Version à imprimer

Contre-thèses sur la décomposition - Réponse au CCI (Tibor)

 

CONTROVERSES : Nous republions ci-dessous une excellente contribution écrite par le camarade Tibor, parue sur le blog Opposition Communiste. Elle répond aux thèses sur la décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste du Courant Communiste International (CCI). Pour que le lecteur comprenne l’origine de cette contribution, nous reproduisons ci-dessous la NOTE DE L’AUTEUR (Tibor) où il s’en explique. Compte-tenu de l’importance de cette contribution, nous y avons adjoint des considérations complémentaires : Sur l’importance des ’Contre-Thèses sur la décomposition’. Elles se trouvent à la fin du texte de Tibor ainsi que dans un article séparé.

 

NOTE DE L’AUTEUR (Tibor) : Élaboré pour la première fois à l’été 2023, ce texte a bénéficié de premiers retours bienvenus de la part de membres individuels du Groupe révolutionnaire internationaliste (GRI), section française de la Tendance communiste internationaliste (TCI). Il a été ensuite transmis au CCI au cours du mois de septembre 2023. Face à l’absence de réponse de ce dernier, nous avons accepté de le transmettre au site Breath and Light, également à l’origine d’une analyse critique de la décomposition, qui en a publié la traduction le 28 février 2024. L’intérêt qu’il a suscité parmi le milieu révolutionnaire nous a permis de développer une discussion soutenue avec le camarade C.Mcl au cours du mois de mars. Si cette seconde version plus développée est entièrement de ma plume, les échanges avec ce camarade, sa relecture attentive, ainsi que ses propositions de corrections et d’améliorations ont sensiblement amélioré le texte. Qu’il en soit ici remercié. Nous avons transmis cette seconde version au CCI en avril 2024, qui en a accusé réception. Cependant, face à l’absence de réponse de ce dernier, nous publions cette seconde version avec l’aimable autorisation du blog OPPOSITION COMMUNISTE.

 

TIBOR : CONTRE-THÈSES SUR LA DÉCOMPOSITION

 

Le CCI est convaincu d’avoir découvert la pierre philosophale capable d’interpréter tous les événements du monde, de la guerre en Ukraine au succès du rap et de la pornographie, en passant par la crise économique et l’élection de Donald Trump. Il s’agit de la théorie de la décomposition, période nouvelle qui se serait ouverte au tournant des années 1980-90 avec la chute du bloc de l’Est et avec l’apparition d’un blocage du rapport de force entre les deux classes de la société capitaliste : le prolétariat et la bourgeoisie [1].

Cette théorie, visiblement erronée, mérite néanmoins d’être étudiée et combattue avec sérieux, et de façon rigoureuse, ce que la forme des contre-thèses permet. Elles s’inscrivent dans la nécessaire confrontation entre les minorités révolutionnaires, et partant, contribuent à la clarification des principaux problèmes politiques de notre temps. À la lecture de ces contre-thèses, le lecteur constatera que cette théorie du CCI pêche du fait de quatre principaux écueils : son dogmatisme schématique, son révisionnisme, son idéalisme et son impressionnisme.

Dogmatisme schématique, d’abord, car elle fait de l’alternative guerre ou révolution une perspective immédiate et permanente alors même qu’il s’agit d’une perspective historique dont la menace ne cesse de planer et dont la nécessité est certaine, mais qui ne force pas pour autant la bourgeoisie à déchaîner cette arme si d’autres solutions moins destructrices ou plus profitables pour elle lui sont possibles, ce qui est le cas depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale (capitalisme d’État néo-keynésien puis tournant au capitalisme d’État néo-libéral afin de redresser le taux de profit par une augmentation du taux de plus-value, avec toutes les conséquences qui en ont découlé comme la financiarisation de l’économie ou encore les délocalisations).

Révisionnisme, ensuite, dans la mesure où cette théorie lui sert à rompre avec des données essentielles du marxisme révolutionnaire, au premier rang desquelles la perspective toujours présente d’une guerre mondiale inter-impérialiste, produit des contradictions intrinsèques du capitalisme, perspective bourgeoise à laquelle s’oppose la perspective propre du prolétariat, la révolution mondiale. Dès lors, cette théorie se révèle non pas seulement erronée mais également dangereuse, en ce qu’elle désarme le prolétariat. Cela vient renforcer la nécessité de la confrontation et de la polémique, présidant à ces contre-thèses.

Idéalisme, par ailleurs, puisque le CCI part toujours de postulats théoriques posés comme a priori et dont il fait découler toutes les conséquences qui sont supposées les valider, alors même que, comme nous le verrons, ces postulats ne sont jamais démontrés par la réalité, voire entrent en totale contradiction avec elle.

Impressionnisme, enfin, car cette théorie se contente d’accumuler des preuves de la décomposition qui lui semblent récentes à l’aune de sa propre histoire relativement courte (à peine cinq décennies), au lieu d’envisager ces phénomènes dans une perspective historique fondée sur le temps long, une perspective qui révèle que tous ces phénomènes, lorsqu’ils ne sont pas le produit organique du capitalisme, datent en réalité bien plutôt de l’entrée du capitalisme dans sa phase de décadence, d’obsolescence ou de pourrissement, termes qui ne devraient être utilisés que comme synonymes d’une seule et même réalité.

Puissent ces contre-thèses contribuer à ce que la décomposition redevienne ce qu’elle aurait toujours dû être : un synonyme supplémentaire servant à désigner le déclin capitaliste.

 

1. Tous les modes de production dans l’histoire ont connu successivement trois phases : une phase révolutionnaire ou progressiste où les rapports de production sont radicalement transformés, une phase de stabilisation et une phase réactionnaire où, pour reprendre la formule de Marx dans sa célèbre préface à la Critique de l’économie politique, « de formes de développement des forces productives qu’ils étaient ces rapports en deviennent des entraves ». Par analogie avec la période de décadence de Rome, on peut qualifier cette dernière étape de décadence du capitalisme.

Néanmoins, le capitalisme se distingue de tous les modes de production antérieurs par une caractéristique fondamentale : il ne cesse jamais de révolutionner les rapports de production. C’est également ce qu’affirme Marx dans le Manifeste du Parti communiste : « La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux. […] Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. » Le capitalisme, par la logique même de l’accumulation, ne saurait donc connaître une phase de déclin économique définitif, une « crise historique de l’économie » (Thèse n°1, Revue internationale n°107). Il n’existe pas de crise finale. Le capitalisme, par son caractère cyclique, connaît successivement des périodes de prospérité suivies de périodes de crises, potentiellement éternelles tant que le prolétariat ne renversera pas la bourgeoisie par la révolution sociale, c’est-à-dire la prise du pouvoir politique, suivie d’une destruction radicale de la structure économique capitaliste : « Les contradictions capitalistes provoqueront des explosions, des cataclysmes et des crises au cours desquels les arrêts momentanés de travail et la destruction d’une grande partie des capitaux ramèneront, par la violence, le capitalisme à un niveau d’où il pourra reprendre son cours. Les contradictions créent des explosions, des crises au cours desquelles tout travail s’arrête pour un temps tandis qu’une partie importante du capital est détruite, ramenant le capital par la force à un point où, sans se suicider, il est à même d’employer de nouveau pleinement sa capacité productive. Cependant ces catastrophes qui le régénèrent régulièrement, se répètent à une échelle toujours plus vaste, et elles finiront par provoquer son renversement violent » [2].

Ainsi, contrairement aux modes de production précédents, les rapports de production porteurs de la nouvelle société ne se développent pas aux côtés des rapports de production capitalistes, en leur sein ; ils en sont la négation directe. La société communiste ne saurait naître dans le cadre des rapports de production capitalistes. En définitive, la différence entre la décadence du capitalisme et celles des modes de production antérieurs se distingue sur les trois niveaux suivants :

 

2. Le CCI prétend que « toutes les sociétés en décadence comportaient des éléments de décomposition : dislocation du corps social, pourrissement de ses structures économiques, politiques et idéologiques, etc. » [3].

En réalité, ces éléments n’ont jamais été qualifiés par quiconque auparavant de phénomènes de décomposition, ils sont bien plutôt le produit nécessaire d’une période de décadence. Prétendre que les périodes antérieures connaissaient des éléments de décomposition revient à jouer avec les mots et à distinguer ce qui dans la réalité ne recouvre qu’une seule et même réalité : la décadence d’une société avec toutes les manifestations qui lui sont liées. Ces phénomènes de décadence ont ainsi été mis en évidence par le marxisme, sur la base d’une conception matérialiste de l’histoire démontrant l’historicité des sociétés de classes, connaissant successivement l’essor, la stabilisation puis la décadence.

C’est suite à son incapacité à pleinement appréhender ce que recouvre la notion de décadence, aussi bien chez les auteurs antérieurs à Marx, en particulier Edward Gibbon, qui est le premier à introduire cette notion de la décadence de Rome, que chez les marxistes eux-mêmes, notamment Boukharine, que le CCI se croit en mesure d’inventer un qualificatif nouveau pour décrire certains phénomènes qu’il isole de leur milieu. Or, séparer certaines caractéristiques du reste en les qualifiant de phénomènes de décomposition relève d’une méthode non-dialectique refusant d’envisager la notion de décadence dans sa totalité.

La phrase qui conclut la thèse n°2 est donc un non-sens total, elle affirme : « En ce sens, il serait faux d’identifier décadence et décomposition. Si l’on ne saurait concevoir l’existence de la phase de décomposition en dehors de la période de décadence, on peut parfaitement rendre compte de l’existence de la décadence sans que cette dernière se manifeste par l’apparition d’une phase de décomposition. » (idem). Aucune preuve ne vient à l’appui de cette affirmation et nous en sommes réduits à admettre que la « dislocation du corps social » et le « pourrissement des structures économiques, politiques et idéologiques » (idem), formules tellement floues qu’elles pourraient contenir à peu près n’importe quoi, ne relèvent pas de la décadence mais seulement (en vertu de quelle autorité ?) de la décomposition.

 

3. Il y a une confusion fréquente entre l’histoire des modes de production (ascendance comprenant d’abord une phase progressiste puis une phase de stabilisation, décadence) et les différentes phases économiques à l’intérieur de ces modes de production. Dans sa phase progressiste, le capitalisme adopte successivement les formes du mercantilisme, de la manufacture, du capitalisme manchestérien et du capitalisme trustifié. Dans sa phase de déclin, il adopte successivement les formes du capitalisme trustifié et du capitalisme d’État (d’abord de type keynésien puis néo-libéral).

L’impérialisme, comme l’a montré Lénine dans son ouvrage L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, n’est pas une phase historique au sein de la décadence mais bien la forme économique constitutive de cette période. Ainsi, que ce soit la nature impérialiste de tous les États, la menace de guerre mondiale, la tendance au capitalisme d’État ou les crises de surproduction, toutes ces manifestations de la phase de décadence se maintiennent. Néanmoins, si les manifestations classiques de la décadence ne sont pas vouées à disparaître pour être remplacées par de nouvelles manifestations, il est certain que plus cette phase d’obsolescence se prolonge, plus ces manifestations prennent des formes intenses et déchaînées. Le capitalisme est un système pourrissant sur pied, et ce de façon toujours plus rapide et prononcée au fur et à mesure que cette période de décadence s’éternise.

