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Rubrique : Art

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  • Réflexions sur l’art
  • Réflexions sur l’art

    Ce qui suit [1] pourra sembler très éloigné des préoccupations politiques, marxistes et révolutionnaires. Cela sera peut-être décevant et pourrait passer pour une prise de tête conceptuelle un peu vaine. Surtout, j’énonce péremptoirement plein de choses fort discutables qui mériteraient peut-être d’être creusées, développées et solidement étayées. Mais comme la question est extrêmement vaste, je prends le parti de parler de ce qui me semble essentiel et d’abandonner toute une série d’angles d’attaque pourtant passionnants : la question de la mimesis (l’art doit-il représenter le réel ?), de la fiction (tout art est-il fictif ?), du plaisir que produit l’art, mais aussi de sa dimension économique (quid de l’art dans le système marchand capitaliste ?). Dans ce texte, le chemin qui va de l’art à la politique peut sembler tortueux. L’approche politique de l’art y occupe une place marginale mais il m’a semblé important d’établir les éléments propres à l’art qui justifient ma conclusion. Dans celle-ci, j’ai surtout cherché à clarifier les éléments qui, au sujet de l’art, me semblent devoir occuper, voire inquiéter, ceux qui contestent le système capitaliste dans lequel nous baignons.

    L’impossible définition

    Vouloir définir l’art est un exercice dont le résultat m’apparaît presque toujours insatisfaisant. Une première méthode consisterait à tenter de décrire non pas l’art mais les arts. Cependant, dresser cette liste semble rapidement se heurter au fait que de tous temps, les hommes ont manifesté leur génie artistique en trouvant de nouvelles manières de faire de l’art, et donc, en inventant sans cesse de nouveaux arts. La moindre innovation technologique est un prétexte et mieux encore, la moindre contrainte semble, elle aussi, pouvoir produire son art. Nous ne pourrons parler ? Nous serons mimes. Nous ne pouvons nous battre ? Nous danserons (je pense à la capoeira). Illimités, les arts dont on a pu, parfois, croire qu’ils permettraient de cerner l’art, s’avèrent, au contraire, souligner l’infinitude du champ de la création artistique.

    On serait alors tenté de trouver dans tous les arts la caractéristique unique qui leur serait commune et qui, ce faisant, serait l’essence de l’art. Cette tentative, c’est l’esthétique. Pour qu’il y ait art, il faudrait qu’il soit, d’une manière ou d’une autre, agréable, à l’esprit humain [2]. L’art ne serait donc que le beau, il s’offrirait au jugement de l’esthétique qui le qualifierait d’être ou non un art. Mais on ne sort pas vraiment du problème. Les goûts et les couleurs ne se discutent pas et si le proverbe est à ce point invoqué c’est bien que l’esthétique est une bataille que personne ne peut prétendre remporter. Et tous les arts répondraient-ils de près ou de loin à une esthétique ? Si l’esthétique est simplement le beau, au sens où la chose est agréable aux sens, beaucoup d’oeuvres en échappent. Souvent, un film ne sera pas jugé pour ses qualités esthétiques mais pour sa capacité à divertir. De même en est-il de certaines musiques (le hardcore, la techno,...), appréciées pour les sensations qu’elles procurent et qui trouveraient leurs fondements dans la transe ou le vertige plutôt que dans l’harmonie. Mais on pourrait contre-argumenter en disant que l’esthétique est l’ensemble des critères qui font qu’une œuvre est appréciée. Comment en arriverait-elle à distraire ? Comment produit-elle le vertige ? Pourquoi cette toile plaît-elle à l’œil ? L’esthétique serait alors un domaine beaucoup plus vaste, aussi vaste que l’art puisqu’il s’étendrait jusqu’aux confins du plaisir que l’homme tire de l’art. Sous cet angle, alors effectivement, l’art est l’esthétique, et vice et versa. Nous voilà bien avancés.

