Forum pour la Gauche Communiste Internationaliste
Cet article a pour ambition de présenter le plus clairement possible :
1) Les dynamiques et les contradictions du capitalisme.
2) La phase générale d’obsolescence du capitalisme.
3) L’intermède des Trente glorieuses.
4) Le retour des crises et celle de 2008-09.
Bien qu’écrit le plus clairement possible, la lecture de ce texte est facilitée par une connaissance minimale des principaux concepts de la critique marxiste en économie politique [1]. Au lecteur peu familier en la matière, nous lui conseillons de sauter la première partie plus ‘technique’ sur Les dynamiques et contradictions du capitalisme, et de commencer par la seconde qui présente le cadre général de La phase d’obsolescence du capitalisme. Il pourra y revenir ensuite pour trouver les éclaircissements nécessaires sur les mécanismes économiques. Certaines explications ou compléments utiles non immédiatement nécessaires à la compréhension de cette contribution ont été renvoyés en notes de bas de page. Enfin, les nombreuses références à Marx ne font pas office d’argument d’autorité mais sont là pour indiquer ce qui a guidé notre analyse. Elles sont d’autant moins assertoriques que nous avons eu chaque fois le souci de les valider par des données réelles et statistiques.
Selon Marx, les racines des crises de surproduction sont multiples [2]. Néanmoins, les deux causes principales qu’il analyse le plus amplement, et qui sont aussi les plus effectives en pratique, sont la baisse tendancielle du taux de profit et les lois de répartition du produit total entre le capital et le travail qui engendrent une insuffisance de la demande finale : « La surproduction moderne a pour base, d’une part , le développement absolu des forces productives et par suite la production en masse par les producteurs enfermés dans le cercle des vivres nécessaires, et, d’autre part , la limitation par le profit des capitalistes » [3].
Il exprime ici très clairement cette double contrainte qui pèse en permanence sur le capitalisme : d’une part, produire de façon suffisamment rentable – c’est-à-dire extraire suffisamment de surtravail par rapport au capital investi – et, d’autre part, réaliser celui-ci sur le marché [4]. Que l’une ou l’autre de ces deux étapes indispensables du circuit de l’accumulation vienne à manquer, en tout ou en partie, et le capitalisme est alors confronté à des crises de surproduction : soit à cause de « la limitation par le profit des capitalistes » ( la baisse du taux de profit ) soit par l’insuffisance des marchés suite à ‘l’enfermement des producteurs dans le cercle des vivres nécessaires’ eu égard au « développement absolu des forces productives » ( les lois de répartition du produit total entre le capital et le travail qui engendrent une insuffisance de la demande finale ). Ce sont les bases théoriques et empiriques de cette double détermination des crises dans le cadre de la reproduction élargie du capital que nous allons analyser ici.
1. Ressorts et limites internes au capitalisme
1) Les ressorts internes de la reproduction élargie
Comme toutes les autres sociétés d’exploitation, le capitalisme s’articule autour de l’appropriation de surtravail [5]. Cependant, celle-ci n’est plus centrée autour de la seule satisfaction des classes dominantes, mais contient une dynamique intrinsèque et permanente d’élargissement de l’échelle de production qui dépasse de loin la reproduction simple [6]. Cet élargissement génère une demande sociale croissante par l’embauche de nouveaux travailleurs et le réinvestissement en moyens de production et de consommation supplémentaires : « Les limites de la consommation sont élargies par la tension du procès de reproduction lui-même ; d’une part, celle-ci augmente la dépense du revenu par les ouvriers et les capitalistes ; d’autre part, elle est identique à la tension de la consommation productive » [7]. Cette reproduction élargie s’impose comme une contrainte pour la survie du système : tout capital laissé en friche se dévalorise et est évincé du marché [8]. Dès lors, par sa dynamique intrinsèque d’élargissement, le capitalisme génère la demande sociale qui est à la base du développement de son propre marché. Cependant, les contradictions intrinsèques à cet élargissement engendrent périodiquement des crises de surproduction se manifestant par une insuffisance de la demande solvable par rapport au développement de la production. Ce sont ces mécanismes que nous allons maintenant examiner plus en détail.
2) Crises de suraccumulation et pénurie de profits
Cette dynamique d’élargissement engendre des gains de productivité qui ont pour effet de diminuer la valeur des marchandises (et donc les prix) entrant dans la reproduction élargie : « Si la productivité de l’industrie s’accroît, le prix des marchandises particulières diminuent. [...] Tel est le phénomène qui résulte de la nature du mode de production capitaliste : la productivité accrue du travail entraîne la baisse du prix de la marchandise particulière ou d’une quantité donnée de marchandises… » [9].
Ces gains de productivité contribuent puissamment à soutenir le taux de profit à la hausse : « ...grâce à une productivité accrue, donc parallèlement à l’accroissement du nombre des machines à prix réduit, le prix de la marchandise diminue, le taux de profit peut rester le même … [il] pourrait même croître si l’augmentation du taux de plus-value était liée à une diminution sensible de la valeur des éléments du capital constant, particulièrement du capital fixe [consécutivement aux gains de productivité] » [10].
En effet, ce n’est pas parce que les entreprises emploient un nombre de plus en plus important de machines qu’automatiquement leur composition organique s’alourdit en valeur car, avec les gains de productivité, la valeur de ces machines diminue [11] : « le développement qui accroît la masse du capital constant par rapport au capital variable réduit, par suite de la productivité accrue du travail, la valeur de ses éléments […] Il se peut même que, dans certains cas, la masse des éléments du capital augmente, bien que sa valeur reste constante ou même diminue » [12].
En réalité, il n’y a alourdissement en capital qu’à partir du moment où le bénéfice résultant des gains de productivité ne parvient plus à compenser le coût des nouvelles machines. Ce n’est que lorsque l’efficacité des gains de productivité diminue relativement à leur coût, que le taux de profit inverse sa tendance. A ce moment là, les nouvelles machines coûtent plus qu’elles ne rapportent en gains de productivité. De tendancielle, la baisse du taux de profit devient effective lorsque les gains de productivité ne sont plus à la mesure des investissements consentis pour les obtenir.
Cette baisse du taux de profit accroît d’autant la concurrence puisque ce sont les capitalistes les moins productifs qui sont éliminés en premier : « C’est la baisse du taux de profit qui suscite la concurrence et non l’inverse » [13]. Malgré la baisse de la rentabilité des investissements, cette concurrence oblige chaque entrepreneur à continuer d’investir pour pouvoir survivre. C’est pourquoi la suraccumulation va toujours de pair avec la pénurie de profits, ce sont les deux faces d’une même pièce. De là découlent les crises de surproduction par pénurie de profits et suraccumulation puisque ces deux phénomènes engendrent une chute effective du taux de profit, et donc des investissements, puis de l’activité économique.
3) Une reproduction élargie à caractère cyclique
Cette dynamique d’élargissement dans la reproduction du capital se matérialise par une succession de cycles plus ou moins décennaux où l’alourdissement périodique en capital fixe vient régulièrement infléchir le taux de profit et provoquer des crises : « A mesure que la valeur et la durée du capital fixe engagé se développent avec le mode de production capitaliste, la vie de l’industrie et du capital industriel se développe dans chaque entreprise particulière et se prolonge sur une période, disons en moyenne dix ans. […] …ce cycle de rotations qui s’enchaînent et se prolongent pendant une série d’années, où le capital est prisonnier de son élément fixe, constitue une des bases matérielles des crises périodiques » [14].
Lors de chacune de ces crises, faillites et dépréciations de capitaux recréent les conditions d’une reprise qui élargit les marchés et le potentiel productif : « Les crises ne sont jamais que des solutions momentanées et violentes qui rétablissent pour un moment l’équilibre troublé […] La stagnation survenue dans la production aurait préparé – dans les limites capitalistes – une expansion subséquente de la production . Ainsi le cycle aurait été, une fois de plus, parcouru. Une partie du capital déprécié par la stagnation retrouverait son ancienne valeur. Au demeurant, le même cercle vicieux serait à nouveau parcouru, dans des conditions de production amplifiées, avec un marché élargi, et avec un potentiel productif accru » [15].
Plus de deux siècles d’accumulation capitaliste ont été rythmés par une petite trentaine de cycles et de crises. Marx en avait déjà identifié sept de son vivant, la IIIème Internationale seize [16], et les organisations situées à la gauche de celle-ci ont complété ce tableau durant l’entre-deux-guerres [17]. En ce qui concerne la période postérieure à la Deuxième Guerre mondiale, le graphique ci-dessous montre une dizaine de cycles à la hausse et à la baisse du taux de profit, chaque fois ponctués par une crise (récession). Telles sont les bases matérielles et récurrentes des crises de surproduction par suraccumulation et pénurie de profit.