Ainsi, il est exact, ou partiellement exact, d’affirmer que les manifestations historiques de la décadence sont les suivantes : « deux boucheries impérialistes qui ont laissé exsangues la plupart des principaux pays et porté à l’ensemble de l’humanité des coups d’une brutalité sans précédent ; une vague révolutionnaire qui a fait trembler l’ensemble de la bourgeoisie mondiale, et qui a débouché sur une contre-révolution aux formes les plus atroces (tel le fascisme et le stalinisme) et les plus cyniques (comme la démocratie et l’antifascisme) ; le retour périodique d’une paupérisation absolue, d’une misère des masses ouvrières, qui semblaient révolues ; le développement des famines les plus considérables et meurtrières de l’histoire humaine » [4]. En revanche, la dernière manifestation de la décadence présentée par le CCI, à savoir « l’enfoncement durant deux décennies de l’économie capitaliste dans une nouvelle crise ouverte sans que la bourgeoisie […] puisse lui apporter sa propre réponse […]  : la guerre mondiale » (idem) se révèle fausse, comme nous allons maintenant le démontrer.

 

4. C’est ce dernier point qui est supposé déterminer l’entrée dans la période de décomposition. Si les luttes de classe ont sans nul doute connu un véritable regain dans le cadre des luttes des années 1968-1974, renforcées par une crise économique profonde du capitalisme dans les années 1970, ces dernières n’ont été qu’une parenthèse à l’échelle historique, dans la mesure où après avoir atteint un pic durant une décennie, elles n’ont cessé de décliner depuis 1975 [5].

Graphe 1 : Index des grèves dans 16 pays occidentaux : USA, Canada, Australia, New Zealand, Belgium, Germany, Denmark, France, UK, Italy, Norway, Austria, Spain, Sweden, Switzerland, Japan.

La dernière grande lutte, celle des ouvriers polonais en 1980, s’est ainsi soldée par la défaite. La décennie 1980, loin de représenter la période de vérité où l’alternative guerre ou révolution devait être tranchée comme le prétend le CCI, symbolise ce déclin de la lutte des classes. L’incapacité de la classe ouvrière à rompre radicalement avec la période de contre-révolution et à imposer son alternative, la révolution communiste, a conduit à ce que le capitalisme, pour mettre un terme à la crise profonde des années 1970, n’ait pas besoin d’avoir recours à la solution ultime, mais extrêmement coûteuse et risquée, de la guerre mondiale, se contentant de rationaliser son système économique par l’entrée dans la phase du capitalisme d’État néo-libéral, caractérisée par la nécessité de redresser le taux de profit qui avait drastiquement chuté de 1966 à 1982 [6].

Graphe 2 : Taux de profit aux États-Unis et crises cycliques - 1929-2023

Le capitalisme, par l’adaptation de son appareil productif, et la faiblesse du prolétariat, a donc pu apporter sa solution à la crise sans avoir besoin de la solution de la troisième guerre mondiale. Il n’existait donc pas de blocage entre les classes dans les années 1980. L’alternative, guerre ou révolution communiste, si elle reste vraie à l’échelle historique, n’est pas obligée de se manifester sous cette forme extrême tant que les contradictions économiques (baisse tendancielle du taux de profit, surproduction) et politiques (lutte de classe) restent à un niveau limité, ce qui était alors le cas.

 

5. Par la dévaluation récurrente du capital constant et variable dans le cadre des crises, le capitalisme est en mesure de survivre à ces dernières. Il n’existe pas de crise permanente de l’économie capitaliste, comme l’affirme pourtant le CCI à plusieurs reprises dans ses thèses. En effet, comme Marx l’a clairement énoncé : « des crises permanentes, ça n’existe pas » [7]. Si le capitalisme est donc incapable d’apporter une perspective à l’ensemble de l’humanité, et avant tout à la classe ouvrière, ce qui rend certaine la reprise de la lutte et la marche à la révolution, il le peut néanmoins pour la classe capitaliste. La promesse d’une accumulation illimitée, bien que devant passer par de pénibles crises économiques dévaluant le capital, est la perspective que le capitalisme a à offrir à l’humanité.

Outre cette perspective, limitée à la classe capitaliste, cette dernière cherche également à mystifier la classe ouvrière en lui offrant de fausses perspectives. La première est celle de l’union sacrée pour la défense de la patrie, de la civilisation, du progrès, de la démocratie, … contre une autre nation supposée incarner la barbarie, ou, pire encore, le fascisme. L’antifascisme, sous la forme d’un front populaire par exemple, ne constitue ainsi, en dernière analyse, qu’une forme beaucoup plus efficace de l’union sacrée. D’autres perspectives, dont l’efficacité est largement due aux agents d’influence de la bourgeoisie au sein de la classe ouvrière (syndicats, social-démocratie, stalinisme), sont la perspective d’une reconstruction de l’économie à la suite d’une guerre, ou encore la promesse d’une amélioration des conditions de vie par la conquête de l’espace vital, le progrès technique et scientifique …

Si aujourd’hui, la classe capitaliste ne ressent pas le besoin de concentrer toutes ses forces sur la mystification du prolétariat, c’est parce que la menace que celui-ci représente est encore trop limitée. Lorsque celui-ci ressurgira, et imposera de façon de plus en plus évidente sa propre alternative, alors le capitalisme se verra forcé d’avoir recours à ces expédients provisoires. Le succès ou l’échec de ces expédients n’est pas anticipable ici. C’est avant tout la conscience de la classe, et la force de son avant-garde, qui permettront de voir si la classe ouvrière tombera dans le piège ou non.

La seule chose certaine aujourd’hui est que dans une large partie du prolétariat mondial, le nationalisme (Russie, Ukraine), l’anti-populisme (Europe, États-Unis), la promesse d’une amélioration des conditions de vie (Chine, …) semblent rencontrer un certain écho auprès de la classe, corrélative à la faiblesse de sa conscience de classe et à celle des minorités révolutionnaires. La comparaison avec 1929 est donc plus que nécessaire. Alors, le prolétariat était trop faible pour empêcher la bourgeoisie d’imposer sa perspective (la guerre mondiale). Aujourd’hui, il l’est encore trop pour empêcher la bourgeoisie de poursuivre sa perspective destructrice d’une accumulation sans fin.

 

6. Le fait que la prétendue période de décomposition n’infirme ni le cycle crise/guerre/ reconstruction/nouvelle crise ; ni la militarisation des États ; ni la plus grande capacité permise par le capitalisme d’État pour surmonter les crises ; ni la rationalité de la bourgeoisie qui dispose de l’expérience historique et d’une véritable conscience de classe ; ni la faiblesse de la conscience de la classe ouvrière, démontre bien que la période de décomposition n’est rien d’autre que la phase de décadence. C’est le seul et unique argument du blocage entre les classes qui vient justifier cette notion, blocage que rien ne vient confirmer dans la réalité, comme on l’a vu dans la thèse n°4. Ainsi, il importe de comprendre que sur le plan théorique, la décomposition est née comme un expédient permettant de justifier l’absence de résolution de l’alternative guerre ou révolution énoncée par le CCI pendant la décennie 1980.

La non-correspondance entre la réalité et le schéma dogmatique du CCI devait conduire, en l’absence de remise en question d’une méthode analytique visiblement défaillante, à l’élaboration d’une nouvelle théorie, tout aussi erronée que la thèse des années 1980 comme « années de vérité » [8].

 

7. Une hypothèse théorique ne devient une explication valable que si celle-ci se vérifie dans la réalité et permet de mieux la comprendre. Or, toutes « les caractéristiques essentielles de la décomposition » avancées par le CCI dans sa septième thèse sont, soit fausses, soit ne sont en rien inédites et constitutives d’une période nouvelle.

Graphe 3 : Taux annuel de décès dus à la famine dans le monde, par décennie

Graphe 4 : Part dans la croissance urbaine

Graphe 5 : Accidents aériens mortels

Graphe 6 : USA - Nombre d’accidents de travail mortels

Graphe 7 : Nombre de décès dus à des catastrophes naturelles

 

8. Pressentant peut-être la fragilité de ses exemples de faits « matériels », le CCI prend la précaution, dans sa thèse suivante, d’affirmer que la décomposition se manifesterait surtout sur les plans politiques et idéologiques. À nouveau, voyons si les faits confirment cette assertion.

 

9. Parmi les caractéristiques majeures de la décomposition de la société capitaliste figurerait la difficulté croissante de la bourgeoisie à contrôler l’évolution de la situation sur le plan politique. De la part d’une organisation qui ne cesse de montrer à quel point la bourgeoisie est une classe machiavélique, capable d’inventer les plans les plus complexes pour mystifier la classe ouvrière, la contradiction est des plus évidentes. En réalité, la bourgeoisie parvient, bien plus que la classe ouvrière, à poursuivre sa seule et unique perspective : l’accumulation de capital, appliquant la formule rappelée par Marx « après moi le déluge ».

Les preuves de cette supposée irrationalité de la bourgeoisie ne sont pas légion dans les thèses. Mais, quant à prétendre que c’est la décomposition qui explique la chute du bloc de l’Est, il faut faire preuve ici de la plus grande mauvaise foi ou de la plus grande méconnaissance de l’histoire. Si le bloc soviétique a implosé, du fait de ses contradictions, c’est suite à la conjonction d’un essoufflement économique manifeste aggravé par la stratégie poursuivie par la classe dominante américaine qui a consisté à pousser son adversaire plus faible dans une fuite en avant militariste qui ne pouvait qu’épuiser ce colosse aux pieds d’argile.

Ce n’est donc pas l’irrationalité mais la force et la faiblesse relative des bourgeoisies nationales respectives, soit l’évolution du rapport de force au sein de la bourgeoisie, qui détermine les choix politiques faits par la bourgeoisie. Outre le fait que les erreurs des dirigeants antérieurs pourraient tout aussi bien être expliquées par la décomposition (si Hitler a fait de telles erreurs stratégiques, n’est-ce pas du fait de la décomposition ? Idem pour l’état-major tsariste en 1916, Napoléon en 1812, Robespierre en 1794, pourquoi pas Xerxès en -480 ?), c’est surtout le manque de compréhension du rapport de force dans la lutte entre les factions bourgeoises qui conduit le CCI dans une impasse. Les erreurs ou les faiblesses des dirigeants ne tiennent ni à la rationalité, ni à l’irrationalité, elles s’inscrivent dans un rapport de force qui est le produit de l’évolution historique. Comme le disait Trotsky, « ce qui est important du point de vue tant théorique que politique, c’est la relation ou plutôt la disproportion entre ces« fautes » et leurs conséquences […] A un certain moment de la révolution, les chefs girondins perdent tout à fait la boussole. Malgré leur popularité, leur intelligence, ils ne commettent que des fautes et des maladresses. Ils semblent participer activement à leur propre perte. Plus tard, c’est le tour de Danton et de ses amis. Les historiens et les biographes n’arrêtent pas de s’étonner de l’attitude désordonnée, passive et puérile de Danton dans les derniers mois de sa vie. La même chose pour Robespierre et les siens : désorientation, passivité et incohérence au moment le plus critique. L’explication est évidente. Chacun de ces groupes a épuisé à un moment donné ses possibilités politiques et ne pouvait plus avancer contre la réalité puissante : conditions économiques intérieures, pression internationale, nouveaux courants qui en étaient les conséquences dans les masses, etc. Dans ces conditions, chaque pas commençait à produire des résultats contraires à ceux que l’on en espérait. » [23].

Au contraire, loin d’avoir perdu le contrôle, la bourgeoisie est parvenue à repousser – bien qu’en vain sur l’échelle historique – le recours à la solution ultime, et en même temps extrêmement risquée de la guerre généralisée, par une série d’adaptations et de manipulations qui témoignent de son impressionnante résilience et capacité d’adaptation. Il suffit de mentionner sa capacité à augmenter le taux de plus-value pour redresser son taux de profit, la financiarisation de l’économie, les techniques du capitalisme d’État et des banques centrales ou encore le développement de secteurs improductifs pour voir à quel point la bourgeoisie continue d’imposer ses orientations face à une classe ouvrière désorientée.