    Finalement, la seule manière de produire une définition qui ne risque pas d’être contestée est de sombrer dans la tautologie : l’art c’est l’art, ou plus exactement : il y a art quand on dit qu’il y en a. Son champ est donc potentiellement infini, tout pourrait devenir de l’art et on ne peut pas en faire, par avance, l’inventaire. Si elle peut paraître facile, ou un peu bête, cette manière de dire n’est pas pour autant dénuée de fondement car il apparaît impossible de certifier ce qui est ou sera de l’art parce qu’il s’agira toujours d’un jugement qui repose sur une appréciation subjective, individuelle, qu’on soit du côté de l’artiste ou du "spectateur". Extrêmement générale, cette appréciation permet pourtant de tenter de désigner l’art dans son essence : il y a l’art lorsque quelqu’un l’a reconnu. Il n’existe donc qu’à travers la perception de l’homme, l’art n’existe pas par lui-même. Conséquence : il n’est pas nécessaire à l’art d’être connu d’avance par celui qui le perçoit. C’est dans l’esprit humain qu’il survient, pas en amont. L’art est une chose perçue subjectivement par l’homme. Mais qu’est-ce que cette chose qui s’actualise dans la subjectivité individuelle ?

    L’art comme signification potentielle

    Ma proposition au sujet de l’art est qu’il survient lorsqu’une expérience du monde s’exprime ou se perçoit subjectivement à travers quelque chose, qui est l’oeuvre d’art. L’art est ce qui accueille et génère, tant pour celui qui le crée que pour celui qui le perçoit, une impression, un sentiment, un ressenti, un transport... quelque chose qui échappe à la connaissance préalable qu’on a du monde. L’art est toujours quelque chose qui est de l’ordre de la surprise, de la fulgurance. Il est un mystère qui s’anime lui-même [3].

    Du point de vue de l’artiste, l’art serait une tentative d’exprimer une perception qui est la sienne, son champ recouvre donc tout ce qu’il est possible de percevoir - intelligiblement ou non - du monde, de la société, des autres, de soi... et des rapports entre ces éléments. Cette expression vient véritablement au monde via un travail de médiatisation et de formalisation qui produit l’objet d’art en lui-même : le texte, le film, le tableau, la musique, le spectacle, toute chose qui permet de devenir un support à une communication et donc, un médium.

    L’art est communication

    Du point de vue de la communication, la particularité de l’art est qu’il communique en utilisant des langages (au sens le plus large du mot, celui du système conventionnel de signes vocaux et/ou graphiques [4]) qu’il détourne ou qu’il épaissit. L’art apparaît lorsque la signification conventionnelle, objective, d’un message laisse entrevoir une signification subjective d’autre chose qui complète le message (voire qui le modifie complètement). La création artistique pourrait donc être le fait d’inventer une autre manière de communiquer quelque chose qui ne se laisse pas exprimer par les seuls moyens langagiers reconnus comme objectifs. L’art ne s’offre pas sans ambiguïté à l’entendement humain. Il a une part d’objectivité, qui est le support de sa communication, mais son sens est ailleurs, au-delà du sens langagier.

    Contrairement aux langages qui objectivent le sens en tendant à rendre transparent les médiums qu’ils utilisent, l’art cherche à faire impression et tire sa force du médium lui-même. Il serait un système de signes non convenus, peut-être un système de signes potentiels, et c’est de l’impression qu’il induit que naîtrait - que s’actualiserait - le sens artistique du message : le signifiant produit le signifié. C’est un procédé qui caractérise sans doute tous les arts : la poésie utilise la langue, le cinéma la grammaire audiovisuelle, la peinture des moyens figuratifs, le théâtre est multimédiatique et donc multilangagier, la BD combine figuratif et textes, etc. Mais il en va aussi de même pour les arts non narratifs, l’architecture, la couture ou encore la cuisine qui ne manquent pas d’utiliser des signes pour s’exprimer.