Graphique n°1 : États-Unis (1948-2007) : taux de profit par trimestre et récessions [18]
4) Crises découlant d’une demande insuffisante
« L’essence de la production capitaliste implique donc une production qui ne tienne pas compte des limites du marché » [19], ou, selon la formule imagée d’Engels : « Alors que les forces productives s’accroissent en progression géométrique, l’extension des marchés se poursuit tout au plus en progression arithmétique » [20]. Il existe beaucoup de raisons pouvant engendrer une contraction de la demande finale par rapport à la production, c’est-à-dire « une production qui ne tienne pas compte des limites du marché ».
C’était déjà le cas, nous l’avons vu, pour les crises de surproduction engendrées par la suraccumulation et la pénurie de profit. En effet, elles aboutissent à une restriction de la demande finale suite au ralentissement de l’activité économique : baisse des investissements et donc de l’accumulation suite à la pénurie de profits, faillite des entreprises qui sont trop en-deçà du taux moyen de profit, etc.
Mais c’est aussi le cas pour deux autres raisons abondamment analysées par Marx : la compression de la consommation salariale et la disproportionnalité entre les branches productives. Ces trois grands facteurs de crises (investissements, salaires et disproportions sectorielles), Marx les développe dans sa présentation du bouclage du circuit de l’accumulation.
5) Le circuit de l’accumulation
Le circuit de l’accumulation est une pièce en deux actes : le premier consiste à extraire le maximum de surtravail via la production de marchandises, et le second à vendre celles-ci pour transformer la plus-value sous forme matérielle en profit monétaire permettant le réinvestissement.
En effet, soutirer un maximum de surtravail, cristallisé sous forme matérielle (la plus-value) dans une quantité croissante de marchandises, constitue le but de ce que Marx appelle « le premier acte du procès de production capitaliste ». Ensuite, ces marchandises doivent être vendues afin de transformer cette plus-value en profit sous forme monétaire pour pouvoir être réinvesti : c’est « le deuxième acte du procès ». Chacun de ces deux actes contient ses propres contradictions et limites : bien que s’influençant mutuellement, l’acte premier est surtout aiguillonné par le taux de profit, et le second fonction des diverses tendances restreignant les marchés [21].
Ces deux limites engendrent périodiquement une demande finale qui n’est pas à la hauteur de la production : « La surproduction a spécialement pour condition la loi générale de production du capital : produire à mesure des forces productives (c’est-à-dire selon la possibilité qu’on a d’exploiter la plus grande masse possible de travail avec une masse donnée de capital) sans tenir compte des limites existantes du marché ou des besoins solvables... » [22]. Cette insuffisance de la demande solvable génératrice de crises de surproduction provient principalement des trois facteurs suivant :
a) La consommation salariale : les capacités de consommation de la société sont réduites par les rapports antagoniques de répartition du produit total entre le capital et le travail (lutte de classe) : « La raison ultime de toutes les crises réelles, c’est toujours la pauvreté et la consommation restreinte des masses, face à la tendance de l’économie capitaliste à développer les forces productives comme si elles n’avaient pour limite que le pouvoir de consommation absolu de la société » [23]. Une diminution de la part salariale restreint la demande finale, ce qui provoque une crise de surproduction.
b) Les investissements : à un certain moment, suite à la baisse du taux de profit, l’insuffisance de plus-value extraite par rapport au capital engagé entraine un frein dans les investissements et les embauches de nouvelles forces de travail : « La limite du mode de production se manifeste dans les faits que voici : 1° Le développement de la productivité du travail engendre, dans la baisse du taux de profit , une loi qui, à un certain moment, se tourne brutalement contre ce développement et doit être constamment surmontée par des crises » [24]. Une restriction de la demande productive des capitalistes participe donc directement à l’émergence de crises de surproduction.
c) La disproportionnalité : le non respect des proportionnalités entre les branches de la production engendre une incomplétude dans la réalisation du produit total et participe de l’émergence des crises de surproduction [25].
Telles sont les trois causes essentielles, purement internes au capitalisme pur, qui sont à l’origine de la restriction de la demande finale à la base des crises de surproduction.
Comme le souligne Marx « la conversion de la plus-value en profit est déterminée tout autant par le processus de circulation que par le processus de production » [26]. En effet, cette insuffisance de la demande solvable finale découle tant du processus de production lui-même (le « premier acte » du procès de reproduction élargie), c’est-à-dire d’une diminution des investissements des capitalistes, que du processus de circulation (le « second acte » du procès de reproduction élargie), c’est-à-dire d’une diminution de la demande salariale. Bien que liées par certains aspects, ces deux principales déterminations à l’origine des crises de surproduction sont fondamentalement indépendantes.
6) Indépendance et temporalité propre à la production et à la réalisation
En effet, si le niveau et la baisse récurrente du taux de profit influent sur la répartition du produit social, et inversement, Marx va néanmoins employer des mots très forts pour insister sur le fait que ces deux racines des crises sont fondamentalement « indépendantes » , « non théoriquement liées » , « ne sont pas identiques » [27]. Pourquoi ? Tout simplement parce que la production de profit et les marchés sont, pour l’essentiel, différemment conditionnés. C’est pourquoi, Marx rejette catégoriquement toute théorie monocausale des crises. Il est donc théoriquement erroné de faire strictement découler l’évolution du taux de profit de l’importance des marchés et inversement.
Il en découle que les temporalités de ces deux racines sont forcément différentes. La première contradiction (le taux de profit) plonge ses racines dans les nécessités d’accroître le capital constant au détriment du capital variable, son rythme est donc essentiellement lié aux cycles de rotation du capital fixe à court (+/- décennal) et moyen terme (+/- 25 à 30 ans). La seconde contradiction (les « rapports de distribution antagoniques » du produit total entre le capital et le travail) a son rythme déterminé par le rapport de force entre les classes, qui porte sur de plus longues périodes [28]. Si ces deux temporalités se conjuguent mutuellement (le processus d’accumulation influence le rapport de force entre les classes et inversement), elles sont fondamentalement « indépendantes » , « ne sont pas les mêmes » , « elles diffèrent ... même de nature » , car la lutte de classe n’est pas strictement liée aux cycles décennaux, ni ces derniers aux rapports entre les classes.
2. Le capitalisme et sa sphère extérieure
Cette dynamique d’élargissement continue du capitalisme implique un caractère foncièrement expansif : « Il faut donc que le marché s’agrandisse sans cesse , si bien que ses connexions internes et les conditions qui le règlent prennent de plus en plus l’allure de lois de la nature indépendantes des producteurs et échappent de plus en plus à leur contrôle. Cette contradiction interne cherche une solution dans l’extension du champ extérieur de la production . Mais plus la force productive se développe, plus elle entre en conflit avec la base étroite sur laquelle sont fondés les rapports de consommation » [29]. Or, toutes les dynamiques et limites du capitalisme dégagées par Marx ne l’ont été qu’en faisant abstraction de ses rapports avec sa sphère extérieure (non capitaliste). Il nous faut donc maintenant comprendre quelle est la place et l’importance de cet environnement dans le cours de son développement. En effet, le capitalisme est né et s’est développé dans le cadre de rapports sociaux féodaux, puis marchands, rapports avec lesquels il ne pouvait qu’établir d’importants liens pour l’obtention des moyens matériels nécessaires à son accumulation (importation de métaux précieux, pillages, etc.), comme source de profit (appropriation de surtravail des producteurs extra-capitalistes), pour l’écoulement de ses marchandises (ventes, commerce triangulaire, etc.), et comme source accessoire de main-d’œuvre.
Une fois ses bases assurées après trois siècles d’accumulation primitive (1500-1825) [30], cet environnement lui a cependant encore fourni toute une série d’opportunités tout au long de sa phase ascendante (1825-1914) [31] comme : source de profits [32], exutoire pour la vente de ses marchandises en surproduction, et appoint complémentaire de main-d’œuvre [33]. C’est l’ensemble de ces raisons qui explique la curée coloniale de 1880 à 1914 [34]. Cependant, l’existence d’opportunités de régulations externes à une partie de ses contradictions internes ne signifie, ni qu’elles seraient les plus efficaces pour le développement du capitalisme, ni que ce dernier serait dans l’impossibilité absolue de dégager des modes de régulations internes ! En effet, c’est d’abord et avant tout l’extension et la domination du salariat sur ses propres bases qui a progressivement permis au capitalisme de dynamiser sa croissance, et, si les relations de diverses natures entre le capitalisme et sa sphère extra-capitaliste lui ont bien offert toute une série d’opportunités, l’importance de ce milieu, et le bilan global des échanges avec lui, n’en constituaient pas moins un frein à sa croissance [35] ! Ainsi, au fur et à mesure de l’extension du salariat et de la disparition de l’entrave à l’accumulation constituée par les marchés extra-capitalistes, les taux de croissance de la production mondiale par habitant n’ont fait que croître [36]. L’épuisement de ces opportunités de régulations externes peu performantes pour le capitalisme a ouvert la voie pour la recherche de régulations internes : le capitalisme d’État keynésiano-fordiste en fut un exemple prototypique (cf. infra).