 

10. Cette tendance à la perte de contrôle serait accentuée par trois facteurs.

Le premier d’entre eux est la crise économique. Si la tendance à la perte de contrôle croissante n’est pas prouvée, il est néanmoins certain que les effets de la crise économique représentent un danger grandissant pour la bourgeoisie car derrière celle-ci se dissimule un prolétariat potentiellement prêt à frapper.

Le deuxième est la dislocation du bloc occidental. Aujourd’hui, avec les effets de la guerre en Ukraine, on voit au contraire se renforcer le bloc occidental derrière l’OTAN et les États-Unis. Même le CCI se voit contraint d’affirmer que la France et l’Allemagne, qui font figure de francs-tireurs au sein du bloc occidental, ont été mis au pas par la puissance américaine : « La guerre a permis d’imposer aux pays européens qui affichaient une certaine indépendance de rentrer dans le rang (alors que ceci n’avait pas du tout réussi au moment de l’invasion de l’Irak en 2003). De fait, l’OTAN a été restaurée dans toute sa splendeur sous contrôle américain, alors que Trump pensait même s’en retirer (contre la volonté de ses militaires). Les “alliés” européens contestataires ont été rappelés à l’ordre : ainsi, l’Allemagne ou la France ont rompu leurs liens commerciaux avec la Russie, et ont lancé dans la précipitation les investissements militaires que les États-Unis réclamaient depuis 20 ans. De nouveaux pays, tels la Suède ou la Finlande posent leur candidature à l’OTAN et l’UE deviendra même partiellement dépendante des États-Unis sur le plan énergétique. Bref, tout le contraire des espoirs illusoires de Poutine de voir les États européens se diviser sur la question ukrainienne » [24].

Le troisième et dernier facteur est l’exacerbation des rivalités particulières entre secteurs de la bourgeoisie. En réalité, comme l’a montré Bilan, le capitalisme ne prend pas la forme d’un capital mondial unifié (perspective que l’on retrouve uniquement dans l’hyper-impérialisme de Kautsky) mais celle d’une pluralité de capitaux nationaux concurrents les uns des autres. Le capitalisme est fondé sur la concurrence entre capitaux au sein de l’État mais aussi entre les États. Seule la menace de la révolution prolétarienne pousse les États capitalistes à mettre temporairement de côté leurs différends pour s’unir face au prolétariat. C’est ce que montre l’exemple de la Commune de Paris, écrasée par les Versaillais avec la complicité de Bismarck, et surtout de la Première Guerre mondiale, où les États capitalistes se sont alliés pour mettre un terme à la vague révolutionnaire consécutive à la révolution d’Octobre.

Ces trois facteurs sont donc, ou bien erronés, ou bien indépendants d’une soi-disant tendance à la perte de contrôle. Le reste de la thèse est consacrée à prouver l’impossibilité d’une reconstitution des blocs. Nous pensons que cette perspective est erronée car se fondant sur une vision schématique de la bipolarisation, inspirée de la Guerre froide. En réalité, si on observe la tendance à la formation des blocs avant la Seconde Guerre mondiale, on constate que celle-ci était extrêmement confuse quelques années seulement avant son déclenchement. Il suffit de lire comment Trotsky décrit la situation internationale en 1937 : « La presse scrute quotidiennement l’horizon mondial pour apercevoir la fumée et les flammes. Si on voulait faire le compte de tous les foyers de guerre possibles, il faudrait utiliser un traité de géographie. En outre, les contradictions internationales sont tellement compliquées et embrouillées que personne ne peut prédire avec exactitude à quel endroit la guerre éclatera, ni comment se grouperont les camps en lutte. Il est sûr qu’on tirera, mais d’où viendront les coups, et sur qui ils tomberont, c’est ce qu’on ne sait pas […] Aujourd’hui, il n’y a pas même à songer à la stabilité relative des camps, comme au bon vieux temps . La politique de Londres, déterminée par la contradiction des intérêts de cet impérialisme dans les différentes parties du monde, permet bien moins encore qu’avant août 1914 de faire un pronostic. Dans chaque question, le gouvernement de Sa Majesté est forcé de s’orienter selon les dominions, qui développent les forces centrifuges les plus puissantes. […] Les petits et moyens États embrouillent la situation encore davantage. Ils ressemblent aux satellites célestes qui ne savent autour de quelle constellation tourner. Sur le papier, la Pologne est alliée à la France, mais en fait, elle a des liens avec l’Allemagne. Formellement, la Roumanie appartient à la Petite Entente, mais la Pologne l’attire, non sans succès, dans la sphère d’influence italo-allemande. Le rapprochement croissant entre Belgrade, Rome et Berlin provoque non seulement à Prague, mais aussi à Bucarest, une inquiétude de plus en plus grande. D’autre part, la Hongrie craint, à juste titre, que ses prétentions territoriales ne soient les premières sacrifiées à une amitié entre Berlin, Rome et Belgrade » [25].

On peut cesser de citer ici. À lire ces lignes de Trotsky, on pourrait croire que la décomposition date de 1937 et que les contradictions entre les protagonistes empêchent la formation de blocs et la survenue d’une nouvelle guerre mondiale. Mais Trotsky, à cet égard et contrairement au CCI, reste marxiste. Il est conscient que la versatilité et les retournements d’alliance ne s’opposent pas à la constitution des blocs. Or, il s’agit du seul argument que le CCI met en avant pour défendre cette thèse. Les faits ayant tranché dans le cas de la Seconde Guerre mondiale, il ne semble pas nécessaire d’y revenir. Dès lors, la perspective de troisième guerre mondiale garde toute sa pertinence.

 

11. La décadence est associée à une alternative entre victoire du prolétariat ou un chaos sans fin. C’est cette perspective qu’envisageait déjà Friedrich Engels à la fin du XIXe siècle quand il introduisait la formule « socialisme ou barbarie », reprise à sa suite par Karl Kautsky et Rosa Luxemburg.

Le surgissement de la Première Guerre mondiale, qui porte indéniablement en germe cette perspective de chaos total, confirmait de façon éclatante cette alternative. Depuis lors, de nombreux phénomènes sont venus encore renforcer cette alternative, que ce soit la menace atomique ou la destruction de l’environnement. Néanmoins, les révolutionnaires ont au début du XXe siècle arrêté cette perspective sous la forme de « guerre ou révolution » dans la mesure où le partage du monde étant achevé, la guerre mondiale devient une nécessité pour la bourgeoisie, et, le capitalisme, ayant perdu tout caractère progressiste à l’échelle mondiale, la révolution socialiste une possibilité et une nécessité pour le prolétariat.

La formule « révolution communiste ou destruction de l’humanité » ne fait donc que reformuler cette alternative classique exprimée par le marxisme, mais elle a le désavantage de laisser de côté la perspective que la bourgeoisie cherchera nécessairement à imposer, la guerre. Elle vise également à laisser la porte ouverte à d’autres alternatives, comme la décomposition, alors que les contre-thèses précédentes ont déjà démontré son impossibilité.

La décomposition est ensuite opposée à l’ascendance du capitalisme même si elle en conserverait certains traits, comme l’absence de blocs (en réalité, il y avait déjà des blocs dans la phase d’ascendance, qu’il suffise de mentionner la Sainte-Alliance, ou le bloc des puissances occidentales alliées à l’Empire ottoman contre la Russie, les pays de l’Est changeant régulièrement de parrain selon leurs intérêts entre les Ottomans et les Russes). Tout en rejetant cette notion de décomposition, pour les raisons précédemment évoquées, il est certain que toute perspective d’un retour du capitalisme à un rôle progressiste et révolutionnaire doit être rejetée. Jamais l’histoire n’a démontré qu’un mode de production pouvait revenir à son état antérieur ou bien redevenir progressiste après qu’une société moins avancée ait repris le dessus (contrairement à certaines thèses erronées faisant du fascisme le retour du mode de production féodal, et faisant, par conséquent du capitalisme, un mode de production de nouveau progressiste).

Certaines formes de la destruction de l’humanité sont ensuite évoquées. S’il est erroné de les rejeter par principe, il n’en demeure pas moins que cette possibilité, se fondant sur l’impossibilité d’une guerre mondiale (position dont nous avons montré la fausseté), laisse de côté l’idée claire que la guerre constitue une nécessité pour la bourgeoisie, à l’échelle historique. Cette substitution d’une formule confuse (« révolution communiste ou destruction de l’humanité ») à une plus claire (« guerre ou révolution ») ne se limite pas à un recul vis-à-vis de la clarté atteinte par nos prédécesseurs, ce qui serait déjà un grave problème. Marx disait que « la théorie se change, elle aussi, en force matérielle, dès qu’elle pénètre les masses » [26]. On pourrait dire, en reformulant cette thèse, qu’inversement, une théorie erronée conduit à désarmer le prolétariat face aux offensives inévitables de la bourgeoisie.

C’est précisément ce que fait la décomposition. En sous-estimant la force de la bourgeoisie, perçue comme incohérente et irrationnelle, en niant la perspective d’une future guerre mondiale, en rejetant la claire formule de Lénine de la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile, le CCI contribue à entretenir la confusion au sein du prolétariat. Ce faisant, il se condamne, ainsi que ses partisans au sein du prolétariat, à l’aveuglement et à l’impuissance, devenant malgré lui un obstacle sur la voie de la clarification.

 

12. Il est donc de la plus grande importance que le prolétariat rejette, à la suite d’un examen scientifique et non pas à la suite d’a priori ou de préjugés, la position erronée faisant de la décomposition une nouvelle phase historique, dont les caractéristiques seraient qualitativement nouvelles, et aboutiraient à transformer les perspectives du prolétariat, c’est-à-dire en réalité à le désarmer.

Cela ne revient pourtant pas à nier la gravité de la situation actuelle. Néanmoins, prétendre que les marxistes du XXe siècle nous décrivaient une situation idyllique si on la compare à celle d’aujourd’hui, n’est qu’une mauvaise plaisanterie que tout révolutionnaire sérieux ne pourrait que balayer d’un revers de la main. La situation est extrêmement grave depuis le début du XXe siècle et elle le restera tant que le prolétariat ne prendra pas le pouvoir et ne renversera pas ce mode de production réactionnaire et complètement pourri.

La réalité de la décomposition ayant été remise en question, il n’y a pas lieu de s’arrêter sur l’idée qu’elle serait nécessaire. Il est néanmoins important de préciser que dans le marxisme, la nécessité peut être comprise de plusieurs façons. Elle peut l’être au sens historique. Ainsi, la division des classes, l’inégalité, l’esclavage, la colonisation, étaient, pour les marxistes, nécessaires au sens où cela a permis un progrès sans précédent des forces productives, du développement des connaissances, etc. Il ne s’agit que de l’application de la méthode dialectique à l’analyse de la réalité.

La nécessité peut également être comprise au sens de classes sociales particulières. Ainsi, la guerre mondiale est une nécessité pour la bourgeoisie, au sens où celle-ci ne saurait s’en passer, mais elle ne l’est pas pour le reste de la société. Elle témoigne au contraire du fait que la bourgeoisie a perdu son rôle progressiste à l’échelle historique. Par contre, les faits empiriques tendent à prouver que c’est surtout à la suite de guerres, que le prolétariat s’est engagé dans la voie révolutionnaire. S’il est donc exagéré de dire que la guerre mondiale est la condition nécessaire et unique à la révolution, dans la mesure où la réalité est toujours plus complexe que ce que les analyses et les perspectives peuvent prendre en considération (« grise est la théorie mais vert est l’arbre de la vie » comme l’écrit Goethe dans son Faust), il est néanmoins pertinent, en se fondant sur l’expérience historique, d’attendre d’une future guerre mondiale l’émergence de possibilités révolutionnaires pour le prolétariat.