    Quid alors de l’art abstrait ? On peut d’abord soupçonner que l’abstraction artistique absolue (au sens où l’art n’existerait que par lui) n’existe pas, il y aura toujours une intention en amont de l’oeuvre, quelque chose qui enferme l’objet d’art dans un état culturel. Et quand bien même l’oeuvre serait-elle inintelligible et incommunicable (et donc abstraite de tout formalisme langagier), il y aura toujours une interprétation de la chose artistique, sans laquelle, sans doute, cette chose ne saurait être qualifiée d’art par la société qui la réceptionne. Avant même de chercher le sens, on cherchera le signe (comme le font peut-être les archéologues face aux objets auxquels ils sont confrontés).

    L’art à la réception

    Comme il n’y a pas de communication sans récepteur, il n’y a pas d’art sans public (l’artiste pouvant être le premier spectateur de son art [5]). La réception de l’oeuvre ne dépend pas de l’artiste mais de l’intelligibilité de la chose exprimée. Avec ce paradoxe que l’art n’étant pas objectivement intelligible (sinon il ne serait pas art mais simple message), il convoque autant la subjectivité du spectateur qu’il est le produit de la subjectivité de l’artiste. Un objet d’art sans spectateur, ce n’est pas de l’art. La communion de l’artiste et d’un public naîtra donc d’un rapport intersubjectif entre les deux (l’abstraction n’étant alors que le degré le plus faible de l’intersubjectivité puisqu’elle lutte contre la communication en évadant l’oeuvre du langage). L’art comme signe collabore avec le spectateur pour créer le sens. Le génie d’un artiste tient donc autant de la force créatrice de sa subjectivité que de la manière dont il utilisera les langages pour influencer la subjectivité de son public. D’une certaine manière, c’est en réussissant à communiquer sa propre perception du monde, que l’artiste accède véritablement à ce statut auprès d’un public. Transmettre l’incompréhensible, évoquer la potentialité de quelque chose, voilà peut-être ce qui motive l’artiste. Mais en réalité, le mouvement est inverse. L’art se fonde dans la perception du spectateur, par son soupçon de la potentialité d’un signe et grâce au transport qui le frappe lorsqu’il croit découvrir ce qui ne se montre pas.

    La place du public et la question de la réception sont régulièrement négligées malgré qu’elles soient fondamentales. Sans cesse en quête d’une vérité objective qui pourrait lire dans l’oeuvre (au moyen par exemple de la dimension métrique de son esthétique : "les règles de l’art"), les critiques et les esthètes en viennent à construire l’artiste en lui prêtant des intentions et en saisissant sa psychologie pour, finalement, produire une représentation de cet artiste [6] destinée à éclairer ses intentions afin d’isoler ce qui serait le sens objectif de l’oeuvre [7]. Rares sont les commentateurs de l’art qui admettent qu’il tire son existence non d’un artiste mais, au mieux de la communication entre lui et un public et, au moins, du seul public à défaut d’artiste (comme l’observateur d’un beau paysage [8]). Cette angoisse de l’intention de l’artiste est sans doute bien normale si l’on perçoit l’art comme une communication. Sans doute traduit-elle la préoccupation de l’intelligibilité de la communication : si on nous parle, c’est qu’on a quelque chose à nous dire. Mais c’est bien les récipiendaires de l’art qui fondent le sens artistique. La réflexion sur l’art se présente alors comme un recyclage presque infini (une oeuvre aura mille sens), un recyclage qui ne s’achèverait qu’au moment purement théorique où la subjectivité qu’elle contient est réduite à une vérité objective. L’objet d’art deviendrait alors un signe convenu : totalement compris, devenu langage, l’art est mort. Ainsi, l’art se joue-t-il, il est incertain [9], potentiel.

