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Les trois « missions historiques » du capitalisme - Marx

 

Dans toute son œuvre, Marx n’a de cesse de souligner les trois « missions historiques » qu’assure le mode de production capitaliste dans la trajectoire des sociétés humaines : développer les forces productives, accroître la productivité du travail et créer le marché mondial ainsi qu’une production conditionnée par ce dernier – les trois citations ci-dessous sont tirées du chapitre sur les contradictions de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit.

1- Le développement des forces productives

« Le développement des forces productives du travail social, voilà la mission historique et la raison d’être du capital, c’est par là qu’inconsciemment il crée les conditions matérielles d’une forme plus élevée de production » Marxist.org.

2- L’accroissement de la productivité du travail

« Sa mission historique est le développement brutal et géométriquement progressif de la productivité du travail humain ; elle trahit cette mission chaque fois qu’elle oppose, comme dans le cas que nous venons de voir, un obstacle au développement de la productivité. Nouvelle preuve de sa caducité et de sa disparition prochaine » Marxist.org.

3- Création d’une production et d’un marché mondial

« Si historiquement la production capitaliste est un moyen pour développer la force productive matérielle et créer un marché mondial, elle est néanmoins en conflit continuel avec les conditions sociales et productives que cette mission historique comporte ». La même idée se retrouve dans une lettre de Marx adressée à Engels le 8 octobre 1858 : « La véritable mission de la société bourgeoise, c’est de créer le marché mondial, du moins dans ses grandes lignes, ainsi qu’une production conditionnée par le marché mondial » Marxist.org.

Marx ne se réfère évidemment pas au sens religieux du terme mais bien à la fonction, au rôle historique assuré par le capitalisme [1]. Cependant, ces ‘missions’ ne constituent aucunement des progrès réalisés par la bourgeoisie pour les bienfaits de l’humanité, mais une contrainte basée sur les impératifs tempétueux de l’accumulation élargie du capital : « Accumuler pour accumuler, produire pour produire, tel est le mot d’ordre de l’économie politique proclamant la mission historique de la période bourgeoise » [2].

De même, il ne s’agit pas d’une tâche consciente puisque Marx précise également que « c’est par là qu’inconsciemment il [le capital] crée les conditions matérielles d’une forme plus élevée de production ». Néanmoins, même ‘inconsciente’, la réalisation de ces trois missions est indispensable car, à défaut, « si, dans la société telle qu’elle est, nous ne trouvions pas sous des formes voilées les conditions matérielles de production d’une société sans classes et les rapports d’échange correspondants, toutes les tentatives de la faire exploser ne seraient que donquichottisme » [3]. En effet, le communisme ne peut advenir avec le niveau atteint par les forces productives du féodalisme, de l’Antiquité ou des sociétés royales. Un certain degré de développement est donc nécessaire pour rendre possible l’avènement du communisme.

Pour autant, si la réalisation de ces trois missions historiques constitue bien une condition nécessaire, elle n’est cependant pas suffisante au dépassement du capitalisme. En effet, ce dernier ne tombera pas comme un fruit mûr : tant que le prolétariat n’aura pas arraché le pouvoir des mains de la bourgeoisie, le système continuera de survivre en répandant ses miasmes jusqu’à hypothéquer la vie même des hommes sur la terre, que ce soit par une guerre nucléaire ou des catastrophes écologiques.

 

L’obsolescence du capitalisme selon Marx

 

Après avoir prématurément énoncé à quatre reprises le diagnostic d’obsolescence du capitalisme, Marx et Engels se sont corrigés en regard de la prospérité persistante du capitalisme. Toute la question consistait donc à pouvoir déterminer quand le capitalisme atteint ce « certain degré de maturité » des forces productives [4] ! La réponse fournie par Marx est très claire mais elle a pourtant été peu identifiée et encore moins comprise.

En effet, Marx a très clairement défini l’avènement de l’obsolescence du capitalisme lorsque celui-ci parachève ses trois grandes « missions historiques ». Plus précisément, lorsque le salariat – ce rapport social de production racine du capitalisme [5] – devient une entrave au développement des forces productives, de la productivité du travail et du marché mondial, c’est-à-dire une phase où « de formes de développement des forces productives qu’ils étaient ces rapports en deviennent des entraves ».

Autrement dit, c’est justement parce que ces trois missions constituent des impératifs existentiels pour le capitalisme – La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux [6] – qu’une entrave structurelle à la réalisation de celles-ci signale son entrée dans sa phase d’obsolescence. Marx l’a bien exprimé pour chacune des trois grandes « missions historiques » du capitalisme qu’il a mis en évidence :

 

1- Le développement des forces productives

« ...Au-delà d’un certain point, le développement des forces productives devient un obstacle pour le capital ; donc le rapport capitaliste devient un obstacle au développement des forces productives du travail. Parvenu à ce point, le capital, càd le travail salarié, entre vis-à-vis du développement de la richesse sociale et des forces productives dans le même rapport que les corporations, le servage, l’esclavage, devient une entrave dont, nécessairement, on se débarrasse » [7].