 

13. Le CCI propose une citation de Rosa Luxemburg. Nous la reproduisons ici dans la mesure où elle permet de repousser complètement l’idée selon laquelle la destruction de l’humanité serait un phénomène lié à la décomposition. Au contraire, elle accompagne dès l’origine la période de décadence du capitalisme. L’argument selon lequel le chaos grandissant auquel nous faisons face est une preuve en faveur de la décomposition doit donc être rejeté. Voici ce qu’affirme Rosa Luxemburg : « “Une saignée qui [risquait] d’épuiser mortellement le mouvement ouvrier européen”, qui “menaçait d’enterrer les perspectives du socialisme sous les ruines entassées par la barbarie impérialiste” en fauchant sur les champs de bataille (…) les forces les meilleures (…) du socialisme international, les troupes d’avant-garde de l’ensemble du prolétariat mondial” » [27].

La décomposition est ensuite présentée comme un obstacle sur la voie révolutionnaire du prolétariat. Est-il vrai que l’aggravation et l’intensification des contradictions du capitalisme rendent de plus en plus ardu le chemin du prolétariat ? En réalité, comme dans toute situation, il importe d’appréhender celle-ci de façon dialectique, envisageant les contradictions en son sein. À cet égard, la situation est double. Si, dans un premier temps, ce sont le découragement et l’absence de perspectives qui peuvent l’emporter, dans un deuxième temps, ces manifestations de pourrissement ne peuvent que donner corps à la propagande des militants révolutionnaires démontrant que le capitalisme ne peut offrir aucune perspective à l’humanité, et notamment au prolétariat, l’incitant à se soulever dans la mesure où, comme l’affirme Marx, « le prolétariat n’a rien à perdre que ses chaînes, il a un monde à gagner » (Manifeste du Parti communiste). C’est exactement ce qu’a prouvé la Première Guerre mondiale, où, après le désarroi et la défaite initiales, le prolétariat, confronté à l’absence totale de perspectives de stabilité ou de retour au statu quo ante, s’est engagée dans la voie hautement difficile, mais indispensable à sa survie, du combat révolutionnaire.

Mais c’est surtout au niveau de la conscience de classe du prolétariat que la décomposition est supposée être le principal obstacle sur la voie du prolétariat. Le CCI oppose ainsi différents éléments qu’il présente comme constitutifs de la force du prolétariat, aux formes que prendrait la décomposition. La solidarité se voit opposée au chacun pour soi, le besoin d’organisation à la déstructuration des rapports sociaux, la confiance dans l’avenir au no-future, la conscience à la mystification. En réalité, ces différents facteurs ne sont pas tant liés aux phases historiques qu’à l’évolution de la conscience de classe du prolétariat. Si, dans les phases d’offensive du prolétariat, où celui-ci est pleinement conscient, ces caractéristiques positives l’emportent, comme ce fut le cas pendant la vague révolutionnaire de 1917-23 ou, à une moindre échelle, après Mai 68, dans les phases de contre-révolution et de désorientation du prolétariat, la situation est toute autre.

Ces dimensions négatives (déstructuration des rapports sociaux, mystification et obscurantisme, chacun pour soi) ne sont pas propres à la décomposition, elles sont le produit d’un recul important de la conscience du prolétariat, d’une contre-révolution où seules des minorités révolutionnaires sont en mesure de garder le cap. Bilan était confrontée à une situation qui présentait bien des analogies avec la période de rédaction des thèses, avec un prolétariat mystifié et incapable de s’organiser et d’agir de façon autonome.

 

14. Le chômage appartient à ces contradictions du capitalisme dont les effets sur le prolétariat dépendent de façon importante du degré de sa conscience de classe. Au même titre que la guerre ou de la crise, le chômage n’est pas, a priori, un facteur favorable à la lutte de classe. Contrairement à ce que pensaient les staliniens allemands dans les années 1930, dans une période d’atomisation, les chômeurs ne représentent pas l’avant-garde du prolétariat. Au contraire, le chômage peut agir dans le sens de l’absence de perspectives et de découragement.

Cependant, sur le long-terme, le chômage, toujours comme la guerre et la crise, constitue l’une des principales preuves aux yeux du prolétariat que le système capitaliste n’a plus rien à offrir et que, par conséquent, le prolétariat n’a plus rien à perdre s’il s’engage dans la lutte révolutionnaire. Le CCI admet d’ailleurs dans ses thèses l’analogie qui est faite entre le poids du chômage comme frein à la conscience de classe dans les années 1930 et lors de la rédaction des thèses, montrant dès lors, que bien plus que la périodisation du capitalisme (ascendance, décadence, décomposition), c’est véritablement le rapport de force entre les classes qui détermine si le chômage est un accélérateur ou un frein à la prise de conscience du prolétariat. Cet exemple que nous donne le chômage, et cet aveu implicite du CCI, montrent bien qu’hier comme aujourd’hui, c’est bien à une défaite que le prolétariat a été confronté.

 

15. Les difficultés de la lutte des classes, qui marqueraient la période de décomposition, sont présentées de façon unilatérale, et partant, erronée par le CCI.

Ainsi l’effondrement du bloc de l’Est et la disparition du stalinisme sont présentés comme un obstacle pour le prolétariat. Il serait beaucoup plus juste de dire que la disparition du stalinisme a été à la fois une véritable opportunité pour le prolétariat – dans la mesure où la plus puissante force d’encadrement de la classe ouvrière au cours du XXe siècle, le fourrier de la contre-révolution, a enfin disparu de la surface de la terre, laissant un véritable espace de libre pour les minorités révolutionnaires – ainsi qu’un danger – dans la mesure où l’équation stalinisme = communisme, a servi à donner un coup puissant à la conscience de classe du prolétariat.

Si cette dernière dimension domine depuis lors, il suffit d’une reprise durable de la lutte et de la conscience pour que la disparition du stalinisme devienne un véritable point d’appui pour les révolutionnaires. Notons au passage que si l’effondrement du bloc de l’Est a eu des conséquences au niveau de la conscience de la classe ouvrière, il serait tout à fait erroné de présenter cette chute comme la cause du reflux des luttes. Les courbes rendant compte de l’évolution de la la combativité ouvrière montrent bien que la lutte était déjà au plus bas vers 1989 et aucune fluctuation notable ne fait suite à la chute du mur de Berlin (cf. Graphe 1 au début de cet article).

Parmi les autres difficultés, le CCI présente, faussement, en rupture avec Marx, la difficulté du prolétariat dans l’unification de ses luttes comme un produit renforcé par la décomposition, alors que, de l’aveu même du CCI, Marx dans Le 18 Brumaire présente cette difficulté comme caractéristique du mouvement de la classe ouvrière. C’est précisément le rôle de l’expérience issue des luttes et de la propagande des minorités révolutionnaires que de permettre au prolétariat de dépasser cette difficulté initiale de l’absence d’unité des luttes. Le corporatisme est né avec le prolétariat, il ne disparaîtra qu’avec la conscience révolutionnaire du prolétariat, sans que la décomposition ne joue aucun rôle dans ces dynamiques. Toute l’histoire du prolétariat, du XIXe siècle à aujourd’hui, montre que le piège du corporatisme n’est évité qu’avec un prolétariat conscient et une organisation révolutionnaire puissante, deux dynamiques dialectiquement liées.

Dès lors, aux deux éléments identifiés avec raison par le CCI dans la difficulté du prolétariat à renforcer sa conscience de classe dans les années 1980 – la lenteur de la crise, et la rupture organique dans les organisations révolutionnaires du fait du poids de la contre-révolution –, il faut, plutôt que la décomposition, ajouter le recul de la lutte des classes à l’échelle mondiale.

 

16. La façon dont le CCI envisage la dimension du temps témoigne de son incompréhension du phénomène de la décadence. Ainsi, prétendre que le temps jouait en faveur du prolétariat dans les années 1970, revient à faire preuve d’une véritable inconscience quant aux dangers de la décadence.

En réalité, depuis 1914, le temps ne fait que jouer contre le prolétariat. La décadence étant le produit d’une situation où le capitalisme n’est plus progressiste et le prolétariat incapable de prendre le pouvoir, tout délai du prolétariat dans son action révolutionnaire ne fait qu’intensifier les phénomènes barbares du capitalisme, au premier rang desquels la guerre. Car, les destructions matérielles et humaines n’ont pas attendu les années 1980, la destruction de l’environnement n’a pas attendu 1980, elles ne font que s’aggraver depuis 1914. La décadence du capitalisme constitue une véritable course contre la montre, et si le temps joue de moins en moins en faveur du prolétariat, c’était déjà le cas lors des décennies précédentes. Il est inconséquent de prétendre qu’un système pourrissant n’implique pas l’urgence d’apporter une solution de la part du prolétariat. En réalité, il apparaît que le catastrophisme du CCI vis-à-vis de la situation actuelle (racine psychologique de l’analyse de la décomposition) n’est que le contre-point d’une relativisation dangereuse de la décadence et de la menace qu’elle représente pour le prolétariat.

À cet égard, il est intéressant de voir comment le CCI sous-estime la dangerosité de la guerre mondiale. Ainsi, celle-ci est présentée comme pouvant facilement être empêchée par l’action du prolétariat. Cette affirmation est extrêmement péremptoire, non seulement parce qu’elle est infirmée par l’histoire – le prolétariat était tout puissant en 1914 – mais également parce qu’elle affirme, alors que l’histoire est un produit d’un rapport de force, par nature évolutif et changeant, que le prolétariat ne se laissera jamais plus mystifier par la guerre alors même que, tout au long de son histoire, la bourgeoisie a su inventer les formes les plus sournoises (union sacrée, antifascisme, demain anti-populisme ?) pour faire adhérer le prolétariat à son projet destructeur. La conclusion de cette affirmation est de présenter la guerre mondiale comme un danger limité, facilement arrêtable par le prolétariat, alors qu’un phénomène aussi peu fondé que la décomposition, est la plus grande menace que l’humanité n’ait jamais rencontrée. Il suffit de relire la citation précédente de Rosa Luxemburg pour voir à quel point cette relativisation de la menace de la destruction de l’humanité par la guerre impérialiste est éloignée des classiques du marxisme.

Ce deux-poids, deux-mesures entre une décadence supposée faire plus de peur que de mal et une décomposition comme menace sans précédent, est superbement illustrée par l’affirmation suivante du CCI : « Pour mettre fin à la menace que constitue la décomposition, les luttes ouvrières de résistance aux effets de la crise ne suffisent plus : seule la révolution communiste peut venir à bout d’une telle menace. » (Thèse n°16, Revue internationale n°107). On apprend donc qu’avant la décomposition, les simples luttes ouvrières de résistances suffisaient, alors que c’est seulement dans la décomposition que la révolution communiste suffit. Les révolutionnaires d’antan seront ravis d’apprendre qu’ils ont largement surestimé la dangerosité de la décadence en affirmant que la révolution devenait l’unique issue. Il apparaît maintenant que les luttes ouvrières de résistance suffisaient.