    Objectivité, vérité, réalité

    Lorsque je parle d’objectivité ou de vérité, je n’entends pas quelque chose de "réel". J’entends par objectivité le fait qu’une interprétation ou une représentation du réel soit l’objet d’un consensus [10]. Prenons un exemple langagier : objectivement, le mot ’lapin’ désigne un lapin. C’est une vérité. Mais pour le non francophone, ce mot n’est sans doute pas compris pour ce qu’il désigne : pour lui, le sens du mot ’lapin’ n’est pas objectif, il n’est pas vrai. Tant qu’il ne le connaît pas, le sens qu’il lui donne peut même être faux. Il n’est pas dans le vrai. Mais ce vrai n’est vrai que pour le francophone. Pour ce non francophone, le mot ’lapin’ peut très objectivement désigner un chasseur. Et ce sera vrai pour lui.

    La question de l’objectivité, de la vérité et de la "réalité" est un processus perpétuel et dialectique. Face au réel, on produit une interprétation qui a un moment devient une vérité qui est objective pour tout ceux qui la partagent [11]. Cette vérité vivra sa crise et souffrira à son tour au point qu’on la dira subjective, c’est-à-dire suffisamment critiquable par une autre vérité qui semble plus conforme au réel qu’elle représente, plus conforme avec ce qu’on ressent subjectivement de ce que le réel provoque (et tous les hommes ne ressentent pas pareillement le même réel). Finalement, les subjectivités sont des objectivités qui ne font pas consensus. Elles deviendront peut-être objectives pour le plus grand nombre lorsqu’on aura oublié qu’elles sont la subjectivité du plus grand nombre, et c’est un processus interculturel qui peut être violent. L’objectivité est un état simple de la conscience, elle tend à ne pas faire crise, à se donner telle qu’elle, transparente : elle apparaît évidente (on a appris qu’elle l’est). La vérité, produite par l’objectivité, est un discours sur le réel.

    Si la science évolue en quête de meilleurs discours sur le réel, l’art suit un chemin parallèle qui s’autorise à explorer les impressions laissées par le réel pour en produire des témoignages qui ne se fondent pas sur le consensus de l’objectivité mais qui proclament leur subjectivité. Si la science s’invente en permanence des méthodes pour certifier le vrai et forcer l’objectivation des interprétations du réel - en fondant le consensus par une méthode expérimentale du réel -, si la communication entre les hommes tend à se doter de langages qui ne prêtent pas à l’ambiguïté, l’art ne s’encombre ni de la certification de ses interprétations, ni de l’objectivité de ses représentations. Si la science et la communication tendent à combattre les subjectivités pour instaurer des vérités objectives, des savoirs, l’art fonctionne sur un autre plan : il est l’expression de l’incertain, du potentiel et de l’éphémère. Il est le lieu du fictif, l’art est une vérité qui se cherche et qui se donne à voir en doutant d’elle-même.

    Petit retour sur l’esthétique

    Dans le dispositif par lequel je suggère de cerner l’art, et qui se veut une perspective, et non un enclos, l’esthétique semble absente, voire disqualifiée. Pourtant, difficile de ne pas l’évoquer tant elle est au centre de la question de l’art au point qu’il y est souvent réduit. On peut retenir que l’esthétique, comme somme des critères qui font l’art, occupe en quelque sorte une place qui tient de l’inventaire. Au niveau individuel, elle n’est pas opérante puisque ces critères sont ceux de la subjectivité propre à chacun. Mais au niveau de l’homme au pluriel, elle tend à formaliser ces mêmes critères dans des lois dont la quête et les principes animent la philosophie de l’art (et cette discipline intellectuelle qu’est l’esthétique).

    L’élaboration de cette esthétique (ou des nombreuses esthétique propres à chaque art ou à chaque genre) conduit à formaliser les normes selon lesquelles une oeuvre sera évaluée pour gagner le statut artistique qui lui sera attribué non plus par le seul individu mais par un groupe social, qui partage une certaine culture commune autour d’une forme d’expression artistique. Ces cultures esthétiques se superposent, s’emboîtent, s’influencent ou s’ignorent. La plupart des francophones savent ce qu’est le pied d’un vers, mais ils sont peu à apprécier les règles d’un genre cinématographique aussi précis que le péplum italien des années cinquante.