L’obsolescence historique du mode de production capitaliste et les bases de son dépassement
Ce formidable dynamisme d’extension interne et externe du capitalisme n’est cependant pas éternel. Comme tout mode de production dans l’histoire, le capitalisme connaît aussi une phase d’obsolescence où ses rapports sociaux freinent le développement de ses forces productives : « ...le système capitaliste devient un obstacle pour l’expansion des forces productives du travail. Arrivé à ce point, le capital, ou plus exactement le travail salarié , entre dans le même rapport avec le développement de la richesse sociale et des forces productives que le système des corporations, le servage, l’esclavage, et il est nécessairement rejeté comme une entrave » [37]. C’est donc au sein des transformations et de la généralisation du rapport social de production salarié qu’il faut rechercher le caractère historiquement limité du mode de production capitaliste. Arrivés à un certain stade, l’extension du salariat et sa domination par le biais de la constitution du marché mondial marquent l’apogée du capitalisme. Au lieu de continuer à puissamment éradiquer les anciens rapports sociaux et développer les forces productives, le caractère désormais obsolète du rapport salarié a tendance à figer les premiers et à freiner les seconds : il est toujours incapable d’intégrer en son sein une bonne partie de l’humanité, il engendre des crises, des guerres et catastrophes d’ampleur croissante, et va jusqu’à menacer l’humanité de disparition.
1) L’obsolescence du capitalisme
La généralisation progressive du salariat ne signifie pas qu’il s’est implanté partout, loin de là, mais cela veut dire que sa domination sur le monde aiguise toutes les contradictions du capitalisme qui s’expriment alors à pleine puissance. La Première Guerre mondiale ouvre cette ère des crises majeures à dominante internationale et salariale : (a) le cadre national est devenu trop étroit pour contenir les assauts des contradictions capitalistes ; (b) le monde n’offre plus assez d’opportunités ou d’amortisseurs lui permettant d’assurer une régulation externe à ses contradictions internes ; (c) a posteriori, l’échec de la régulation instaurée durant les Trente glorieuses indique l’incapacité historique du capitalisme à trouver des ajustements internes à long terme à ses propres contradictions qui explosent alors avec une violence de plus en plus barbare.
Dans la mesure où elle est devenue un conflit planétaire, non plus pour la conquête, mais pour le repartage des sphères d’influence, des zones d’investissement et des marchés, la première guerre mondiale marque définitivement l’entrée du mode de production capitaliste dans sa phase d’obsolescence. Les deux conflits mondiaux d’intensité croissante, la plus grande crise de surproduction de tous les temps (1929-1933), le formidable frein à la croissance des forces productives durant les Trente piteuses (1914-45), l’incapacité du capitalisme à intégrer en son sein une bonne partie de l’humanité, le développement du militarisme et du capitalisme d’État sur la planète entière, la croissance de plus en plus grande des frais improductifs, ainsi que l’incapacité historique du capitalisme à stabiliser en interne une régulation de ses propres contradictions, tous ces phénomènes matérialisent cette obsolescence historique du rapport social de production salarié qui n’a plus rien d’autre à offrir à l’humanité qu’une perspective de barbarie croissante.
2) Effondrement catastrophique, ou vision matérialiste, historique et dialectique de l’histoire ?
L’obsolescence du capitalisme n’implique pas qu’il soit condamné à l’effondrement catastrophique. En effet, il n’existe pas de limites quantitatives prédéfinies au sein des forces productives du capitalisme (que ce soit un pourcentage de taux de profit, une quantité donnée de marchés extra-capitalistes, etc.) qui détermineraient un point alpha précipitant le mode de production capitaliste dans la mort. Les limites des modes de production sont avant tout sociales , produites par leurs contradictions internes , et par la collision entre ces rapports devenus obsolètes et les forces productives. Dès lors, c’est le prolétariat qui abolira le capitalisme, et pas ce dernier qui mourra de lui-même suite à ses limites ‘objectives’.
Cette vision d’un effondrement catastrophique procède d’un matérialisme vulgaire et mécaniste, ainsi que d’un finalisme téléologique qui a déjà fait beaucoup de dégâts au sein du mouvement ouvrier. Elle a désarmé bon nombre de militants qui fondaient leurs convictions sur la base d’une fin proche du capitalisme, au lieu de les appuyer sur une compréhension matérialiste, historique et dialectique de l’histoire et des changements sociaux. Quelle que soit la gravité des crises que le capitalisme a connues dans le passé, et qu’il connaîtra encore dans le futur, ces convulsions économiques ne légitiment en rien toutes les prévisions récurrentes de fin ‘économique’ du monde qui se sont d’ailleurs systématiquement révélées vaines depuis près d’un siècle [38]. Sur arrière-fond de crise économique, le réel effondrement du capitalisme sera politique et social.
En effet, durant sa phase d’obsolescence, les mêmes tendances et dynamiques du capitalisme qui se dégagent de l’analyse de Marx continuent de s’exercer, mais elles se déploient au sein d’un contexte général qui a profondément changé. Un contexte où toutes ses contradictions économiques, sociales et politiques débouchent inévitablement à des niveaux toujours supérieurs, soit sur des conflits sociaux qui posent régulièrement la question de la révolution, soit sur des déchirements impérialistes qui menacent l’avenir même de l’humanité. Autrement dit, le monde entier est pleinement entré dans cette « ère des guerres et des révolutions » comme l’énonçait la troisième internationale, ou, comme l’écrivait Paul Mattick : « Au XXème siècle, le capitalisme n’est plus capable de résister aux tempêtes des crises cycliques traditionnelles » [39].
Le capitalisme d’État keynésiano-fordiste à la base des Trente glorieuses
Loin de ce catastrophisme messianique, le marxisme reconnaît la possibilité de phénomènes de reprise au cours de l’obsolescence d’un mode de production. En effet, ce fut déjà le cas avec la volonté de reconstruire l’empire romain sous Charlemagne, ou de la constitution des grandes monarchies de l’Ancien Régime. Une classe aux abois tente toujours de prolonger la survie de son système par tous les moyens. Cependant, ce n’est pas parce qu’on se trouve dans un méandre qu’il faut en conclure que la rivière coule de la mer à la montagne ! Il en va de même pour les Trente glorieuses : la bourgeoisie a momentanément pu insérer un intermède de forte croissance dans le cours général de sa phase d’obsolescence.
En effet, la grande dépression économique de 1929 aux États-Unis a montré toute la violence avec laquelle les contradictions du capitalisme pouvaient s’exprimer dans une économie dominée par le salariat. On aurait donc pu s’attendre à ce qu’elle soit suivie de crises économiques de plus en plus rapprochées et de plus en plus violentes, mais il n’en fut rien. C’est que la situation avait notablement évolué, tant dans les processus productifs (fordisme) que dans les rapports de force entre les classes (et au sein de celles-ci). De même, certaines leçons avaient été tirées par la bourgeoisie. Ainsi, aux Trente piteuses et aux affres barbares de la Seconde Guerre mondiale ont succédé une bonne trentaine d’années de forte croissance, un quadruplement des salaires réels, le plein emploi, la mise en place d’un salaire social, et une capacité du système, non à éviter, mais à réagir aux crises cycliques. Comment tout cela a-t-il été possible ?
1) Les bases du capitalisme d’État keynésiano-fordiste
Désormais, en l’absence de possibilités significatives d’exutoires externes à ses contradictions comme avant la première guerre mondiale, le capitalisme doit trouver une solution interne à sa double contrainte au niveau des profits et des marchés. Le haut niveau du taux de profit sera rendu possible par le développement de forts gains de productivité du travail engendrés par la généralisation du fordisme dans le secteur industriel, c’est-à-dire la chaîne de montage couplée avec le travail en trois équipes de huit heures. Tandis que les marchés où écouler cette énorme masse de marchandises seront garantis par l’élargissement de la production, l’intervention étatique, ainsi que divers systèmes indexant les salaires réels sur la productivité. Ceci permettra de faire augmenter la demande parallèlement à la production (cf. graphique n°2 ci-dessous). Ainsi, en stabilisant la part salariale dans le total de la richesse produite, le capitalisme a pu éviter pour un temps « une surproduction qui provient justement du fait que la masse du peuple ne peut jamais consommer davantage que la quantité moyenne des biens de première nécessité, que sa consommation n’augmente donc pas au rythme de l’augmentation de la productivité du travail » [40].