La thèse du CCI se conclut par une analyse des difficultés pour le prolétariat à retourner contre la bourgeoisie les effets de la décomposition. En réalité, comme nous l’avons évoqué plus tôt, les conséquences de la décadence sont ressenties de diverses façons, selon la force respective du prolétariat, de son organisation révolutionnaire et de son degré de conscience. Selon les conditions, elles peuvent représenter aussi bien un facteur aggravant la désorientation du prolétariat que le tremplin vers l’offensive révolutionnaire. À nouveau, il nous faut rappeler la formule de Marx du Manifeste précisant que le « prolétariat n’a rien à perdre que ses chaînes ». Si cette tendance est toujours présente de façon relative, elle le devient de façon absolue lorsque les contradictions de la période de décadence deviennent insurmontables pour le capitalisme.

 

17. À l’échelle historique, les manifestations de la décadence ne représentent pas un obstacle insurmontable à la lutte du prolétariat. Elles ne sauraient empêcher le débouché révolutionnaire, bien au contraire, elles manifestent sa nécessité grandissante.

Ceci étant admis, il importe de bien comprendre dans quelles situations la décadence peut devenir un obstacle pour la lutte du prolétariat. C’est le cas quand elles s’expriment dans une période de contre-révolution, où la classe ouvrière est vaincue. Or, aujourd’hui, contrairement à ce qu’affirme le CCI, le prolétariat a été vaincu. En effet, si la période des années 1960-70 a représenté un retour à la lutte offensive du prolétariat, cette phase a pris fin au milieu des années 1970, amorçant un déclin continu de l’ampleur des luttes au niveau mondial, et principalement dans les pays centraux du capitalisme. Parallèlement, la conscience de classe a reculé de façon extrêmement prononcée, notamment avec ces affirmations de la bourgeoisie que le prolétariat avait disparu et que le communisme avait définitivement échoué du fait de la disparition du bloc de l’Est. Enfin, cette défaite s’est manifestée au niveau des organisations révolutionnaires qui, après avoir connu un afflux important de nouveaux militants, ont fait face à une succession de crises graves, de scissions et de départs massifs de militants, renvoyant ces organisations à leur vie d’avant 1968.

Ces trois phénomènes concomitants, recul des luttes, recul de la conscience, et recul des organisations révolutionnaires témoignent de façon indéniable d’une défaite morale et politique du prolétariat, bien que non physique comme dans les années 1920-30. Dès lors, les organisations révolutionnaires sont contraintes à agir à contre-courant, dans l’attente que les contradictions du capitalisme imposent à nouveau à la classe de reprendre le cours de sa lutte à mort contre le capitalisme. C’est donc à raison que le CCI affirme que c’est sur le terrain économique que les attaques de la bourgeoisie se feront les plus pressantes mais représentent également le terrain le plus favorable à la prise de conscience du prolétariat : « les attaques économiques (baisse du salaire réel, licenciements, augmentation des cadences, etc.) résultant directement de la crise affectent de façon spécifique le prolétariat (c’est-à-dire la classe produisant la plus-value et s’affrontant au capital sur ce terrain) » (Thèse n°17, Revue internationale n°107) ou encore « la crise économique […] est un phénomène qui affecte directement l’infrastructure de la société sur laquelle reposent ces superstructures ; en ce sens, elle met à nu les causes ultimes de l’ensemble de la barbarie qui s’abat sur la société, permettant ainsi au prolétariat de prendre conscience de la nécessité de changer radicalement de système, et non de tenter d’en améliorer certains aspects » (idem). Si la crise économique donne les conditions objectives au renversement révolutionnaire du capitalisme, les conditions subjectives sont également fondamentales. Celles-ci seront renforcées, aussi bien par l’approfondissement des contradictions du capitalisme que par la propagande des organisations révolutionnaires dont le rôle est de contribuer à l’unification du prolétariat dans la lutte ainsi que par la mise en avant des intérêts immédiats et historiques de la classe ouvrière. Il incombe donc aux révolutionnaires de participer activement au développement de la lutte de classe, ce qui passe notamment par la critique des théories qui représentent une impasse évidente pour le prolétariat.

 

Addendum

À l’issue de la crise de la Covid-19, le CCI a ajouté quatre caractéristiques de la décomposition dans la situation présente qui témoigneraient de son accélération (3è point du « Rapport sur la décomposition aujourd’hui », Revue internationale n°164, Mai 2017). Il s’agit ici de voir si elles sont plus en mesure que les thèses initiales à convaincre le prolétariat de l’existence de cette supposée période de décomposition.

1. C’est d’abord la gravité croissante des effets de la décomposition qui est mise en avant. En réalité, cette insistance témoigne du manque de compréhension dialectique de ce qu’est une dynamique de pourrissement. Alors que le CCI voit les conséquences de la décadence de façon figée, la notion même de pourrissement implique que les effets s’aggravent continuellement, de telle sorte que les événements du moment ne sont déjà plus les mêmes que ceux du moment précédent. Cette dynamique est au cœur même de la notion de décadence. Le pourrissement commence vers 1914 et ne cesse jamais depuis lors. Cela revient à dire que la gravité croissante des effets de la décadence est un phénomène permanent. Il ne faut pas attendre la décomposition, et moins encore les années 2010-20 pour s’en rendre compte.

2. Le deuxième facteur est l’irruption des effets de la décomposition sur le plan économique. Le fait que la décomposition ait pu surgir sur une base non-économique devrait suffire à remettre en question une telle analyse. Alors même que la décadence surgit sur une base immédiatement économique, monopoles, capitalisme financier, unification capitaliste du monde, forces productives ayant atteint la limite de leur progressisme historique, … il faut attendre plusieurs décennies pour que la décomposition prenne une forme économique. On reconnaît ici la méthode empiriste et impressionniste éloignée du marxisme, se mettant à la queue des événements plutôt que d’analyser les soubassements économiques des contradictions du capitalisme moderne.

3. L’avant-dernier facteur est l’interaction croissante des effets du capitalisme. À nouveau, ce constat découle d’un problème de méthode, et plus précisément d’une analyse non-dialectique de la réalité. L’une des nécessités de la dialectique est d’envisager les phénomènes observés dans leur globalité, dans un tout, comme soumis à une interaction permanente. Plutôt que d’isoler un phénomène pour l’observer in abstracto, la méthode dialectique implique de comprendre celui-ci par ses relations avec d’autres phénomènes, et se refuse à l’abstraire du milieu dans lequel il évolue. Par l’application de cette méthode, il apparaît que l’interaction des différentes composantes du capitalisme est un fait organique à celui-ci, indépendant de toute périodisation historique. Les rapports entre crise économique, lutte des classes, militarisme, ont toujours été imbriqués et se sont mutuellement transformés. L’année 1871 est une année de guerre, de famine, de lutte de classes. La période de sortie de guerre en 1919 associe militarisme, pandémie, lutte des classes, etc. Les exemples abondent de situations où il devient impossible d’isoler une de ses manifestations du contexte général dans lequel elle prend forme.

4. Enfin, la dernière dimension est la présence croissante de la décomposition dans les pays centraux. Si à nouveau, l’angle choisi relève de la courte-vue et d’une analyse s’appuyant uniquement sur quelques décennies au lieu de la perspective historique privilégiée par le marxisme, cette dimension met en avant un fait indéniable, à savoir que la bourgeoisie des pays centraux est plus à même que ses rivales des pays de la périphérie du système capitaliste mondial de contrôler et de repousser de façon relative les contradictions du capitalisme. Cette réalité s’est manifestée tout au long du XXe siècle, justifiant d’ailleurs pour les bolchéviks la thèse du maillon faible dans la mesure où les contradictions du capitalisme éclatent plus facilement dans un pays comme la Russie que dans le centre historique du capitalisme, le Royaume-Uni où les contradictions du capitalisme restent atténuées. Mais il est vrai que plus le capitalisme pourrit, plus la bourgeoisie des pays centraux rencontre des difficultés à surmonter ou à repousser les contradictions du mode de production capitaliste. Dépouillée de ses oripeaux empiristes qui nécessitent d’attendre les années 2010-20 pour voir les contradictions dans les pays centraux se manifester, cette affirmation contient donc une part de vérité.

 

Tibor

 


 

C.Mcl : Sur l’importance des Contre-Thèses sur la décomposition écrites par Tibor

 

Table des matières

Un argument d’autorité bien mal choisi
Le Manifeste de Marx réfute le CCI
L’impossible phase de décomposition dans le capitalisme
Un capitalisme « en crise permanente » ?
Une ‘théorie’ qui oblitère la réalité
L’origine de la ‘théorie’ de la décomposition
L’idéalisme du CCI
Une vision idéalisée de ‘l’ascendance’ du capitalisme
L’ignorance de la dialectique
Un salmigondis de contradictions

 


 

Il suffit de lire n’importe quel article du Courant Communiste International (CCI) ou d’écouter ses militants pour se rendre compte que ‘la décomposition’ est l’explication récurrente et roborative avancée derrière n’importe quel phénomène allant de la crise à la guerre, en passant par la politique, la culture, la délinquance ou les affaires de mœurs… Cette ‘explication’ passe-partout prétend qu’une « impasse momentanée de la société » serait advenue « du fait de la "neutralisation" mutuelle de ses deux classes fondamentales » et qui « empêche chacune d’elles d’apporter sa réponse décisive à la crise ouverte de l’économie capitaliste » (Thèse 6 du CCI sur la décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste). Ce serait ce blocage qui déterminerait à peu près tout dans le capitalisme depuis les années 1980-90 : la montée du populisme, la destruction accélérée de l’environnement, la généralisation de la corruption, etc.

Les Contre-thèses du camarade Tibor ont ceci d’important qu’elles offrent aux éléments en recherche d’une clarté marxiste, une déconstruction solidement argumentée d’une ‘théorie’ qui, en apparence, semble pouvoir tout expliquer, mais qui n’explique rien du tout parce que purement phénoménologique. Nous voudrions souligner ici toute leur importance en ce qu’elles offrent une double démonstration : non seulement celle de l’inanité de cette ‘théorie de la décomposition’, mais également, par ricochet, celle de la vacuité de cette autre ‘théorie’ du parasitisme politique dont la décomposition constitue l’un des piliers. Nous développerons ici deux aspects que la lecture de ces Contre-Thèses nous a inspirée : l’un sur leur importance (la présente contribution) et l’autre sur une divergence de fond que nous avons avec le camarade Tibor (cette divergence sera développée dans une contribution à venir).

Si, par bien des aspects, l’analyse des Contre-Thèses rejoint notre propre critique développée aux pages 14 à 19 de notre Cahier Thématique n°3, elles sont cependant bien plus globales en ce qu’elles débusquent quasiment toutes les arguties de l’argumentation du CCI qui viennent oblitérer une véritable compréhension marxiste de la réalité. Nous ne reviendrons donc pas ici sur les réfutations de chacune des thèses du CCI développées par le camarade Tibor, elles se suffisent par elles-mêmes, nous voudrions cependant apporter quelques arguments complémentaires et souligner certains éléments peu ou pas abordés par le camarade.

 

Un argument d’autorité bien mal choisi

 

Dépité d’être isolé à défendre cette ‘théorie’ de la décomposition [28], le CCI cherche par tous les moyens à la crédibiliser en faisant appel à nos illustres prédécesseurs. Ainsi répète-il à l’envi que [29] :

Non seulement le CCI démontre qu’il est incapable de lire correctement Marx, mais il n’hésite pas à transformer le sens de ses propos ! En effet, lorsque celui-ci évoque cette « ruine des diverses classes en lutte », il cite l’Antiquité (Homme libre et esclave, patricien et plébéien), le Moyen-Âge (baron et serf) et l’Ancien Régime (maître de jurande et compagnon), mais il ne cite jamais le capitalisme contrairement à ce que prétend fallacieusement le CCI en mettant sous la plume de Marx que : « parmi les “diverses classes en lutte” aujourd’hui, il est bien question de la bourgeoise et du prolétariat ! ». Et pour cause puisque Marx rejette explicitement dans le Manifeste toute existence possible d’une telle phase pour le capitalisme.