    Pour ma part, je vais chercher à rester dans ma perspective qui est que l’art est une signification soupçonnée par la subjectivité de l’individu. Dès lors, l’art serait la somme de toutes ces significations potentielles que l’homme a cru, croit et croira discerner dans ce qui l’entoure. Mais supposons que ce qui préoccupe l’homme soit la négociation permanente entre ce qu’il perçoit du monde et le savoir qu’il partage avec les autres. Dans ce processus qui va de la subjectivité individuelle à l’objectivité culturelle (sociale), l’esthétique occupe une place intermédiaire.

    Il s’agirait alors d’une grammaire partagée et partageable qui permettrait aux hommes de soumettre au jugement culturel de leurs pairs ce qu’ils ont relevé comme étant de l’art pour en qualifier ou en disqualifier son potentiel de signification. L’esthétique serait en quelque sorte un tamis culturel par lequel passe le mouvement qui va de la subjectivité individuelle à l’objectivité culturelle. L’art naît d’une expérience individuelle qui tentera de se partager par l’argument de l’esthétique. L’esthétique serait la sensibilité culturelle que l’art doit frapper pour être reconnu comme tel par la communauté des hommes. En d’autres termes : un homme ne saurait partager l’art qu’il a perçu qu’au moyen de l’esthétique, qui est, au fond, non la grammaire du discours que tient l’art sur le réel, mais celle du discours que les hommes tiennent sur l’art.

    Au sens où l’esthétique fonctionne comme un dénominateur de l’art commun aux hommes, et que les hommes partagent tous certaines caractéristiques (je vous laisse le soin de les désigner), sans doute existe-t-il une esthétique universelle. Mais l’esthétique existe sur une échelle qui va de l’universel (tous les hommes, en tous temps et en tous lieux) au particulier et ne s’exprime véritablement que là où une certaine culture est la plus cohérente ou la plus forte.

    L’art et la politique

    Proposé de la sorte, l’art n’est pas un problème. Il apparaît comme une conquête culturelle de l’homme dont il incarne la puissance imaginative et créatrice. Pourtant cela ne dispense pas l’art d’avoir un rôle politique.

    En tant que moyen pour les hommes d’explorer et d’exprimer la réalité, et de tenir sur elle un discours, l’art participe pleinement aux puissances qui s’exercent sur la conscience que l’individu a du réel : la société dont il est membre et le monde dans lequel il vit. L’art est un outil pour les idéologies, il est un fonds pour le savoir humain et est donc un enjeu de pouvoir. La nature subjective de l’art ne le place donc pas systématiquement dans une posture subversive. Ce n’est pas parce qu’il exprime différemment les choses qu’il contredirait automatiquement les opinions qui dominent. Par nature, l’art n’est pas révolutionnaire.

    Au contraire, l’art est un outil puissant pour les idéologies qui contribuent à maintenir l’exploitation d’une partie de l’humanité par une autre. La puissance subjective que l’art sollicite peut redoubler les discours objectifs de discours subjectifs, les renforçant. Le sacré, par exemple, est à ce titre une forme d’art. Les dispositifs rituels entrainent ceux qui y participent à entrevoir des sens qui ne sont pas énoncés mais qui sont suggérés, invisibles et généralement inexprimables (la nation, les hauteurs, la dignité, la supériorité, le divin, etc.). La puissance artistique du rituel épouse très bien les intérêts des idéologies qui dominent et peut, par des procédés subjectifs, renforcer leur emprise voire incarner illusoirement leur objectivité pour la fonder [12].

    De manière plus ordinaire, l’art participe du quotidien en étant pratiqué par le plus grand nombre. Ceci étant dit, l’art est aussi un moyen de communication. Dès lors, il est indissociable des relations humaines (puisqu’il n’existe que par la relation à l’homme).