C’est cette compréhension que Paul Mattick et d’autres marxistes à l’époque reprennent pour analyser la prospérité d’après-guerre : « Il est indéniable qu’à l’époque moderne les salaires réels ont augmenté. Mais seulement dans le cadre de l’expansion du capital, laquelle suppose que le rapport des salaires aux profits demeure constant en général. La productivité du travail devait alors s’élever avec une rapidité permettant à la fois d’accumuler du capital et d’accroître le niveau de vie des ouvriers » [41]. Telle est la mécanique économique majeure du capitalisme d’État keynésiano-fordiste : (a) ‘une élévation rapide de la productivité du travail’ (b) ‘permettant à la fois d’accumuler du capital et d’accroître le niveau de vie des ouvriers’, (c) et cela grâce au ‘rapport constant entre les salaires et les profits’. Cette triple proposition est empiriquement attestée par le parallélisme d’évolution des salaires et de la productivité durant cette période :
Graphique n°2 : Salaires et productivité aux États-Unis [42]
Commentaire du graphique : Le parallélisme entre l’augmentation des gains de productivité et des salaires réels est quasi parfait depuis la Seconde Guerre mondiale. Le décalage devient patent et croissant à partir des années 1980. Dans le fonctionnement du capitalisme depuis ses origines, c’est la tendance à l’écart entre les deux courbes qui constitue la règle , et le parallélisme durant les Trente glorieuses l’exception . En effet, cet écart matérialise la tendance permanente du capitalisme à faire croître sa production (courbe supérieure de la productivité) au-delà de la croissance de sa demande solvable désormais la plus importante [43] : les salaires réels (courbe inférieure).
Compte tenu des dynamiques spontanées du capitalisme (concurrence, compression des salaires, etc.), un tel système n’était viable que dans le cadre d’un capitalisme d’État contraignant qui a contractuellement garanti le respect d’une politique de tri-répartition des gains de productivité entre les profits, les salaires et les revenus de l’État. En effet, une société désormais dominée par le salariat impose, de fait, une dimension sociale dans toute politique menée par la classe dominante. Ceci suppose la mise en place de multiples contrôles économiques et sociaux de la classe ouvrière : salaire social, création de syndicats, encadrement accru de la classe ouvrière, amortisseurs sociaux [44], etc. Ce développement sans précédent du capitalisme d’État est là pour maintenir les contradictions désormais explosives du système dans les limites de l’ordre : prédominance de l’exécutif sur le législatif, croissance significative de l’intervention de l’État au sein de l’économie (qui atteint près de la moitié du PNB dans les pays de l’OCDE dans les années 1990), contrôle social de la classe ouvrière, etc.
De plus, cette régulation momentanée des contradictions internes du capitalisme dans le cadre national n’aurait pas pu fonctionner si elle n’avait pas été instaurée à l’échelle internationale (dans le cadre des pays de l’OCDE du moins). Ceci s’est déroulé au sein d’un contexte inter-impérialiste caractéristique de l’obsolescence du capitalisme, qui se marque par une polarisation extrême entre deux blocs antagoniques, tant sur le plan militaire (OTAN <-> Pacte de Varsovie), qu’économique (OCDE <-> COMECON). Polarisation qui induit une très forte discipline au sein de chacun d’eux, y compris sur le plan économique par la mise en place d’organismes et de politiques structurelles d’intégration et de règlements communs, mais sous la direction et en fonction des intérêts de chaque tête de bloc (USA et URSS).
2) Origine, contradictions et limites du capitalisme d’État keynésiano-fordiste
Dès la défaite des troupes allemandes à Stalingrad (janvier 1943), les représentants politiques patronaux et syndicaux en exil à Londres discutent intensément de la réorganisation de la société au lendemain d’une chute désormais inéluctable des forces de l’Axe. Le souvenir des affres des Trente piteuses (1914-45), la peur de mouvements sociaux à la fin de la guerre, les leçons tirées de la crise de 1929, l’acceptation désormais très largement partagée de l’intervention étatique, et la nouvelle bipolarisation du monde, constituent autant d’éléments poussant toutes les fractions de la bourgeoisie à modifier les règles du jeu et à élaborer plus ou moins consciemment ce capitalisme d’État keynésiano-fordiste qui sera pragmatiquement et progressivement implanté dans tous les pays développés (OCDE). Le partage des gains de productivité est d’autant plus facilement accepté par tous, (a) que ces gains sont élevés, (b) que ce partage garantit l’élargissement de la demande solvable en parallèle à la production, (c) qu’il offre une paix sociale, (d) paix sociale d’autant plus facile à obtenir que le prolétariat sort en réalité encore plus défait de la Seconde Guerre mondiale qu’il n’y est entré car solidement embrigadé derrière des partis et syndicats partisans de la reconstruction dans le cadre du système, (e) et que ce partage garantit aussi la rentabilité à long terme des investissements, (f) ainsi qu’un taux de profit stabilisé à un haut niveau.
Ce système a donc momentanément pu résoudre la quadrature du cercle consistant à faire croître la production de profit et les marchés en parallèle dans un monde désormais largement dominé par la demande salariale. L’accroissement assuré des profits, des dépenses de l’État et des salaires réels a pu garantir la demande finale si indispensable au succès du bouclage de l’accumulation capitaliste. Le capitalisme d’État keynésiano-fordiste est la réponse que le système a pu temporairement trouver à l’actualité de ses crises à dominante mondiale et salariale si typiques de la phase historique d’obsolescence du capitalisme. Il a permis un fonctionnement autocentré du capitalisme, sans nécessité de délocalisations malgré les hauts salaires et le plein emploi, en se débarrassant de colonies devenant plus une charge qu’un bénéfice pour les métropoles [45], ainsi qu’en éliminant ses sphères extra-capitalistes agricoles internes dont il devra désormais subventionner l’activité pour l’essentiel plutôt qu’en tirer avantage comme auparavant.
Dès la fin des années 1960 jusqu’à 1982, toutes les conditions qui ont fait le succès du capitalisme d’État keynésiano-fordiste vont se dégrader, à commencer par les gains de productivité qui déclinent progressivement. Ceux-ci sont globalement divisés par trois et entrainent toutes les autres variables économiques à la baisse. C’est donc bien l’infléchissement du taux de profit qui signale le retour des difficultés économiques, comme le montrent clairement les graphiques n°1 et n°4. La dérégulation de pans significatifs du capitalisme d’État keynésiano-fordiste au début des années 1980 a été rendue nécessaire pour rétablir le taux de profit. Cependant, compte tenu de la faiblesse structurelle des gains de productivité qui restent à un niveau très faible, ce rétablissement n’a pu se faire que par le bas, en comprimant la part salariale (cf. graphique n°3). La régulation interne temporairement trouvée par l’instauration du capitalisme d’État keynésiano-fordiste n’avait donc aucune base éternelle.
3) La fin des Trente glorieuses
L’épuisement de la prospérité d’après-guerre et la dégradation du climat économique durant toutes les années 1969-82 sont fondamentalement le produit d’un retournement à la baisse du taux de profit [46], alors que la consommation est encore soutenue par le maintien des mécanismes d’indexation des salaires et de soutien à la demande [47]. En effet, les gains de productivité s’infléchissent dès la fin des années 60 [48], ce qui entraîne un taux de profit qui chute de moitié jusqu’en 1982 (cf. graphique n°4).
4) Le passage au capitalisme d’État dérégulé
Il existe fondamentalement deux moyens essentiels pour redresser le taux de profit : en augmentant les gains de productivité et/ou le taux d’exploitation. Comme les premiers étaient en chute libre, le redressement du taux de profit passera essentiellement par une augmentation du taux de plus-value (compressions salariales et accroissement de l’exploitation). Ceci implique une inévitable dérégulation des mécanismes clés ayant assuré la croissance de la demande finale durant les Trente glorieuses (cf. supra). Cet abandon commence au début des années 1980 et s’illustre, notamment, par la diminution constante de la part des salaires dans le total de la richesse produite :
Graphique n°3 : Évolution de la part salariale dans le total de la richesse produite : G7, Europe, France [49]
Globalement donc, durant les années 70, c’est la contradiction ‘taux de profit’ qui pèse sur le fonctionnement du capitalisme, alors que la demande finale est toujours assurée. Ce sera exactement l’inverse après 1982 : le taux de profit est spectaculairement rétabli, mais au prix d’une compression drastique de la croissance de la demande finale (des marchés) : essentiellement de la masse salariale (cf. graphique n°3), mais aussi des investissements (dans une moindre mesure), puisque le taux d’accumulation est resté à un faible niveau (cf. graphique n°4).
Dès lors, nous pouvons maintenant comprendre pourquoi la dégradation économique se poursuit, et ce, malgré un taux de profit rétabli : c’est la compression de la demande finale (salaires et investissements) qui explique que, malgré un spectaculaire redressement de la rentabilité des entreprises, l’accumulation et la croissance ne peut redémarrer [50]. Cette réduction drastique de la demande finale engendre une atonie des investissements d’expansion, la poursuite des rationalisations par rachats et fusions d’entreprises, un déversement des capitaux et avoirs en friche dans la spéculation financière, une délocalisation à la recherche de main-d’œuvre bon marché, un accroissement de la consommation improductive … ce qui déprime encore plus la demande finale [51].