 

Le Manifeste de Marx réfute le CCI

 

Pour le CCI, le capitalisme serait entré depuis les années 1980 dans une nouvelle phase de sa décadence : une « phase de décomposition déterminée fondamentalement par des conditions historiques nouvelles, inédites et inattendues : la situation d’impasse momentanée de la société, de ‘blocage’, du fait de la ‘neutralisation’ mutuelle de ses deux classes fondamentales qui empêche chacune d’elles d’apporter sa réponse décisive à la crise ouverte de l’économie capitaliste » Thèse 6 du CCI sur la décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste.

Marx, par contre, rejette explicitement toute existence possible d’une telle phase dans le capitalisme. Ainsi, Le Manifeste récuse les deux fondements de base de cette ‘théorie de la décomposition’ du CCI :

  1. « La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux » écrit Marx. Autrement dit, si l’existence même de la bourgeoisie dépend de la révolution constante de l’ensemble des rapports sociaux , tout blocage, impasse ou neutralisation de ces derniers implique l’arrêt pur et simple du capitalisme. En conséquence, Marx exclut toute possibilité de phase de décomposition pour le capitalisme.
  2. Et cette impossibilité, Marx l’explique par une différence fondamentale (et non une analogie comme le prétend le CCI) entre le mode de production capitaliste et tous les autres : « Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes ».

Si, dans sa première Contre-Thèse, le camarade Tibor reprend opportunément ces mêmes passages de Marx pour récuser l’idée de « crise historique de l’économie » défendue par le CCI [31] , en réalité, ces passages rejettent tout aussi explicitement les deux fondements de base de cette ’théorie’ de la décomposition !

 

L’impossible phase de décomposition dans le capitalisme

 

Ce rejet par Marx d’un possible « blocage du rapport de force entre les deux classes fondamentales de la société » pour le capitalisme est intrinsèque à son analyse de ce mode de production puisqu’une telle configuration est totalement incompatible avec les impératifs requis par l’accumulation du capital qui nécessitent de « révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux ».

Les faits confortent pleinement cette conception et infirment totalement celle du CCI puisque, conformément à Marx, le rapport de force entre les classes ne connaît jamais de ‘blocage – impasse – neutralisation’ durant toute l’histoire du capitalisme, ni sur le plan socio-politique de l’évolution de la conflictualité sociale (Graphe 1), ni sur le plan économique de l’évolution du taux d’exploitation (Graphe 2).

Graphe 1 : Grèves dans 16 pays développés

En effet, le graphe ci-dessus montre clairement l’absence de tous ‘blocage – impasse – neutralisation’ du rapport de force entre les classes puisque ce dernier fluctue constamment à court et moyen termes [32]. Le recul continu de la conflictualité sociale depuis 1975 atteint même l’un de ses plus bas niveaux historiques et elle est dix fois moindre que durant la décennie 1965-75. Dès lors, prétendre que la bourgeoisie et le prolétariat « s’affrontent sans parvenir à imposer leur propre réponse décisive » est une pure et simple vue de l’esprit, un de ces schémas idéalistes typiquement hors sol du CCI.

C’est cet affaiblissement continu du recul de la conflictualité sociale depuis un demi-siècle qui permet à la bourgeoisie d’imposer ses impératifs au prolétariat avec de plus en plus de facilité et de laisser libre cours à ses pulsions impérialistes. En effet, non seulement la bourgeoisie parvient à imposer son austérité et un début d’économie de guerre, mais aussi d’avancer ses pions sur le plan militaire et inter-impérialiste sans rencontrer de grandes résistances de la part de la classe ouvrière … toutes choses que le CCI récuse puisqu’il prétend que l’on assiste à une reprise historique des combats de classes depuis l’été 2022 [33] et que la reformation de blocs impérialistes en vue d’une troisième Guerre Mondiale est quasi exclue dans ce contexte de décomposition [34].

En conséquence, cet affaiblissement de la classe ouvrière depuis 1975 se traduit par une hausse de son taux d’exploitation (ou de plus-value) depuis cette date (Graphe 2). En effet, ce taux constitue la mesure du rapport de force entre la bourgeoisie et le prolétariat sur le plan économique, puisqu’il rapporte la plus-value extraite à la masse salariale. Il est calculé en Grande-Bretagne, pays étudié par Marx dans Le Capital. Ici aussi, nous constatons une absence totale de ‘blocage – impasse – neutralisation’ et une fluctuation continuelle de ce taux d’exploitation à court et moyen termes.

Graphe 2 : Taux de plus-value

En effet, nous y voyons un quasi doublement de ce taux pendant la révolution industrielle (1760-1855) ; une stabilisation durant une quinzaine d’années (1855-1870), puis un recul jusqu’en 1895 à la suite de la montée en puissance du mouvement ouvrier ; s’en suit une contre-offensive patronale jusqu’à la première Guerre Mondiale ; le pic lors de cette dernière (durant laquelle la main d’œuvre est surexploitée) ; la diminution relative de ce taux durant l’entre-deux guerres et le capitalisme d’État conventionné des Trente glorieuses ; puis sa remontée avec le passage au capitalisme d’État néolibéral à partir de 1974.

Autrement dit, non seulement les deux fondements de ladite ‘théorie de la décomposition’ sont déjà récusés par Marx, mais ils ne correspondent à rien de tangible dans la réalité. Ne s’appuyant sur aucune base solide, ni théorique, ni empirique, cette ‘théorie’ n’est qu’un château de carte édifié sur du sable mouvant … et le danger du sable mouvant, s’est d’y entrainer le prolétariat … justifiant ainsi la mise en garde énoncée par le camarade Tibor dans ses Contre-Thèses : « Il est donc de la plus grande importance que le prolétariat rejette, à la suite d’un examen scientifique et non pas à la suite d’a priori ou de préjugés, la position erronée faisant de la décomposition une nouvelle phase historique, dont les caractéristiques seraient qualitativement nouvelles, et aboutiraient à transformer les perspectives du prolétariat, c’est-à-dire en réalité à le désarmer ».  

 

Un capitalisme « en crise permanente » ?

 

Dans ses Contre-thèses 1 & 5, le camarade Tibor s’attaque à l’un des fondements sur lesquels le CCI s’est construit : l’idée mécaniste et fataliste d’une « crise historique de l’économie » qui serait permanente depuis la fin des années 1960 (l’expression « crise permanente » revient à trois reprises dans les Thèses du CCI). Cette idée provient de son ancêtre politique – la Gauche Communiste de France [35] – et elle est régulièrement réaffirmée tout au long du demi-siècle d’existence du CCI [36]. Nous l’avons réfutée de façon développée dans notre article dont l’intitulé est une citation de Marx : Des crises permanentes, ça n’existe pas car cette conception est totalement étrangère à la compréhension marxiste de la dynamique et des contradictions du capitalisme. En effet, aveuglé par cette certitude immédiate d’une « crise permanente », le CCI est totalement passé à côté de trois évolutions majeures du capitalisme :

 

1- Le CCI est totalement passé à côté du capitalisme d’État néolibéral

Au lieu de prendre conscience du recul de la conflictualité sociale dès le milieu des années soixante-dix, du tournant consécutif dans les politiques de la bourgeoisie et de la nécessité de mettre en place des équipes de droite capables de les mener, le CCI n’y a vu que des mesures visant à crédibiliser les syndicats et partis de gauche, prétendus rejetés dans l’opposition pour faire barrage à la radicalisation d’une supposée ‘troisième vague internationale de luttes’ potentiellement décisives durant les « années 80 de vérité » … alors que, dans les faits, la conflictualité sociale était déjà divisée par quatre (Graphe 1) ! Plus, cette conflictualité des années 1980 était redescendue au pire niveau de l’entre-deux-guerres … mais le CCI prétendait qu’elle était censée trancher l’alternative entre la guerre et la révolution ! Voilà où mène l’aveuglement envers des schémas purement idéalistes jamais remis en question.

 

2- ‘Crise permanente’ et danger de guerre

Croyant dur comme fer que le capitalisme avait épuisé toutes ses cartes sur le plan économique, le CCI n’a pas vu le redressement du taux de profit, depuis 1982, consécutif à l’application des politiques néolibérales visant à accroître le taux de plus-value (Graphe 3). Ce redressement a éloigné la nécessité de recourir à une dévalorisation massive par une guerre, une crise ou des mesures de capitalisme d’État aboutissant au même résultat. Au lieu d’analyser cela, le CCI a maintenu ce danger imminent de troisième guerre mondiale perçu comme seule solution à une « crise permanente ».

Ce n’est qu’après 1989 que cette organisation lève l’hypothèque d’une troisième guerre mondiale, mais du simple fait de l’implosion des blocs impérialistes après la chute du mur de Berlin, car ce credo de la « crise permanente » est réitéré avec une vigueur redoublée : « la crise économique, malgré des hauts et des bas, est essentiellement devenue permanente […] La crise qui se déroule déjà depuis des décennies va devenir la plus grave de toute la période de décadence… » [37]. Or, le taux de profit ne fait qu’augmenter depuis 1982, il s’est rapidement redressé après l’épisode conjoncturelle de la pandémie de Covid-19 et il est actuellement au plus haut à l’échelle historique :

Graphe 3 : USA – Taux de profit, de plus-value et composition du capital

Qu’une prochaine crise advienne, c’est une certitude compte-tenu de leur caractère cyclique comme Marx l’a bien mis en évidence (et non pas permanent comme le soutient le CCI) : « la production capitaliste traverse certains cycles périodiques. Elle passe par des états de calme, d’animation, de prospérité, de surproduction, puis de crises et de stagnation » in Salaires, prix et plus-value. Quant à son ampleur, Marx n’a pas attendu les dons de voyance du CCI pour affirmer que les crises « se répètent à une échelle toujours plus vaste » [38].

 

3- ‘Crise permanente’ et pays émergents

Le CCI a également été aveugle aux conséquences des politiques néolibérales qui ont accéléré les émergences économiques de nombreux pays, et non des moindres, comme celles de la Chine, de l’Inde et de la majorité de l’Asie. Ainsi, après la sentence assénée avec la foi d’un charbonnier en 1980 par ses deux mentors qui décrétaient l’impossibilité totale de tout développement dans un Tiers-Monde condamné à la misère la plus absolue [39], il n’a fait que répéter ce dogme par la suite. Ce genre de pronostics récurrents et ridicules est encore réitéré aujourd’hui : « L’Inde ne forme pas non plus une alternative viable à terme pouvant jouer un rôle équivalent à la Chine dans les années 1990-2000 ; les circonstances ayant permis le ‘miracle de l’émergence de la Chine’ étant révolues, une telle perspective est désormais impossible » Revue Internationale n°172, alors que, à l’image de la Chine, ce pays émerge depuis près de cinq décennies :

Graphe 4 : Inde – Croissance du PIB/habitant réel

Ainsi, comme le note très justement Tibor, c’est également en se basant sur ce fondement immédiatiste d’une « crise permanente du capitalisme » que le CCI « fait de l’alternative guerre ou révolution une perspective immédiate et permanente alors même qu’il s’agit d’une perspective historique dont la menace ne cesse de planer et dont la nécessité est certaine, mais qui ne force pas pour autant la bourgeoisie à déchaîner cette arme si d’autres solutions moins destructrices ou plus profitables pour elle lui sont possibles, ce qui est le cas depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale (capitalisme d’État néo-keynésien puis tournant au capitalisme d’État néo-libéral afin de redresser le taux de profit par une augmentation du taux de plus-value, avec toutes les conséquences qui en ont découlé comme la financiarisation de l’économie ou encore les délocalisations) ».