    Il y a cependant deux dimensions qui donnent potentiellement à l’art un rôle contestataire ou progressif. Il se présente parfois comme une alternative aux systèmes de communication dominants. La maîtrise des langages est à la fois un enjeu pour les élites mais également un moyen de renforcer leur pouvoir. En "parlant" mieux les langages qu’elles ont produit et qu’elles maîtrisent, elles façonnent les communications à leur profit tout en compliquant l’expression des alternatives. Ainsi, les langues vernaculaires parlées par les élites ont bien souvent été les passages obligés de ceux qu’elles dominent (le latin, le français, l’anglais, etc. et tous les jargons : juridiques, scientifiques...). Mais il ne s’agit pas que du langage parlé (ou écrit), il en va de même pour toutes les esthétiques qui finissent par caractériser tel art ou tel autre (en matière de peinture, de cinéma, de théâtre, etc. et qui tendent à les rendre objectifs [13]) et qui sont autant de savoirs qui instaurent des distances sociales (car leur maîtrise contribue aux identités de classe) et qui les maintiennent [14].

    Dans ces configurations, l’art en tant que moyen de communication informel s’offre comme une alternative et peut potentiellement devenir le moyen par lequel communiqueraient entre eux d’autres groupes sociaux qui composent la société. Les langages "populaires" sont d’ailleurs souvent artistiques en ceci qu’ils sont moins formalisés que les langages dominants (ce sont des systèmes moins conventionnés). Mais ils sont aussi plus fragiles car ce qu’ils médiatisent tirent une bonne part des subjectivités - c’est-à-dire de ce qui s’exprime en dehors des objectivités de l’idéologie - de ces groupes sociaux et de leur culture au sens large. Les subjectivités, et les cultures dont elles découlent, sont sensibles aux situations dans lesquelles elles baignent, les arts qui dépendent d’elles et qui ne s’appuient pas sur des codifications institutionnalisées, sont moins pérennes (c’est notamment tout l’enjeu que constitue la sauvegarde des traditions orales).

    Si l’art permet à ceux qui ne dominent pas l’énonciation des savoirs d’exprimer tout de même ce qu’ils ressentent ou ce à quoi ils aspirent, il peut aussi s’allier au progrès lorsqu’il permet l’expression de ce qui est réprimé par ailleurs. On sait l’usage puissant qu’il peut être fait de la métaphore artistique en termes de propagande. L’art comme expression des impressions subjectives que produit le réel sur l’homme permet aux contradictions sociales de s’exprimer. Tout ce que le dispositif des savoirs dominants ne parvient pas à dompter ou tout ce contre quoi les idéologies s’opposent - notamment ce qu’elles tentent de masquer - trouve dans les arts un canal d’expression. Ceci ne veut pas dire qu’en exprimant ce qui est tu ou contrarié, les arts soient des alternatives aux idéologies. En effet, le discours que l’art tient n’est pas forcément opérant comme alternative. Plus simplement, il contribue à faire vivre ce que les idéologies structurantes n’ont pas réussi à domestiquer. D’une certaine manière, l’art est le portrait du réel au sens le plus large, au-delà des discours et des raisons du siècle. Il ratisse large : il est la moisson des réalités offerte aux meules des interprétations [15].

    Conclusion : que faire des arts ?

    1) L’art est un instrument pour les propagandes. Le processus qui le constitue le rend efficace quand il s’agit de dominer la raison, de passer au-dessus d’elle. Il suscite des émotions qui peuvent servir les pouvoirs, il est au coeur des dispositifs de domination, de dressage, des consciences. Il côtoie le savoir dont il peut épaissir les forces suggestives : il subjugue. Et cela requiert l’attention de ceux qui contestent.

    2) Au titre de processus médiatique, il peut échapper aux contrôles des raisons qui règnent en permettant de créer d’autres canaux de communication entre les hommes, des canaux qui reposent précisément sur la créativité humaine et qui peuvent échapper aux dispositifs qui visent à les encadrer et à les prévoir. Mais ces canaux restent fragiles tant qu’ils ne reposent pas sur des conventions, ce qui est à la fois leur force - ils échappent aux idéologies dominantes - et leur faiblesse - ils peuvent être aisément détournés de leur signification première (FIG. I).