Quant au rétablissement de cette dernière, elle n’est guère possible dans les conditions présentes, puisque c’est de sa baisse que dépend l’accroissement du taux de profit [52] ! Depuis 1982, dans un contexte de rentabilité retrouvée des entreprises, c’est donc la temporalité ‘restriction des marchés solvables’ qui joue le rôle principal à moyen terme pour expliquer le maintien d’une atonie de l’accumulation et de la croissance, même si les fluctuations du taux de profit peuvent encore jouer un rôle majeur à court terme dans le déclenchement des récessions, comme l’illustrent très bien les graphiques n°1 et n°4 :
Graphique n°4 : Profit, accumulation et croissance économique dans la Triade (USA, Europe et Japon) : 1961-2006 [53]
La période allant de la seconde guerre mondiale à aujourd’hui constitue donc un bon exemple confirmant le cadre marxiste d’analyse des crises de surproduction tel que nous l’avons rappelé ci-dessus. En particulier, elle permet d’invalider toutes les théories monocausales des crises : celle par la seule baisse du taux de profit, qui est incapable d’expliquer pourquoi l’accumulation et la croissance ne redémarrent pas – alors que ce taux ne fait que remonter depuis plus d’un quart de siècle : 1982-2006 – ; mais aussi celle par la saturation de la demande solvable, qui est bien en peine d’expliquer cette remontée du taux de profit puisque, selon cette théorie, des marchés globalement saturés devraient se traduire par un taux de profit égal à zéro ! Séparées, ces deux explications sont incapables de pleinement rendre compte de l’évolution historique du capitalisme et de ses crises.
Les limites du capitalisme d’État dérégulé
Pourtant, l’exigence qui avait nécessité la mise en place du capitalisme d’État keynésiano-fordiste (1945-1982) est toujours présente : le salariat est prépondérant dans la population active, le capitalisme doit donc impérativement trouver un moyen de stabiliser la demande finale pour éviter que sa compression ne se transforme en dépression. En effet, les investissements des entreprises étant également limités suite à la baisse drastique de la part salariale (puisque non incités à effectuer des investissements d’élargissement), il faut alors trouver d’autres moyens d’assurer la consommation. La réponse durant toute la phase du capitalisme d’État dérégulé (1982-2009) tient nécessairement dans la formule : de moins en moins d’épargne, de plus en plus de dettes. La baisse du taux d’épargne des ménages accroît la consommation sans bourse déliée ; quant à la montée du taux d’endettement, elle augmente les dépenses de ces derniers sans passer par les hausses de salaires réels. Nous sommes donc en présence d’une formidable machine à fabriquer des bulles financières et à alimenter la spéculation. L’aggravation constante des déséquilibres n’est donc pas le résultat d’erreurs dans la conduite de la politique économique : elle est partie intégrante du modèle.
Le grand krach économique de 2008 signe l’échec de ce capitalisme d’État dérégulé. Pas plus ce dernier que le capitalisme d’État keynésiano-fordiste n’ont pu apporter de solutions durables aux contradictions intrinsèques de l’accumulation capitaliste. En effet, si l’importante baisse de la part salariale depuis 1982 a permis de rétablir le taux de profit, elle n’a pu relancer le taux d’accumulation du fait même de cette compression de la demande finale (graphique n°3 et 4). Ceci a eu pour conséquences majeures, d’une part, de développer une financiarisation de l’économie sur la base de ces masses de capitaux (hausse du taux de profit) désormais disponibles (puisque le taux d’accumulation n’a pas repris), et, d’autre part, d’impulser une demande finale par le crédit, la diminution de l’épargne, les déficits budgétaires, et la reprise des dépenses militaires (surtout aux États-Unis pour ces trois derniers facteurs). En rétablissant spectaculairement le taux de profit par la compression de la part salariale, le capitalisme n’a fait que reporter les échéances. En effet, il n’a pu durablement résoudre le problème du bouclage de l’accumulation et a créé un monstre qui le rend de plus en plus instable : la financiarisation de l’économie.
Alors que les taux de profit et d’accumulation évoluaient parallèlement jusqu’au début des années 1980, leur divergence ultérieure mesure l’augmentation de cette fraction non accumulée de la plus-value qui engendre une masse énorme de capitaux flottants (graphique n°4). C’est cet écart qui alimente la financiarisation de l’économie et les bulles spéculatives à répétition. Cette configuration pose un énorme problème de réalisation : si la part des salaires baisse et si l’investissement stagne, qui va acheter la production ? A cette question, il n’y a qu’une réponse possible : la consommation de revenus non salariaux doit compenser la baisse de la consommation salariale. Et c’est bien ce qui s’est massivement développé depuis 1982, comme le montre le graphique n°5 :
Graphique n°5 : Part des salaires et de la consommation privée dans le PIB (Union européenne) [54]
La divergence qui s’est instaurée entre les taux de profit et d’accumulation depuis 1982 (graphique n°4) est compensée par l’écart qui se creuse entre la part salariale et la consommation finale (graphique n°5). La finance est ce qui sert à réaliser cette compensation de trois façons : (1) la part non accumulée de la plus-value est distribuée aux détenteurs de revenus financiers (rentiers) qui la consomment de façon improductive pour l’essentiel, (2) cette part sert aussi à la finance pour développer l’endettement des ménages, dont la consommation augmente (non pas en raison d’une progression des salaires, mais grâce à l’augmentation de leur revenus patrimoniaux et à la baisse de leur taux d’épargne), (3) cette part est également recyclée via le développement de rémunérations sous forme financière pour une fraction du salariat.
La finance n’est donc en rien un parasite sur un corps sain, elle se nourrit de cette part croissante de profits non investis depuis 1982. Cependant, ce non-investissement ne résulte pas d’une baisse du taux de profit ou d’une insuffisance de plus-value, comme le pensent à tort les tenants de la théorie monocausale des crises par la baisse du taux de profit, elle résulte d’une surproduction de capitaux consécutive à la forte compression de la demande salariale. C’est pourquoi, il n’y a pas de ‘bon’ capitalisme productif qui serait parasité par un ‘mauvais’ capitalisme financier, comme le professent nombre de critiques de tout bord, et comme le développait Lénine à la suite d’Hilferding dans L’impérialisme stade suprême du capitalisme. La finance n’est pas une excroissance qu’il suffirait d’éliminer ou de réguler pour revenir à un fonctionnement ‘normal’ du capitalisme. Au contraire, le capitalisme contemporain est un ‘pur capitalisme’ où la finance est un moyen de son fonctionnement en vue d’extraire un maximum de profit par l’exploitation de la classe ouvrière. Mais aujourd’hui le roi est nu : le capitalisme préfère ne pas répondre aux besoins sociaux insuffisamment rentables plutôt que de risquer de voir baisser son taux de profit.
En effet, cette propension du capitalisme à investir une moindre proportion de ses profits met en cause les ressorts essentiels de ce mode de production, car la source de cette crise est au fond l’écart croissant qui existe entre les besoins sociaux de l’humanité et les critères propres au capitalisme. La demande sociale se porte progressivement sur des marchandises qui ne sont pas susceptibles d’être produites avec le maximum de rentabilité. Dès lors, les gains de productivité autorisés par les nouvelles technologies et l’innovation conduisent à une offre (compétitive) qui est de moins en moins en adéquation avec cette demande sociale, et qui, du coup, n’apparaît pas suffisamment comme génératrice de rentabilité. En effet, compte tenu du glissement progressif des besoins de la population vers des biens tertiaires (services) et sociaux à productivité plus faible, le capitalisme a de plus en plus de mal à concilier la satisfaction de la demande avec ses propres critères de rentabilité. Ceci n’implique pas que le capitalisme va s’effondrer tout seul, mais qu’il ne peut perdurer que sous des formes de plus en plus régressives.
Cette descente aux enfers est d’autant plus inscrite dans la situation présente que les conditions pour un redressement des gains de productivité et un retour à leur tri-répartition ne sont socialement pas présentes. Rien de tangible dans les conditions économiques, dans l’état actuel des rapports entre les forces sociales et de la concurrence au niveau international, ne laisse entrevoir une quelconque sortie possible : tout concourt à l’enfoncement dans une longue et profonde récession et une austérité drastique. Il s’agit donc de féconder les alternatives qui surgiront inévitablement de cet approfondissement des contradictions du capitalisme.
