut pour empêcher la scission alors que Staline déclare que la démission d’un poste responsable équivaut à la démission du parti. Lénine lui impose silence et sa tactique impressionne tout le monde. L’attitude est guidée par la volonté de préserver l’unité du parti dans une situation très délicate pour la survie de la révolution.
Ensuite, les communistes de gauche publient le premier numéro de la revue Kommounist le 20 avril 1918.
Et, en attendant, le 21 février, la patrie socialiste fut proclamée en danger [30] puisque les troupes allemandes avancent et menacent Petrograd, le reste du pays est bouclé par les autres troupes impérialistes. Il y a alors un changement au sein de la majorité bolchevik du Comité de Petrograd : le vote se décide à une courte majorité (de quatre voix seulement) en soutien à la décision du Conseil des commissaires du peuple (Sovnarkom) d’accepter la paix selon les conditions de l’armée du Kaiser Guillaume II.
Mais de nombreux Conseils de districts (raions ou rayons) et d’usines prennent des résolutions en faveur de la guerre révolutionnaire. Ainsi, celui d’Okhta prend une résolution proclamant qu’il vaut mieux mourir en combattant pour le socialisme international qu’écrasé par les forces de l’impérialisme international [31]. 10 000 volontaires ouvriers se mobilisent pour la défense de la capitale pendant que d’autres rejoignent les gardes rouges.
Dans les autres villes du nord de la Russie : à Arkhangelsk, Mourmansk, Novgorod, Vologda, et aussi dans la région de la Volga, que ce soit au sein du parti bolchevik ou des Comités de ville contrôlés par celui-ci ainsi qu’au Conseil provincial de Saratov, le même sentiment se répand.
En janvier/février, mais pas au-delà, les réunions de la base du parti et les autres organisations ouvrières (hormis celles des paysans), défendent cette position. Toutefois, le 9 mai, le Conseil de Saratov demande encore à ses délégués de s’opposer à la ratification du traité de Brest-Litovsk au 4ème Congrès des conseils de toute la Russie [32].
Le 22 mars, même après le vote de ratification de la paix au 4ème Congrès, le Comité exécutif du conseil de Sibérie avait continué de s’opposer à cette politique (17-2). En général, les provinces situées à l’ouest et donc plus directement en contact avec l’armée allemande, soutiennent le traité de paix mais ce n’est pas le cas pour les autres provinces.
Les réponses des Conseils locaux à la circulaire du 26 février du Comité exécutif central des Conseils le montrent amplement : sur 200 réponses, 105 sont favorables à la paix contre 95, ce qui signifie que la position défendue par les communistes de gauche n’est pas du tout isolée [33].
Pendant toute cette période, les communistes de gauche représentent une force conséquente, c’est le cas durant plus de 6 mois et même après le vote sur la question de la paix de Brest-Litovsk puisque l’opposition se mue alors en opposition aux mesures centristes du gouvernement des soviets (notamment : arrêt des mesures de nationalisations des trusts et assouplissement des mesures financières qui auraient été nécessaire du point de vue de la Gauche).
Jusqu’au 14/17 mai 1918, à la 4ème conférence régionale de Moscou, la Gauche publie par exemple sous l’égide du bureau régional de Moscou qu’elle contrôle, de nombreux articles polémiques sur les mesures politiques et sur la construction du socialisme. La plupart sont publiés dans les 4 numéros de la revue Kommounist .
Ces controverses dans le parti sur les mesures économiques et politiques de la période de transition sont fort intéressantes.
Cette revue Kommounist que les révolutionnaires se doivent de traduire est une véritable mine pour la réflexion. Le fond du débat se mène entre le centre du parti représenté par Lénine et sa gauche.
Lénine défend la nécessité de faire appel à des spécialistes dans les usines, les banques, l’administration et l’armée rouge naissante. La Gauche rappelle les principes révolutionnaires et la nécessité impérative que les Conseils ouvriers conservent tout le pouvoir même si le nouvel Etat rencontre de grandes difficultés pour faire vivre et fonctionner l’immense Russie.
Le combat de la Gauche est stoppé net en juillet avec le début de la guerre civile soutenue par l’ensemble des puissances impérialistes qui cherchent à étrangler la révolution. Dès lors tous les bolcheviks s’unirent contre la bourgeoisie internationale…. Ensuite le débat dans le parti reprendra trop tard avec les « Décistes » et l’Opposition ouvrière à un moment où la révolution est déjà perdue.
Olivier, (à suivre…)
[1] Page 9 in Georges Haupt et J-J Marie, Les bolcheviks par eux-mêmes, Maspero, Paris, 1968.
[2] Ibidem.
[3] Maintenant c’est 80 ans.
[4] Ibidem.
[5] Le noyau de cette fraction (qui était à la tête de la fédération de Moscou du parti bolchevik) avait été le plus ferme soutien de Lénine dans la défense de ses Thèses d’avril (1917) et au moment de l’insurrection en Octobre 1917. Boukharine avait aussi été l’inspirateur principal de la position que Lénine va développer dans L’Etat et la révolution, et nombre d’éléments de cette fraction se retrouveront plus tard à la base des noyaux de la Gauche Communiste en Russie qui lutteront contre la dégénérescence de la révolution.