    3) L’art ne cesse d’exprimer le réel tel qu’il est ressenti par l’homme. Dès lors, il peut contribuer à dire les contradictions et à les souligner avec force, avant même qu’elles soient comprises et que leurs interprétations soient partagées. Il reste alors aux hommes à comprendre les arts, ce qui revient - finalement - à vouloir les vaincre au profit d’un nouveau savoir.

    Daniel


    FIG. I C’est tout le drame des slogans et de l’iconographie nés autour de mai 68. Dressés contre l’idéologie dominante et contre la société de consommation, ils sont rapidement devenus d’excellents supports publicitaires, détournés des oppositions qui les ont enfantés pour finalement soutenir leur contraire.

    [1Ce texte a été rédigé et re-rédigé suite à une journée de débats organisée par le CCI en août 2008 et dont l’une des thématiques portait sur l’art. Lors des discussions, j’ai eu l’occasion d’exprimer un point de vue qui agglomérait grossièrement ce que je pensais de la question et qui était largement fondé sur des intuitions qui m’étaient personnelles. Au sortir du débat, on m’invita à mettre mon intervention sur papier, histoire d’en laisser une trace. Comme d’habitude, j’acceptai mais cette fois, je me résolus à ne pas négliger mon engagement. J’eus d’abord du mal à me répéter à moi-même la teneur exacte de ce que j’avais dis. Non que je l’avais oublié, mais il me semblait que mon opinion reposait sur des idées largement floues qui occultaient un principe général qu’il me semblait discerner au sujet de l’art sans parvenir à le retrouver par ce que j’avais énoncé. Au lieu de réécrire mon intervention, j’ai finalement tenté de repartir de zéro et de retrouver mes opinions par leur racine plutôt que dans mes souvenirs.

    Ce qui suit est un pur essai. Je ne m’appuie pas sur un large corpus d’écrits au sujet de l’art et pourtant, le domaine est vaste et a torturé bien des penseurs. Loin de prétendre à une quelconque érudition en la matière, je me base plutôt sur mon expérience personnelle de l’art, une expérience que tout le monde partage sans doute à des degrés divers. Certains concepts que j’utilise pour m’exprimer proviennent de lectures qui ont généralement peu de rapport avec le sujet, voire pas du tout. Le cinéma est sans doute le seul art sur lequel je peux prétendre avoir un avis plus "autorisé", car il me passionne et est pour moi un sujet de travail. J’admets que plutôt que de compulser une documentation complète, j’ai opté pour une réflexion intuitive dépourvue de l’érudition à laquelle on confère habituellement l’autorité. Ce choix relève en partie du fait que pareille recherche serait laborieuse et que je ne suis pas sur d’être disposé à la mener. Cette disposition qui me fait défaut est certainement en partie intellectuelle mais aussi relative à la préoccupation qui la commanderait. En effet, l’art est une question certes passionnante mais susceptible de préoccuper nos esprits aussi longtemps qu’on s’intéresserait à elle. Je fais donc le choix de ne pas trop m’y attarder, au risque de répéter maladroitement ce que d’autres auraient déjà dit ou invalidé. En formulant de la sorte une idée qui est mienne, je veux surtout me donner l’occasion de "vider mon sac" sur la question pour, finalement, expliquer et fonder ma posture politique sur le sujet.

    [2Ainsi, pour Kant, " la beauté artistique est une belle représentation d’une chose ". Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, 1993, Librairie philosophique J. Vrin.

    [3Si ce mystère est considéré hors de l’homme qui lui donne vie, l’objet d’art devient un fétiche : il aurait son mystère en lui.