« Si vers la fin d’une période commerciale déterminée, la spéculation apparaît comme le prodrome immédiat de l’effondrement, il ne faudrait pas perdre de vue que la spéculation a été engendrée elle-même par la phase précédente du cycle, de sorte qu’elle n’est qu’un résultat et un phénomène, et non la cause profonde et la raison. Les économistes qui prétendent expliquer les secousses régulières de l’industrie et du commerce par la spéculation, ressemblent à l’école désormais morte de la philosophie de la nature qui considérait la fièvre comme la véritable raison de toutes les maladies » [55]
« Comme toujours la prospérité lança bientôt la spéculation. Celle-ci surgit régulièrement dans les périodes où la surproduction bat déjà son plein. Elle fournit à la surproduction des débouchés momentanés. Elle hâte en même temps l’irruption de la crise et en augmente la violence. La crise elle-même éclate d’abord là où sévit la spéculation et ce n’est que plus tard qu’elle gagne la production. L’observateur superficiel ne voit pas la cause de la crise dans la surproduction. La désorganisation consécutive de la production n’apparaît pas comme un résultat nécessaire de sa propre exubérance antérieure mais comme une simple réaction de la spéculation qui se dégonfle » [56]
C. Mcl
[1] L’encyclopédie Wikipédia sera d’un premier secours : http://fr.wikipedia.org/wiki/Accueil. Bien que ne partageant pas certaines de leurs analyses et positions, nous conseillons néanmoins vivement de consulter les sites internet et de lire les ouvrages suivants pour une maîtrise rigoureuse des concepts marxistes en économie politique (deux d’entre eux sont en libre accès sur le Web) :
a) J. Gouverneur, Les fondements de l’économie capitaliste, Contradictions, 2005, http://www.i6doc.com/fr/auteur/?fa=ShowAuthor&Person_ID=10831.
b) Michel Husson : Misère du capital, 1996, Syros, http://hussonet.free.fr/mdk.pdf.
c) Gérard Duménil & Dominique Lévy, Crise et sortie de crise, 2000, PUF.
d) http://www.capitalisme-et-crise.info
e) http://hussonet.free.fr.
[2] Citons : l’anarchie de la production, la baisse tendancielle du taux de profit, la disproportion entre les deux grands secteurs de l’économie (les biens de consommation et de production), les contradictions entre le ‘capital de prêt’ et le ‘capital productif’, l’insuffisance de la demande solvable découlant des lois de répartition du produit total, les disjonctions entre l’achat et la vente consécutives à la thésaurisation, etc..
[3] Marx, Histoire des doctrines économiques, traduction par J. Molitor, tome V, Ricardo, IV Les crises, e) Augmentation de la production et extension du marché, p. 91. Cet ouvrage est mieux connu sous le titre de Théories sur la plus-value.
[4] Autrement dit, de transformer le surtravail cristallisé sous forme matérielle en profit monnayable sur le marché.
[5] « En étudiant le procès de production, nous avons vu que toute la tendance, tout l’effort de la production capitaliste consiste à s’accaparer le plus possible de surtravail… » Marx, Théories sur la plus-value, XVIIème chapitre Théories de l’accumulation de Ricardo, § 12 Contradiction entre la production et la consommation dans les conditions du capitalisme, Éditions Sociales, tome II : 621.
[6] « …retransformer sans cesse en capital la plus grande partie possible de la plus-value ou du produit net ! Accumuler pour accumuler, produire pour produire, tel est le mot d’ordre de l’économie politique proclamant la mission historique de la période bourgeoise. […] Assurément produire, produire toujours de plus en plus, tel est notre mot d’ordre… » Marx, Le Capital, livre I, ch. XXIV La transformation de la plus-value en capital, § III La division de la plus-value en capital et en revenu, Éditions Sociales, tome III : 36.
[7] Marx, Le Capital, livre III, 5ème section Partage du profit en intérêt et profit d’entreprise, ch. XXX Capital argent et capital réel, Éditions sociales, tome 7 : 144.
[8] Tel est le moteur de « …la tendance à l’accumulation, la tendance à agrandir le capital et à produire de la plus-value sur une échelle élargie. C’est là, pour la production capitaliste, une loi, imposée par les constants bouleversements des méthodes de production elles-mêmes, par la dépréciation du capital existant que ces bouleversements entraînent toujours, la lutte générale de la concurrence et la nécessité de perfectionner la production et d’en étendre l’échelle, simplement pour se maintenir et sous peine de disparaître », Marx, Le Capital, Livre III, 3ème section La loi de la baisse tendancielle du taux de profit, ch. XV Développement des contradictions internes de la loi, § 1 Généralités, Éditions Sociales, tome I : 257-258.
[9] Marx, Le Capital, troisième section Loi de la baisse tendancielle du taux de profit, chapitre IX Définition de la loi, La Pléiade - Economie II : 1012-1013.
[10] Marx, Le Capital, troisième section Loi de la baisse tendancielle du taux de profit, chapitre IX Définition de la loi, La Pléiade - Economie II : 1013.
[11] En réduisant le temps mis pour produire une marchandise, le gain de productivité diminue sa valeur. Cette diminution concerne tant le secteur de la consommation – ce qui permet d’amoindrir le poids relatif de la masse salariale –, que de la production – ce qui permet d’alléger la composition organique du capital. Ces deux facteurs se conjuguent positivement pour soutenir le taux de profit à la hausse.
[12] Marx, Le Capital, troisième section Loi de la baisse tendancielle du taux de profit, chapitre X Influences contraires, La Pléiade - Economie II : 1019.
[13] Marx, Le Capital, Livre III, 3ème section La loi de la baisse tendancielle du taux de profit, ch. XV Développement des contradictions internes de la loi, § 1 Généralités, Éditions Sociales, tome I : 269.
[14] Marx, Le Capital, Livre II, 2ème section La rotation du capital, ch. IX La rotation totale du capital avancé. Les cycles de rotation, La Pléiade II : 614.
[15] Marx, Le Capital, Livre III, 3ème section La loi de la baisse tendancielle du taux de profit, ch. XV Développement des contradictions internes de la loi, § 2 Conflit entre l’extension de la production et la mise en valeur et § 3 Excédent de capital accompagné d’une population excédentaire, La Pléiade II : 1031 & 1037.
[16] « L’alternance des crises et des périodes de développement, avec tous leurs stades intermédiaires, forme un cycle ou un grand cercle du développement industriel. Chaque cycle embrasse une période de 8, 9, 10, 11 ans. Si nous étudions les 138 dernières années, nous nous apercevrons qu’à cette période correspondent 16 cycles. A chaque cycle correspond par conséquent un peu moins de 9 ans » (Trotski, « Rapport sur la crise économique mondiale et les nouvelles tâches de l’Internationale Communiste » : 3ème congrès).
[17] « …recommencer un cycle pour produire de la nouvelle plus-value reste le suprême objectif du capitaliste (…) cette périodicité quasi mathématique des crises constitue un des traits spécifiques du système capitaliste de production » (Mitchell, Bilan n°10 : « Crises et cycles dans le capitalisme agonisant »).
[18] Les neuf récessions qui ponctuent la dizaine de cycles s’identifient sur le graphique n°1 par les groupes de traits qui s’étendent sur toute leur hauteur : 1949, 1954, 1958, 1960, 1970-71, 1974, 1980-81, 1991, 2001.
[19] Marx, Théories sur la plus-value, XVIIème chapitre Théories de l’accumulation de Ricardo, § 12 Contradiction entre la production et la consommation dans les conditions du capitalisme, Éditions Sociales, tome II : 621.
[20] Engels, préface à l’édition anglaise (1886) du livre I du Capital, La Pléiade, Économie II : 1802.
[21] Marx analyse ces deux actes ainsi : « Dès que la quantité de surtravail qu’on peut tirer de l’ouvrier est matérialisée en marchandises, la plus-value est produite. Mais avec cette production de la plus-value, c’est seulement le premier acte du procès de production capitaliste, du procès de production immédiat qui s’est achevé. Le capital a absorbé une quantité déterminée de travail non payé. A mesure que se développe le procès qui se traduit par la baisse du taux de profit, la masse de plus-value ainsi produite s’enfle démesurément. Alors s’ouvre le deuxième acte du procès. La masse totale des marchandises, le produit total, aussi bien la portion qui remplace le capital constant et le capital variable que celle qui représente de la plus-value, doivent être vendues. Si cette vente n’a pas lieu ou n’est que partielle, ou si elle a lieu seulement à des prix inférieurs aux prix de production, l’ouvrier certes est exploité, mais le capitaliste ne réalise pas son exploitation en tant que telle : cette exploitation peut s’allier pour le capitaliste à une réalisation seulement partielle de la plus-value extorquée ou à l’absence de toute réalisation et même aller de pair avec la perte d’une partie ou de la totalité de son capital », Marx, Le Capital, Livre III, 3ème section La loi de la baisse tendancielle du taux de profit, ch. XV Développement des contradictions internes de la loi, § 1 Généralités, Éditions Sociales, tome I : 257-258.