[6] Pravda du 3 janvier 1924, cf. lettre signée de Smirnov, Pokrovsky, Préobrajensky, Stoukov, Radek, Iakovleva, Piatakov, tous anciens communistes de gauche. Cité dans Les bolcheviks et l’Opposition, L. Schapiro, Les îles d’or, Paris, 1958, pages 109 et 110.
[7] G. Haupt, ibidem, page 16.
[8] Repris dans la lettre de Trotski du 21 novembre 1927 in Contre le courant numéro 24 du 9 mars 1929 pages 3 et 4 d’une déclaration de Zinoviev à des membres du parti de Leningrad dans l’appartement de Kamenev à Moscou fin 1927. C’est ainsi que la floraison simpliste des ‘ismes’ (léninisme, trotskisme, luxembourgisme, bordiguisme, etc.) ne sert qu’à édulcorer puis détruire la pensée révolutionnaire vivante. Elle empêche de penser. Le développement des ‘ismes’ est un phénomène profondément lié avec l’histoire de la contre-révolution des dernières décennies.
[9] Rabotchaïa Gazéta (Le journal ouvrier) : revue d’agitation bolchevique publiée irrégulièrement à Paris du 12.11.1910 au 12.08.1912. Seulement 9 numéros furent publiés. Le journal était dirigé par Lénine, avec l’aide de KroupskaIa. Gorki lui apporta une aide considérable. Des mencheviks pro-parti (partisans de Plekhanov opposés aux ‘liquidateurs’) participaient aussi à ce journal.
[10] Il s’agit des otzovistes, partisans de Mach.
[11] Le ‘machisme’ est un courant idéaliste. Il était répandu en Russie parmi les intellectuels. Certains écrivains bolcheviks (Bazarov, Bogdanov, Lounatcharski, etc..) adoptèrent ces idées. Dans Matérialisme et empiriocriticisme Lénine s’attaqua à ses conceptions comme Pannekoek dans Lénine philosophe.
[12] Journal créé par les élèves et les conférenciers de l’école bolchevik de Capri en rupture avec les positions de Lénine et se rapprochant de Bogdanov et de ceux que Lénine appelait les « liquidateurs » du parti. (cf. Contre les liquidateurs, Lénine, Editions du progrès, Moscou, 1972).
[13] Cours nouveau du Parti bolchevik - in Bulletin Communiste n° 3 janvier 1924.
[14] Trotski fait allusion à des membres éminents du parti : Zinoviev et Kamenev, Rykov, Chliapnikov, Riazanov, etc.
[15] . Les principaux étaient : Boukharine, Radek, Osinsky, Sapronov, Smirnov, Piatakov, Préobrajensky.
[16] On sait que Trotski n’approuva pas cette fraction. Avant de se rallier à la position de Lénine, il défendait la position de « Ni paix, ni guerre ».
[17] Pour la première fois dans cette période Lénine a été mis en minorité. C’est le changement de vote de Trotski qui permit à Lénine de regagner la majorité.
[18] De novembre 1920 (V° Congrès des syndicats) jusqu’en mars 1921 (X° congrès du parti). Le comité central se partagea en 2 groupes l’un de 8 membres dont Lénine et l’autre de 7 dont Trotski, Boukharine, etc.. Le X° congrès vota finalement la résolution inspirée par Lénine.
[19] Tendance qui préconisa, lors de la discussion sur les syndicats, de transmettre à ceux-ci la direction de l’économie. Ses principaux représentants furent Chliapnikov, Medvediev et Kollontaï.
[20] Ibid, Trotski, page 292 et cité par Zinoviev au Plénum du CC d’octobre 1927 et traduit de la Pravda du 2 novembre 1927.
[21] Varlanov, Razoblachenie, p. 42-5 ; Sorin, Partiia i oppozitsiia (Le parti et l’opposition, vol. 1, préface de Boukharine), page 14. Cité par Victor Serge.
[22] Victor Serge, L’An 1 de la révolution russe, Maspero, 1971, page 165.
[23] Idem page 171.
[24] Dans son rapport au III° Congrès des soviets (10-18 janvier), Lénine commença par se féliciter du fait que le pouvoir des Conseils a duré, à ce jour, plus que la Commune de Paris qui n’exista que pendant 2 mois et 5 jours.
[25] Le 22 juin, Lénine au I° congrès Panrusse des Conseils disait « dans certaines conditions, la guerre révolutionnaire est inévitable et nulle classe révolutionnaire ne peut s’y soustraire ».
[26] Victor Serge, l’An 1.., page 173.
[27] Victor Serge, idem, page 181.
[28] Victor Serge, idem, page 184.
[29] Victor Serge, idem, page 185.
[30] Victor Serge, idem, page 185.
[31] Pravda 23 février 1918 et Kommounist, 5, mars 1918 (journal de Petrograd) ne pas confondre avec la revue du même nom, publiée le mois suivant à Moscou.
[32] Kommounist, 5, mars 1918.
[33] Kommounist, 5, mars 1918.