 

Une ‘théorie’ qui oblitère la réalité

 

Censée rendre compte de la réalité, en fait, la théorie de la décomposition l’oblitère. Ainsi, jusqu’il y a peu, dans ses thèses, résolutions et autres textes, cette organisation assène à longueur de pages que la décomposition aggrave et accélère inexorablement la crise économique, et qu’elle empêche désormais tout développement économique réel. Ainsi, le CCI affirmait avec certitude que les ex-pays de l’Est ne pourraient pas se redresser, qu’ils sombreraient dans le chaos et que l’implosion des pays staliniens restants (Vietnam, Chine, Laos…) n’était qu’une question de temps…

Nous pourrions remplir des pages entières de citations illustrant cette vision catastrophiste pour l’avenir des pays du bloc de l’Est et l’évolution de l’économie mondiale après 1989. Quelques titres d’articles et résolutions de sa Revue Internationale suffiront : n°62 Pays de l’Est : crise irréversible, restructuration impossible ; n°61 La crise du capitalisme d’État : l’économie mondiale s’enfonce dans le chaos ; le ton était déjà donné dans ses Thèses sur la décomposition : « Parmi les caractéristiques majeures de la décomposition de la société capitaliste ... on trouve évidemment la perte de contrôle toujours plus grande de la classe dominante sur son appareil économique [...] L’absence d’une perspective (exceptée celle de "sauver les meubles" de son économie au jour le jour) ... ».

Le CCI était tellement convaincu de l’impossibilité de restructuration des pays de l’Est qu’il accusa même Battaglia Comunista d’apporter une contribution à la ‘répugnante campagne sur la supériorité du capitalisme sur le communisme après 1989’ … parce qu’elle défend : « l’hypothèse stupéfiante selon laquelle le capitalisme occidental pourrait faire des affaires en or en investissant dans les pays de l’Est, on en a vraiment les bras qui tombent … Battaglia va droit son chemin et prend au sérieux les bavardages sur les prochains afflux énormes de capitaux à l’Est … les marchés à l’Est ont déjà montré qu’ils n’étaient pas solvables par rapport aux investissements modestes de la fin des années 60 ; comment pourraient-ils rémunérer des "placements de capitaux financiers sans précédent" ». Et le CCI de poursuivre de façon sentencieuse et méprisante : « Voilà à quelles aberrations, à quelle irresponsabilité, conduit la perméabilité de Battaglia Comunista à l’idéologie bourgeoise. …nous avons au moins le droit de demander que Battaglia Comunista cesse de publier des articles qui disent tout et son contraire » Frederic, RI n°187 - 1990. Trente-cinq ans après, l’on a vraiment les bras qui en tombent sur la prétendue ‘justesse’ de telles prophéties assénées au nom de la supériorité de ‘l’analyse marxiste de la décomposition’ … et l’on serait, à notre tour, en « droit de demander que le CCI cesse de publier des articles qui disent tout et son contraire » !

En effet, au lieu de s’être ‘décomposé’ comme le prévoyait le CCI, le capitalisme s’est considérablement recomposé en se développant en Asie et même dans plusieurs pays de l’Est. Il suffit de regarder le graphe 5 ci-dessous : pendant que le CCI ânonnait ses schémas catastrophistes, la Pologne, la Hongrie et la Tchécoslovaquie se sont rapidement restructurés et ont même mieux performés que l’Europe occidentale et les États-Unis :

Graphe 5 : Hongrie, Pologne, Tchécoslovaquie, Europe de l’Ouest, USA

En réalité, aucune des prévisions économiques du CCI découlant de ses Thèses sur la décomposition ne se sont réalisées : le phénomène des pays émergents a emporté l’Asie de l’Est dans une spirale de développement économique depuis les années 1950 (Graphe 6 et 7) ; l’Inde (Graphe 4 et 8) et la Chine (Graphe 8) également … pourtant deux géants démographiques parmi les pays les plus pauvres au monde après la seconde Guerre Mondiale ! Même le Vietnam (Graphe 9) et le Laos (Graphe 10) ont notablement prospérés, or, ce sont deux pays staliniens (soi-disant irréformables et condamnés à l’implosion pour le CCI), qui ont été les plus bombardés au monde et ravagés par une guerre interminable … et dont cette organisation décrétait la faillite pour toujours !

Graphe 6 : Asie émergente

Graphe 7 : Corée du Sud - Taïwan - Hong Kong - Singapour

Graphe 8 : La grande divergence : Chine-Inde / USA-UK

Graphe 9 : Vietnam : PIB par habitant 1820-2018

Graphe 10 : Laos, PIB par habitant 1950 - 2018

 

L’origine de la ‘théorie’ de la décomposition

 

Dans sa Contre-thèse 6, le camarade Tibor révèle la véritable origine de cette ‘théorie’ de la décomposition : la nécessité pour le CCI, non pas de mieux comprendre la réalité, mais de masquer la faillite de son analyse du rapport de force entre les classes et des dites ‘années 80 de vérité’ : « Ainsi, il importe de comprendre que sur le plan théorique, la décomposition est née comme un expédient permettant de justifier l’absence de résolution de l’alternative guerre ou révolution pendant la décennie 1980 ».

Et pour cause, cette organisation s’est construite sur la perspective d’un « cours à la révolution » ouvert par Mai 68 devant aboutir à l’alternative ‘guerre ou révolution’ durant les années 80 [40]. Rien de tout cela n’étant advenu, le CCI se devait de masquer la faillite de ses analyses et répondre aux multiples doutes et crises organisationnelles qui le traversaient. Prenant alors appui sur quelques évènements marquants de l’époque et, surtout, sur l’effondrement du bloc de l’Est en 1989, le CCI a imaginé cette ‘théorie de la décomposition’ censée subitement tout expliquer à la fois : l’épuisement de la dynamique de luttes qui devaient pourtant trancher l’avenir de l’humanité ; l’effondrement du mur de Berlin ; le non éclatement de la troisième Guerre Mondiale… mais également expliquer ses crises organisationnelles internes favorisées par le soi-disant phénomène de parasitisme politique impulsé par cette ‘décomposition du capitalisme’.

Résultat de toutes ces dérives : le CCI s’est réfugié dans une forteresse assiégée par un monde ‘en décomposition’ et une horde de parasites ne cherchant qu’à lui faire la peau. L’aveu en est le titre même de deux de ses brochures abjectes dont il a le secret : Sur la prétendue paranoïa du CCI – I & II, brochures dont la lecture donne à vomir et qui restituent bien l’ambiance et les délires paranoïaques qui se sont emparés de ce groupe.

 

L’idéalisme du CCI

 

En soulignant, dans sa Contre-Thèse 7, qu’une « hypothèse théorique ne devient une explication valable que si celle-ci se vérifie dans la réalité et permet de mieux la comprendre », le camarade Tibor a bien identifié le fondement idéaliste des analyses du CCI, puisqu’il y montre minutieusement que « toutes ‘les caractéristiques essentielles de la décomposition’ avancées par le CCI dans sa septième thèse sont, soit fausses, soit ne sont en rien inédites et constitutives d’une période nouvelle ». Il rejoint ainsi notre propre analyse de cette organisation que nous avons qualifiée de « Pôle idéaliste de la Gauche Communiste » dans le n°3 de nos Cahiers Thématiques, cahier entièrement consacré à la critique de ses fondements théoriques et de ses pratiques organisationnelles.

C’est donc avec une délicieuse ironie que Tibor introduit sa Contre-Thèse 8 : « Pressentant peut-être la fragilité de ses exemples de faits « matériels », le CCI prend la précaution, dans sa thèse suivante, d’affirmer que la décomposition se manifesterait surtout sur les plans politiques et idéologiques » !

 

Une vision idéalisée de ‘l’ascendance’ du capitalisme

 

Alors que le CCI fait de la corruption une supposée preuve de l’entrée du capitalisme dans sa phase de décomposition, Tibor cite le tableau peint par Marx de la monarchie de Juillet, l’un des régimes les plus corrompus de l’histoire de France, et ce pour bien montrer que « la corruption n’est pas une manifestation de la décomposition du capitalisme, ni même de sa décadence, mais d’une société où l’argent règne en maître ».

Cette belle référence nous permet de souligner un trait caractéristique du fond théorique du CCI : son ignorance des réalités les plus élémentaires du capitalisme avant 1914, qu’il peint systématiquement en rose, et donc son incompréhension totale des caractéristiques et des évolutions du capitalisme après 1914, qu’il peint systématiquement en noir. Ainsi définit-il toujours le capitalisme d’État comme un emplâtre sur une jambe de bois, càd un palliatif pour tenter de maintenir sur pied un capitalisme ‘en crise permanente’ depuis 1914. Or, n’en déplaise au CCI, les plus fortes croissances économiques l’ont toutes été après 1914 et sous des régimes de capitalisme d’État : le Japon et l’Europe occidental d’après-guerre (en particulier l’Allemagne) ; les Nouveaux Pays Industrialisés (Corée du Sud, Taïwan, Hong-Kong et Singapour) ; l’Inde ; l’Asie émergente du SE ; certains pays de l’Est… et même des capitalismes d’États staliniens comme la Chine, le Vietnam et le Laos que le CCI caractérise comme intrinsèquement faibles, incapables de se réformer et de se développer à l’image des régimes staliniens des ex-pays d’Europe de l’Est !

Pour l’illustrer, puisque le CCI évoque la corruption comme preuve de l’entrée du capitalisme dans sa supposée phase de décomposition, nous ne résistons pas à lui soumettre une question fréquemment posée à ce sujet par cet excellent économiste du développement qu’est Ha-Joon Chang [41] :

Après ce descriptif, force est de constater que, malgré la corruption et les mœurs de gangsters actuels de la bourgeoisie tant dépeints par le CCI, celle-ci est encore bien plus ‘civilisée’ et régulée aujourd’hui que dans le capitalisme d’avant 1914 ! De plus, cette ressemblance frappante entre la Chine des dernières décennies et les États-Unis du 19e siècle n’a pas empêché ces derniers de devenir la première puissance économique mondiale ! Alors, pourquoi le CCI a-t-il toujours dénié cette possibilité de développement à la Chine (et à l’ensemble du ‘Tiers-Monde’ également) et répété depuis un demi-siècle que, foncièrement staliniens, en ‘crise permanente’, ces pays seraient constamment au bord du gouffre, prêt à imploser comme les pays de l’ex-bloc de l’Est ? Voilà où mène la répétition à l’envi de vieux logiciels obsolètes que le CCI se refuse systématiquement de discuter et remettre en cause !

 

L’ignorance de la dialectique

 

A de nombreuses reprises dans ses Contre-Thèses, Tibor souligne l’incapacité totale du CCI à raisonner dialectiquement. À ce propos, nous ne résistons pas à prolonger l’argumentation du camarade sur le chômage dans sa Contre-Thèse 14 en évoquant tout le ridicule qu’a engendré le cumul de toutes les erreurs d’analyses du CCI sur cette question de la place du chômage et des chômeurs dans la lutte des classes.