[22] Marx, Théories sur la plus-value, Dix-septième chapitre Théorie de l’accumulation de Ricardo, § 14 Contradiction entre le développement irrésistible des forces productives et la limitation de la consommation en tant que base de la surproduction, Edition Sociales, tome II : 637.
[23] Marx, Le Capital, Livre III, ch. XXX Capital argent et capital réel, La Pléiade, Économie II : 1206. Cette analyse élaborée par Marx n’a évidemment strictement rien à voir avec la théorie sous-consommationniste des crises qu’il critique par ailleurs : « ...on prétend que la classe ouvrière reçoit une trop faible part de son propre produit et que l’on pourrait remédier à ce mal en lui accordant une plus grande part de ce produit, donc des salaires plus élevés. Mais il suffit de rappeler que les crises sont chaque fois préparées précisément par une période de hausse générale des salaires, où la classe ouvrière obtient effectivement une plus grande part de la fraction du produit annuel qui est destiné à la consommation », Marx, Le Capital, Livre II, ch. XX La reproduction simple, § IV Les échanges à l’intérieur de la section II, La Pléiade, Économie II : 781.
[24] Marx, Le Capital, livre III, 3ème section La loi de la baisse tendancielle du taux de profit, ch. XV Développement des contradictions internes de la loi, § 3 Excédent de capital accompagné d’une population excédentaire, La Pléiade II : 1041. Marx exprime cette idée dans de nombreux autres passages, dont voici encore un exemple : « Surproduction de capital ne signifie jamais que surproduction de moyens de production ... une baisse du degré d’exploitation au-dessous d’un certain point provoque, en effet, des perturbations et des arrêts dans le processus de production capitaliste, des crises, voire la destruction de capital », Marx, Le Capital, livre III, 3ème section La loi de la baisse tendancielle du taux de profit, ch. XV Développement des contradictions internes de la loi, § 3 Excédent de capital accompagné d’une population excédentaire, La Pléiade II : 1038.
[25] Chacun de ces trois facteurs [a)], [b)] et [c)] ont été identifiés de la sorte dans la citation suivante de Marx : « Les conditions de l’exploitation directe et celles de sa réalisation ne sont pas les mêmes ; elles diffèrent non seulement de temps et de lieu, mais même de nature. Les unes n’ont d’autre limite que les forces productives de la société [a], les autres la proportionnalité des différentes branches de production [c] et le pouvoir de consommation de la société [b]. Mais celui-ci n’est déterminée ni par la force productive absolue ni par le pouvoir de consommation absolu ; il l’est par le pouvoir de consommation, qui a pour base des conditions de répartition antagoniques qui réduisent la consommation de la grande masse de la société à un minimum variable dans des limites plus ou moins étroites [b]. Il est, en outre, restreint par le désir d’accumuler, la tendance à augmenter le capital et à produire de la plus-value sur une échelle plus étendue [a] » , Marx, Le Capital, Livre III, 3ème section La loi de la baisse tendancielle du taux de profit, Conclusions Les contradictions internes de la loi, Éditions La Pléiade, tome II : 1026-1027.
[26] Le Capital, livre III : 964.
[27] « En effet, le marché et la production étant des facteurs indépendants, l’extension de l’un ne correspond pas forcément à l’accroissement de l’autre », Marx, Grundrisse, La Pléiade, Économie II : 489. Ou encore : « Les conditions de l’exploitation directe et celles de sa réalisation ne sont pas les mêmes ; elles diffèrent non seulement de temps et de lieu, mais même de nature » , Marx, Le Capital, Livre III, 3ème section La loi de la baisse tendancielle du taux de profit, Conclusions Les contradictions internes de la loi, Éditions La Pléiade, tome II : 1026-1027.
[28] Comme, par exemple, la longue phase de hausse progressive des salaires réels lors de la seconde moitié de la phase ascendante du capitalisme (1870-1914), durant les ‘Trente glorieuses’ (1945-75), ou leurs baisses relatives – et même absolues – depuis lors (1982-2009).
[29] Marx, Le Capital, Livre III, 3ème section La loi de la baisse tendancielle du taux de profit, ch. XV Développement des contradictions internes de la loi, § 1 Généralités, Éditions Sociales, tome I : 257-258. Ceci n’est pas différent de ce qu’il énonçait déjà dans Le Manifeste : « Poussée par le besoin de débouchés toujours plus larges pour ses produits, la bourgeoisie envahit toute la surface du globe. Partout elle doit s’incruster, partout il lui faut bâtir, partout elle établit des relations (…) Le bas prix de ses marchandises est la grosse artillerie avec laquelle elle démolit toutes les murailles de Chine… Elle contraint toutes les nations, sous peine de courir à leur perte, d’adopter le mode de production bourgeois ; elle les contraint d’importer chez elles ce qui s’appelle la civilisation, autrement dit : elle en fait des nations de bourgeois. En un mot, elle crée un monde à son image. La bourgeoisie a soumis la campagne à la domination de la ville » (La Pléiade, Économie I : 165).
[30] « …l’ère capitaliste ne date que du XVIème siècle. […] La révolution qui allait jeter les premiers fondements du régime capitaliste eut son prélude dans le dernier tiers du XVème siècle et au commencement du XVIème » (Marx, La Pléiade I : 1170, 1173) ; « …ce n’est qu’avec la crise de 1825 que s’ouvre le cycle périodique de sa vie moderne » (Marx, Postface à la seconde édition allemande du Capital, La Pléiade I : 553).
[31] Il n’existe pas de mécanismes univoques et atemporels qui détermineraient les rapports entre le capitalisme et sa sphère extérieure (comme la recherche de surprofits ou la conquête de marchés extra-capitalistes). Chaque régime d’accumulation rythmant le développement historique du capitalisme engendre des rapports spécifiques avec sa sphère extérieure : du mercantilisme des pays de la péninsule ibérique, au capitalisme autocentré durant les Trente glorieuses, en passant par le colonialisme de l’Angleterre victorienne, il n’existe pas de rapports uniformes entre le cœur et la périphérie du capitalisme, mais un mélange successif de rapports qui tous trouvent leurs ressorts spécifiques dans ces différentes nécessités internes à l’accumulation du capital.
[32] Par (a) l’exportation de capitaux ; (b) l’obtention de surprofits ; (c) et un « surprofit par escroquerie » comme l’appelait Marx : « Le profit peut être obtenu également par escroquerie dans la mesure où l’un gagne ce que l’autre perd. La perte et le gain à l’intérieur d’un pays s’égalisent. Il n’en va pas de même entre plusieurs pays. …trois journées de travail d’un pays peuvent s’échanger contre une journée d’un autre pays. La loi de la valeur subit ici des modifications essentielles. Ou bien, de même qu’à l’intérieur d’un pays du travail qualifié, du travail complexe, se rapporte à du travail non qualifié, simple, de même les journées de travail des différents pays peuvent se rapporter mutuellement. Dans ce cas, le pays riche exploite le pays pauvre, même si ce dernier gagne dans l’échange… » (Marx, Theorien über den Mehrwert, vol. III : 279-280). Ou encore : « On peut avoir la même situation vis-à-vis du pays où l’on expédie et d’où l’on reçoit des marchandises ; celui-ci fournissant plus de travail matérialisé in natura qu’il n’en reçoit, et malgré tout obtenant la marchandise à meilleur marché qu’il ne pourra la produire lui-même. Tout comme le fabricant qui, utilisant une invention nouvelle avant sa généralisation, vend à meilleur marché que ses concurrents et néanmoins au-dessus de la valeur individuelle de sa marchandise, c’est-à-dire met en valeur, comme surtravail, la productivité spécifiquement supérieure du travail qu’il emploie. Il réalise de la sorte un surprofit » (Marx, Le Capital, livre III, Éditions Sociales, tome VI : 250).