Ce passage est particulièrement limpide en ce qu’il définit le ‘travail salarié’ comme constituant ‘l’obstacle au développement des forces productives’ au sein du capitalisme, tout comme, compare Marx, ‘le servage’ féodal ou ‘l’esclavage’ antique sont devenus des ‘entraves dont nécessairement on se débarrasse’.

 

2- L’accroissement de la productivité du travail

« Ici le système de production capitaliste tombe dans une nouvelle contradiction. Sa mission historique est de faire s’épanouir, de faire avancer radicalement, en progression géométrique, la productivité du travail humain. Il est infidèle à sa vocation dès qu’il met, comme ici, obstacle au développement de la productivité. Par là il prouve simplement, une fois de plus, qu’il entre dans sa période sénile et qu’il se survit de plus en plus » [8]. Ici également, ce passage est important en ce qu’il spécifie clairement l’entrée en sénilité du capitalisme lorsque celui-ci ne parvient plus à assurer sa mission historique de développer la productivité du travail. L’évolution de celle-ci joue donc un rôle pivot entre la période ascendante où elle ‘s’épanouit en progression géométrique’ et ‘sa période sénile’ où elle fait ‘obstacle’.

 

3- Création d’une production et d’un marché mondial

« La véritable mission de la société bourgeoise, c’est de créer le marché mondial, du moins dans ses grandes lignes, ainsi qu’une production conditionnée par le marché mondial. Comme le monde est rond cette mission semble achevée depuis la colonisation de la Californie et de l’Australie et l’ouverture du Japon et de la Chine. Pour nous la question difficile est celle-ci : sur le continent [européen], la révolution est imminente et prendra tout de suite un caractère socialiste, mais ne sera-t-elle pas forcément étouffée dans ce petit coin, puisque, sur un terrain beaucoup plus grand, le mouvement de la société bourgeoise est encore dans sa phase ascendante ? » lettre de Marx à Engels du 8 octobre 1858. Ce passage est très éclairant en ce qu’il fait dépendre l’avènement de l’obsolescence du capitalisme et de la possibilité d’une révolution de l’achèvement de la création du marché mondial. En effet, il définit ce dernier, ainsi qu’une production conditionnée par lui, comme un pivot entre la ‘phase ascendante de la société bourgeoise’ et celle où cette ‘mission est achevée’ et où ‘la révolution prendra un caractère tout de suite socialiste’. À noter cependant que Marx reste prudent sur l’achèvement réel de la création du marché mondial puisqu’il utilise l’expression « cette mission semble achevée ». Nous y reviendrons.

C.Mcl

 

[1Le vocable allemand – Aufgabe – qu’il utilise se traduit autant par ‘tâche’ que par ‘mission’. Marx utilise aussi le terme de « vocation » historique.

[2Le Capital, Livre I, Section VII, Chapitre XXIV Division de la plus-value en capital et en revenu, III Division de la plus-value en capital et en revenu.

[3Marx, Grundrisse, Ed. Sociales, Vol I, p.95.

[4Le Capital, Livre III, Tome VIII : 258 – Ed. Sociales.

[5« Le capital suppose donc le travail salarié, le travail salarié suppose le capital. Ils sont la condition l’un de l’autre ; ils se créent mutuellement » écrit Marx dans son ouvrage au titre explicite : Travail salarié et Capital.
« L’existence et la domination de la classe bourgeoise ont pour condition essentielle l’accumulation de la richesse aux mains des particuliers, la formation et l’accroissement du Capital ; la condition d’existence du capital, c’est le salariat » Le Manifeste.
« Sans salariat, pas de production de plus-value … sans production de plus-value, pas de production capitaliste, donc pas de capital ni de capitaliste ! Capital et travail salarié … ne font qu’exprimer deux facteurs d’un même rapport. […] Le travail salarié est donc la condition nécessaire pour la formation du capital et il reste la prémisse permanente et nécessaire de la production capitaliste » Chapitre inédit, La Pléiade, T. II, p.431-432.
C’est donc en toute logique que Marx écrira : « Sur leur bannière, il leur faut effacer cette devise conservatrice ‘Un salaire équitable pour une journée de travail équitable’, et inscrire le mot d’ordre révolutionnaire : ‘Abolition du salariat’ » conclusion de Salaire, prix et profit.

[6Le Manifeste.

[7Marx : Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), III Le chapitre du capital, 3ème section Le capital en tant qu’il fructifie, Transformation de la survaleur en profit, Éd. Sociales, Tome II : 237. La Pléiade, Économie II : 272-273.

[8Le Capital, Livre III, Section III, § X Le développement des contradictions immanentes de la loi.