En effet, durant lesdites ‘années décisives de vérité’ (années 1980), le mentor historique du CCI a décrété que : ‘si les chômeurs avaient perdu l’usine, par contre, ils avaient gagné la rue’. S’en est suivi de nombreux articles sur le rôle positif du chômage et des chômeurs dans le développement de la lutte des classes, articles inaugurés par un ‘texte cadre’ publié dans la Revue Internationale n°42 du CCI en 1985 : « ...les tous premiers développements du machinisme, les chômeurs et le chômage en général, ne furent pas amenés à jouer un rôle particulier dans l’avancée de la lutte de classe du siècle dernier [19e S] (…) Cette situation change radicalement avec l’ouverture et la course effrénée de la décadence du capitalisme. (…) ...à notre époque, le développement du chômage avait joué et jouera un rôle extrêmement important dans le développement de la conscience de classe et dans la lutte de classe en général. (…) Aujourd’hui, le chômage massif fait sa réapparition, mais dans un contexte totalement différent, et dans cette situation radicalement différente des années 30 où le joug de la contre-révolution n’écrase plus la classe ou­vrière, la lutte des chômeurs qui commence à poindre, menace de contribuer grandement au bouleversement gigantesque de tout l’ordre social établi. (…) C’est ainsi que tout rassemblement des chômeurs dans des manifestai ions ou dans des comités est une force qui les contient toutes. Rassemblés massivement, les chômeurs sont directement amenés à prendre conscience de l’immensité du problème qu’ils représentent et de l’inanité de tous les discours syndicaux. Non seulement, les chômeurs en se mobilisant, prennent conscience de leur force, mais aussi des liens qui les unissent à toute la classe ouvrière dont ils ne forment pas une entité séparée ».

Des interventions militantes régulières aux bureaux de chômage et dans les comités de chômeurs existants furent donc organisées, etc. Comme toute cette agitation n’a rien donné, de supposé positif pour le développement de la lutte des classes, le chômage se serait transformé en un facteur négatif avec ladite décomposition !

Et c’est ainsi pour tout dans les raisonnements du CCI : une succession de schémas abstraits, soit blanc, soit noir … la dialectique étant totalement inconnue au bataillon comme l’exprime bien le camarade Tibor : « Le chômage appartient à ces contradictions du capitalisme dont les effets sur le prolétariat dépendent de façon importante du degré de sa conscience de classe. Au même titre que la guerre ou de la crise, le chômage n’est pas, a priori, un facteur favorable à la lutte de classe. […] le chômage peut agir dans le sens de l’absence de perspectives et de découragement. » !

 

Un salmigondis de contradictions

 

D’apparence construites et logiques, le camarade Tibor démontre magistralement que les thèses du CCI sur l’avènement d’une supposée phase de décomposition du capitalisme à la charnière des années 1980-90 ne sont qu’un tissu de sophismes et de postulats idéalistes extrêmement dangereux pour la théorie révolutionnaire. Rajoutons qu’elles sont souvent contradictoires entre elles pour qui les lits attentivement ! Établir la liste complète de ces apories prendrait trop de place ici, nous en soulignerons deux particulièrement succulentes !

Commençons par la première : lorsque le CCI nous explique la cause faisant naître la décomposition, il utilise les termes de blocage, impasse, neutralisation du rapport de force entre les deux classes fondamentales. Or, lorsqu’il veut expliquer le développement de la décomposition, il utilise des synonymes comme gel et stagnation : « Encore moins que pour les autres modes de production qui l’ont précédé, il ne peut exister pour le capitalisme de "gel", de "stagnation" de la vie sociale ». Sans vouloir faire de sémantique, gel, stagnation et blocage, impasse, neutralisation, c’est du pareil au même ! Mais alors, le CCI doit choisir :

Autrement dit, le CCI affirme à la fois qu’il ne peut y avoir de stagnation ou gel de la vie sociale dans le capitalisme, mais aussi le contraire en postulant que la décomposition correspond à un blocage, une impasse, une neutralisation de la vie sociale … comprenne qui pourra !

Mais il y a plus comique encore. En effet, dans le cadre du blocage du rapport de force entre les classes qui constitue la cause de la décomposition, le CCI fait de la crise économique le principal facteur de son développement : « c’est là l’élément qui détermine en dernier ressort l’évolution de la situation mondiale, le même facteur qui se trouve à l’origine du développement de la décomposition, l’aggravation inexorable de la crise du capitalisme » [42].

Cependant, récemment obligé de reconnaître la formidable croissance chinoise alors qu’il l’avait toujours niée, le CCI l’explique maintenant ainsi : « Il a fallu la survenue des circonstances inédites de la période historique de la décomposition pour permettre l’ascension de la Chine, sans laquelle celle-ci n’aurait pas eu lieu » [43], ou encore : « …l’étape actuelle de "mondialisation" du capitalisme d’État, déjà introduite au préalable, a rendu possible, dans le contexte post 1989, un développement réel des forces productives dans ce qui avait été jusqu’à maintenant des pays périphériques du capitalisme » in Revue Internationale n°157 du CCI [44].

Mais alors, si la phase de décomposition a permis « un développement réel des forces productives », notamment la formidable « ascension de la Chine » (et de la majorité de l’Asie que le CCI oublie toujours), selon la logique CCIènne, il aurait fallu assister à une atténuation dans le développement de la décomposition et non pas une aggravation comme il le répète inlassablement !

Et c’est toujours ainsi dans les ‘explications’ avancées par le CCI : un tissu d’incohérences comme nous l’avons longuement démontré dans le n°3 de nos Cahiers Thématiques entièrement consacré à la réfutation des bases théoriques et organisationnelles de ce groupe.

 

C.Mcl

 

[1THÈSES : la décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste, Revue internationale n°107, 4e trimestre 2001 (mai 1990).

[2Marx, Grundrisse, Éditions 10/18, Tome IV, p.17-18. Sauf précision contraire, les passages soulignés le sont par moi.

[3Thèse n°2, Revue internationale n°107.

[4Thèse n°3, Revue internationale n°107.

[7Théories sur la plus-value, Éditions sociales, II, p. 592.

[8« Années 80 : les années de vérité », Revue internationale n°20.

[10« Famines by world region, 1860-2016 », Our World in Data.

[13Remi Jedwab, Luc Christiaensen et Marina Gindelsky, « Demography, Urbanization and Development : Rural Push, Urban Pull and… Urban Push ? », Journal of Urban Economics, vol. 98, mars 2017.

[14Drammi gialli e sinistri della moderna decadenza, sociale”, Il Programma Comunista nº 17/1956, 24 août 1956.

[16Steven Pinker, Le triomphe des lumières, Les Arènes, 2018, p. 219.

[18« Piena e rotta della civiltà borghese », Battaglia Comunista, 8.12.1951 (traduction Invariance).

[20Karl Marx, Les luttes de classe en France, De février à juin 1848, 1850.

[21Vantage Point, Séoul, novembre 1995, p. 17

[22Pour le cas britannique, consulter https://www.bbc.co.uk/bitesize/guides/z2cqrwx/revision/8

[23Lettre à Denise Naville et Jean Rous, 10 mai 1938.

[24Signification et impact de la guerre en Ukraine, Revue Internationale n°168.

[25« Devant une nouvelle guerre mondiale », 9 août 1937.

[26Karl Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel.

[27Rosa Luxemburg, La Crise de la social-démocratie.

[28« Le CCI est pratiquement seul à défendre la théorie de la décomposition. D’autres groupes de la Gauche communiste la rejettent complètement » Résolution sur la situation internationale, 24e congrès du CCI – 2021. De même : « Seul le CCI défend l’analyse de la décomposition, phase finale de la décadence capitaliste que beaucoup de groupes du milieu politique prolétarien rejettent… » ICC on line 08/11/2021.

[29Revue Internationale du CCI : n°91, n°103, n°107, n°124, n°149.

[30Les failles du PCI sur la question du populisme (Partie II), CB, Révolution internationale n° 470 - mai juin 2018.

[31« Le capitalisme, par la logique même de l’accumulation, ne saurait donc connaître une phase de déclin économique définitif, une ‘crise historique de l’économie’ » (Thèse n°1, Revue internationale n°107) » Tibor, Contre-Thèse 1.

[32Explosion des luttes après la première Guerre Mondiale, reflux durant l’entre-deux guerres, poussée de mécontentements à la fin de la seconde Guerre Mondiale, maintien d’une combativité soutenue durant les Trente glorieuses, forte poussée entre 1965-75, puis reflux continu ensuite.

[33Idée qui a été déconstruite dans le n°8 de notre revue Controverses, pages 24 à 27.

[34Idée que nous avons réfuté dans l’article sur Les errances du CCI sur les rapports inter-impérialistes, également publié dans le n°6 de notre revue Controverses.

[35« Ces deux cours [à la guerre et à la révolution] ayant leur source dans une même situation historique de crise permanente du régime capitaliste… […] L’absence de nouveaux débouchés et de nouveaux marchés où puisse se réaliser la plus-value incluse dans les produits au cours du procès de la production, ouvre la crise permanente du système capitaliste. La réduction du marché extérieur a pour conséquence une restriction du marché intérieur. La crise économique va en s’amplifiant […] Prise dans ce sens historique, la guerre à l’époque impérialiste, présente l’expression la plus haute en même temps que la plus adéquate du capitalisme décadent, de sa crise permanente et de son mode de vie économique : la destruction » extraits du Rapport sur la situation internationale, conférence de la Gauche Communiste de France en juillet 1945, rapport republié et cité de nombreuses fois par le CCI dans sa Revue Internationale.

[36« La décadence du capitalisme est marquée par l’épanouissement des contradictions inhérentes à sa nature, par une crise permanente » Revue Internationale n°15, 1978, p.1 ; « Lors du deuxième Congrès, nous avions pu constater la confirmation de ce qui était déjà notre analyse avant même la constitution officielle du CCI, à savoir : la fin de la période de reconstruction et l’entrée du système capitaliste dans une nouvelle phase de la crise permanente historique du système » Revue Internationale n°18, 1979, 3ème congrès du CCI ; « La surproduction chronique, une entrave incontournable à l’accumulation capitaliste » Revue Internationale n°141, 2010.

[37Résolution sur la situation internationale du 24e congrès du CCI – 2021.

[38« Les contradictions capitalistes provoqueront des explosions, des cataclysmes et des crises au cours desquels les arrêts momentanés de travail et la destruction d’une grande partie des capitaux ramèneront, par la violence, le capitalisme à un niveau d’où il pourra reprendre son cours. Les contradictions créent des explosions, des crises au cours desquelles tout travail s’arrête pour un temps tandis qu’une partie importante du capital est détruite, ramenant le capital par la force à un point où, sans se suicider, il est à même d’employer de nouveau pleinement sa capacité productive. Cependant ces catastrophes qui le régénèrent régulièrement, se répètent à une échelle toujours plus vaste, et elles finiront par provoquer son renversement violent » Grundrisse, Éditions 10/18, Tome IV, p.17-18. Passages soulignés par nous.

[39« La période de décadence du capitalisme se caractérise par l’impossibilité de tout surgissement de nouvelles nations industrialisées » et donc que « l’Inde ou la Chine » sont « condamnés à stagner dans le sous-développement total, ou à conserver une arriération chronique » citations tirées d’un texte fondateur coécrit par le mentor historique et actuel du CCI : Revue Internationale n°23, 1980.

[40Nous avons déconstruit toutes ces élucubrations aux pages 7 à 13 de notre Cahier Thématique n°3.

[41Extrait de : 2 ou 3 choses que l’on ne vous dit jamais sur le capitalisme, Seuil.

[43Résolution sur la situation internationale du 23e congrès du CCI. Nous avons réfuté cette explication farfelue aux pages 15 à 19 du n°3 de nos Cahiers Thématiques.

[44Nous avons réfuté ces explications farfelues aux pages 15 à 19 du n°3 de nos Cahiers Thématiques.