[33] En effet, les études d’histoire économique (J.M. Chevet, 1996, et M. Overton, 1998) ont montré que, dès la phase ascendante du capitalisme, le renouvellement de la classe ouvrière fut moins le produit de l’exode rural (comme le pensait Rosa Luxemburg) que de sa reproduction naturelle (comme le développait Marx dans Le Capital). Il s’avère même que ce fut déjà le cas plus précocement ! En effet, si ces mêmes études ont bien confirmé l’analyse de Marx sur le rôle des enclosures (phénomène d’appropriation privée du sol) dans le processus de révolution agricole préalable à la révolution industrielle en Grande-Bretagne, elles ont néanmoins montré que ce fut moins comme source de main-d’œuvre que comme base pour l’accroissement de la productivité agricole : celle-ci doublera entre 1700 et 1850 en Angleterre, permettant ainsi un triplement de la population dans le même temps, alors qu’elle n’avait fait que doubler durant les deux siècles antérieurs (1500-1700). En d’autres mots, le développement de la classe ouvrière, et la constitution d’une « armée industrielle de réserve » (Marx), étaient des phénomènes qui devaient leur dynamisme à un processus endogène très précoce (comme le pensait Marx), plutôt que comme résultat d’une source externe suite à la destruction/intégration des marchés extra-capitalistes (comme le pensait Rosa Luxemburg). Ainsi, les deux historiens de l’économie montrent que la croissance du prolétariat et de l’armée industrielle de réserve « est davantage le résultat de la croissance de la population que d’une diminution du volume de l’emploi occasionnée par une hausse de productivité et la concentration des exploitations agricoles ». Autrement dit, la révolution agricole permit une croissance naturelle de la population beaucoup plus intense qu’auparavant, et c’est celle-ci qui est fondamentalement à la base de l’élargissement du prolétariat, reléguant comme appoint le phénomène de déversement et de prolétarisation des paysans suite à la destruction des marchés extra-capitalistes.
[34] Ici, il faut clairement distinguer deux notions trop souvent confondues : les rapports que le capitalisme entretient avec son milieu extérieur, d’une part, et le colonialisme et/ou l’impérialisme, d’autre part. Ces derniers constituent une des formes que ces rapports peuvent prendre, mais ce sont loin d’être les seules. Ainsi, l’impérialisme peut se manifester dans bien d’autres domaines que dans le cadre de ces rapports du capitalisme avec son milieu extérieur.
[35] Au XIXème siècle, là où les marchés coloniaux interviennent le plus, TOUS les pays capitalistes NON ou très faiblement coloniaux ont connu des croissances nettement plus rapides que les puissances coloniales (71% plus rapide en moyenne). Ce constat est en réalité valable pour toute l’histoire du capitalisme : « en comparant les taux de croissance pour le XIXème siècle, il apparaît qu’en règle générale les pays non coloniaux ont connu un développement économique plus rapide que les puissances coloniales. (…) Cette règle reste en grande partie valable au XXème siècle » (Paul Bairoch, « Mythes et paradoxes de l’histoire économique », p. 111). Ceci s’explique aisément pour plusieurs raisons sur lesquelles nous ne pouvons nous étendre ici. Signalons simplement, qu’en règle générale, toute vente de marchandise sur un marché extra-capitaliste sort du circuit de l’accumulation et tend donc à freiner cette dernière. En quelque sorte, tout comme la vente d’armement profite au capitaliste individuel, mais correspond à une perte sèche pour le capital global (car ce type de marchandise n’est pas réinséré dans le circuit de l’accumulation), la vente de marchandises à l’extérieur du capitalisme pur permet bien aux capitalistes individuels de réaliser leurs marchandises, mais elle freine l’accumulation globale du capitalisme, car cette vente correspond à une sortie de moyens matériels du circuit de l’accumulation.
[36] Comme nous l’indique le tableau ci-dessous, les taux de croissance annuels moyens de la production mondiale par habitant sont faibles lorsque les marchés extra-capitalistes sont abondants, et d’autant plus intenses que le salariat est important (contrairement à l’idée inverse défendue par Rosa Luxemburg). Cette progression marque nettement le pas après la première guerre mondiale. Elle inaugure les crises internationales à dominante salariale que les Trente glorieuses avaient quelque peu pu mettre entre parenthèse pour un certain temps (cf. infra) : 1500-1700 : 0,04 %, 1700-1820 : 0,07 %, 1820-1870 : 0,54 %, 1870-1900 : 1,24 %, 1900-1913 : 1,47 %, 1913-1940 : 0,94 %, 1950-1980 : 2,57 %, 1980-2003 : 1,60 % (Source : A. Maddison : http://www.ggdc.net/maddison/)
[37] Marx, Grundrisse (Manuscrits de 1857-58), La Pléiade, Économie II : 272-273.
[38] (1) Catastrophisme luxemburgiste du KAPD (tendance Essen) au début du XXè siècle. (2) Faillite de nombreux groupes politiques oppositionnels à la IIIème Internationale prédisant la fin du capitalisme en 1929 sur des bases analogues. (3) Paralysie et dispersion de la Gauche italienne (Bilan) en 1940 suite à sa théorie catastrophiste sur l’économie de guerre. (4) Disparition de la Gauche Communiste de France (Internationalisme) prédisant la crise permanente et la 3ème guerre mondiale en 1952 sur la base de l’analyse de Rosa Luxemburg. (5) Multiples scissions chez les bordiguistes suite à la prévision de crise catastrophique en 1975 par Bordiga.
[39] Le capital aujourd’hui, publié par Maximilien Rubel dans Études de marxologie, n°11, juin 1967.
[40] Marx, Théories sur la plus-value, livre IV, XVIème chapitre La théorie du profit de Ricardo, § 3 La loi de la baisse du taux de profit, Éditions Sociales, tome 2 : 559-560.
[41] Paul Mattick, Intégration capitaliste et rupture ouvrière, EDI : 151. Ou encore : « Salaires et profits peuvent s’élever si la productivité s’accroît de manière suffisante… », Le capital aujourd’hui, publié par Maximilien Rubel dans Études de marxologie, n°11, juin 1967.
[42] Source : A. Parienty, Productivité, croissance, emploi, collection CIRCA, A. Colin 2005, p.94.
[43] En général au sein des pays développés, la part des salaires représentent 70 à 75% de la demande finale au début des années 1980, 60 à 65% aujourd’hui.
[44] « Le salaire même est intégré à l’État. La fixation, à sa valeur capitaliste, en est dévolue à des organismes étatiques », Internationalisme n°46 (mai 1952), extrait de l’article intitulé L’évolution du capitalisme et la nouvelle perspective.
[45] Les colonies, et plus généralement le Tiers Monde, restaient des lieux d’enjeux géostratégiques et fournisseur de certaines matières premières et produits exotiques. Commercialement cependant, elles perdent énormément en importance relative : dans le sens Tiers Monde vers les pays développés dès la fin des années 1930, et dans le sens contraire depuis le début des années 1950.
[46] Il va de soi qu’une crise de rentabilité aboutit forcément à un état endémique de surproduction, tant de capitaux que de marchandises. Cependant, ces phénomènes de surproduction étaient subséquents et faisaient l’objet de politiques de résorptions, tant par les acteurs publics (quotas de production, restructurations, etc.) que privés (fusions, rationalisations, rachats, etc.).
[47] Durant les années 70, la classe ouvrière subit la crise essentiellement sous les formes d’une dégradation de ses conditions de travail, de restructurations et licenciements, et donc, d’une croissance spectaculaire du chômage. Contrairement à la crise de 1929, ce chômage n’entraîne cependant pas de spirale récessive, grâce à l’utilisation des amortisseurs sociaux keynésiens : allocations de chômage, indemnités de reconversion, préavis de licenciement, etc.
[48] La productivité du travail constitue chez Marx la variable-clé de l’évolution du capitalisme, puisqu’elle n’est autre que l’inverse de la valeur, c’est-à-dire du temps de travail social moyen pour produire les marchandises.
[49] Source du graphique : M. Husson,. http://hussonet.free.fr/parvainp.pdf. Notons également la stabilité de cette part salariale durant les Trente glorieuses, et sa hausse à la faveur de la poursuite des politiques d’indexation salariale – alors que la productivité du travail ralentit brusquement – dans un contexte de reprise de la lutte des classes dès la fin des années 1960 et durant toutes les années 1970.
[50] Le graphique n°4 nous indique que la croissance et l’accumulation oscillent entre 2% et 3% depuis 1982, alors qu’elles oscillaient autour de niveaux deux fois plus élevés durant les belles années d’après-guerre (entre 4% et 6%) et plus encore pour certains grands pays comme l’Allemagne et le Japon.
[51] De là le paradoxe ‘scandaleux’ d’entreprises qui licencient, rationalisent, et restructurent, alors qu’elles font de faramineux profits.
[52] En effet, la faiblesse des gains de productivité, la dérégulation des mécanismes keynésiano-fordistes, et le chacun pour soi, rendent cette remontée de la demande finale socio-économiquement et politiquement impossible à l’heure actuelle. Et ce, contrairement aux « Trente glorieuses » où l’augmentation de la productivité a permis de rendre compatible – dans le cadre d’un capitalisme d’État contraignant – la croissance parallèle de la demande et des profits (cf. supra).
[53] Source du graphique : M. Husson, http://hussonet.free.fr/parvainp.pdf.
[54] Source : M. Husson, Les enjeux de la crise, http://hussonet.free.fr/brechcriw.pdf.
[55] Karl Marx, La crise commerciale en Angleterre, New York Times, 15 décembre 1857.
[56] Karl Marx et F. Engels, Crise prospérité et révolution, Revue mai-octobre 1850, cité dans La crise, édition 10/18 : 94.