    [4Voir la définition du Trésor de la langue française : http://atilf.atilf.fr

    [5C’est la philosophie du film Blow Up d’Antonioni où les artistes trouvent le sens de leur oeuvre après l’achèvement de celle-ci. Le photographe imagine le crime derrière l’image. N’ayant compris la force de sa propre subjectivité, il s’enferme dans la résolution du meurtre, qui est l’intrigue du film (mise en abyme par l’usage du hors-champ que le lieu par excellence de la subjectivité du spectateur). Son ami peintre, au contraire, sait que le sens vient après l’oeuvre : il pense ses oeuvres lorsqu’il les contemple achevées. Tout auteur qu’il soit, il adopte la posture du public pour apprécier l’art dont il est pourtant le producteur.

    [6Les artistes eux-mêmes présentent ce paradoxe de construire parfois, au fil de leur oeuvre, un langage qui veut tout dire, tout de suite. Le style d’un artiste finit par constituer son art. Son esthétique devient sa propre représentation. D’autres artistes suspendent leur production parce qu’ils n’ont plus rien "à dire".

    [7Combien de livres n’auraient pas été écrits sans cette quête du portrait de l’artiste par lequel on explique son oeuvre ?

    [8Frappé par la beauté de l’art, le théologien n’est peut-être qu’un historien de l’art qui s’ignore. Comme le photographe du film Blow Up d’Antonioni, il croit voir le crime et cherche son auteur. Il ne comprend pas qu’il est l’auteur du crime, c’est lui qui donne sa beauté au paysage.

    [9Le technicien de l’art ne joue pas, il exécute (ce qu’on dit d’un musicien "sans âme" par exemple).

    [10Comme le signale le Trésor de la langue française au sujet de l’objectivité : "Qualité de ce qui donne une représentation fidèle de la chose observée."

    [11Nietzsche disait : "La vérité est une multitude mouvante de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphismes, bref, une somme de relations humaines qui ont été rehaussées, transposées, et ornées par la poésie et par la rhétorique, et qui après un long usage paraissent établies, canoniques et contraignantes aux yeux d’un peuple : les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores usées qui ont perdu leur force sensible, des pièces de monnaies qui ont perdu leur empreinte et qui entrent dès lors en considération, non plus comme pièces de monnaie, mais comme métal." Friedrich Nietzsche, Ecrits Posthumes, Paris, Gallimard, 1975.

    [12Un des exemples les plus évidents est le cinéma de Leni Riefenstahl, mis au service du mythe du surhomme nazi. Mais l’émotion suscitée par les arts est en permanence exploitée pour justifier les idéologies. Plus quotidiennement, on peut s’en apercevoir en analysant de près un reportage de journal télévisé. Combien d’images complètent réellement l’information textuelle en apportant une information supplémentaire ? Très peu en vérité : les images, souvent d’archives, ont pour fonction essentielle de redoubler le sens du commentaire à l’aide de l’émotion, des stéréotypes, des motifs. Un reportage télévisé fera plus forte impression, précisément parce qu’il s’appuie sur des procédés qui impliquent plus le spectateur dans la production du sens.

    [13La formalisation des courants artistiques est d’ailleurs un processus qui fait crise, dialectique, qui finit toujours par produire la contestation qui le dépassera. L’histoire des arts est jalonnée de ruptures, souvent violentes, qui séparent ce qui sera désormais l’ancien de ce qui se présente comme le nouveau. Il en est ainsi de la littérature romantique face à la littérature ou au théâtre classique (la bataille d’Hermani de Victor Hugo), de la Nouvelle vague contre le "cinéma de papa", du punk contre le rock progressif, etc.

    [14La maîtrise des "règles de l’art" participe des cultures de classe. Au sujet de l’art, l’érudition ressemble souvent à une volonté de mieux connaître les arts. "Savoir apprécier" est une posture très identitaire, souvent snobe.

    [15"Ainsi, qu’il soit peinture, sculpture, poésie ou musique, l’art n’a d’autres objet que d’écarter les symboles pratiquement utiles, les généralités conventionnelles et socialement acceptées, enfin tout ce qui nous masque la réalité, pour nous mettre face à face avec la réalité même." Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du comique, Paris, 1950, PUF.