Forum pour la Gauche Communiste Internationaliste
Alors que l’île de Mayotte, toute proche de l’Afrique orientale – à l’entrée Nord du Canal du Mozambique, mais à 10.000 km de la « métropole » – est en proie à des explosions récurrentes depuis plusieurs mois, pour des raisons prétendument « migratoires » (dont font leur miel la droite, l’extrême-droite… et leur cousin germain « macroniste »), la Nouvelle-Calédonie, à 17.000 km de Paris, est secouée depuis le lundi 13 mai par les émeutes de jeunes kanaks contre le gouvernement actuel.
L’enjeu est considérable tant du point de vue social que géo-impérialiste.
Dans la zone Indo-Pacifique, feu le colonialisme français a encore de beaux restes. Plus de 90 % de la zone économique exclusive (ZEE) française, soit près de 9 millions de kilomètres carrés, s’étend dans le Pacifique et l’océan Indien, ce qui permet à la France de se vanter d’être le second domaine maritime au monde, avec moins de 1,6 million de Français dans ces territoires.
En Nouvelle-Calédonie, archipel stratégique de l’océan Pacifique (à 1.500 km de l’Australie !), peuplé de seulement 270.000 habitants, gisent 25 % des ressources mondiales de nickel. Le prolétariat kanak mélanésien subit l’oppression du capitalisme (multinational) français (Eramet et sa Société Le Nickel) et mondialisé : suisse (Prony Resources) et anglo-suisse Glencore, maintenant en très grande difficulté.
Les prix du nickel ont diminué de 45 % en 2023 alors même que la Nouvelle-Calédonie compte pour 6,5 % de la production mondiale. Les aléas du boom de la voiture électrique, faux remède miracle au réchauffement climatique, et fer de lance de l’offensive de l’hypercapitalisme chinois, ont réduit la valeur de la production des métaux vedettes des batteries électriques. Après avoir atteint des sommets spéculatifs, le lithium et le cobalt ont perdu près de 80 % de leur valeur en quelques mois. Le nickel a chuté sous l’effet de la production indonésienne [1] bien moins chère que la néo-calédonienne et pratiquement contrôlée par la Chine. Appelée à être l’Arabie saoudite (sic) du nickel, l’Indonésie pèsera bientôt (en 2030) pour 75 % de la production mondiale. Le groupe franco-calédonien Eramet a déjà dit adieu à la Kanaky : il opère désormais à Weda Bay (archipel des Moluques indonésien), la plus grosse mine de nickel au monde (Le Monde, 1er juin 2024). Le groupe chinois Tsinghan travaille déjà en partenariat avec Eramet à Weda Bay. La presse politico-affairiste aux ordres voit de son côté la « main de la Chine » (pour d’autres, c’est l’Azerbaïdjan !) dans le désastre néo-calédonien.
« Écologique » la voiture électrique ou bulldozerisation capitaliste accélérée contre l’environnement ? L’Indonésie a déjà perdu plus de 80.000 hectares de forêts aux îles Sulawesi (Célèbes), dans les concessions d’exploitation du nickel, soit l’équivalent de la superficie de la ville de New York (article de G. Delfour, 8 avril 2024). C’est un cycle sans fin de destruction de la nature : le président de la République d’Indonésie Joko Widodo a prévu de multiplier par 200 les exportations de nickel... soit des millions d’hectares de forêts réduites en cendres et autant victimes de la pollution.
Or, sur le « caillou » (nom familier donné à la Nouvelle-Calédonie), déjà très pollué, plus de la moitié des employés des mines sont des Kanaks, ouvriers essentiellement, mais aussi des Polynésiens (Tahiti, Wallis et Futuna) et parfois de techniciens sous contrat venus des Philippines. Ils ont remplacé un prolétariat qui avant 1945 venait d’Indochine, assujettis à un code du travail sous contrat. La petite-bourgeoise commerçante domine dans les petits commerces asiatiques de proximité, tenus surtout par des Vietnamiens.
Pour les indépendantistes du FLNKS (Front de libération nationale kanak et socialiste), la manne capitaliste de l’exploitation du nickel est essentielle. Mais la province Nord, dirigée par le FLNKS, subit une grave crise. Le 10 avril 2024, les mines de la Société Le Nickel (SLN) situées dans la province Nord se sont tues. 750 salariés de la SLN (qui compte 2.359 employés au total) sont désormais occupés à des tâches « de mise en sécurité des sites », autrement dit mis en chômage technique, prêts à rejoindre les bureaux de France Travail (nom orwellien donné à l’ex-Pôle emploi).
Les émeutes qui ont éclaté le 13 mai sont la suite attendue de cette grave crise où le capital français essaie cyniquement de tout reprendre ce qu’il avait concédé il y a près de 30 ans. Sous la houlette de Macron, soutenu de fait par la droite et l’extrême droite, l’Assemblée nationale allait se prononcer sur une « révision constitutionnelle » prévoyant une « réforme », dite « dégel », du corps électoral, permettant de réduire le poids politique et économique des indépendantistes de l’île face aux « loyalistes », essentiellement les « caldoches », d’origine « métro » et souvent d’esprit colon, organisés parfois en milices armées, et les habitants de Wallis et Futuna considérés comme plus dociles par le capital français [2].
Le « dégel » macronien, prémédité de longue date, aurait dû être validé par les deux chambres françaises réunies solennellement en congrès au château de Versailles. L’alchimie politicienne du « Dr Macron » s’est révélée une chimie explosive et une « économie de guerre » sociale.
L’explosion s’est quasi mécaniquement déclenchée le lundi 13 mai. L’état d’urgence a été décrété le mercredi 15 mai, sur le territoire de l’archipel français, après trois jours de violences qui ont causé cinq morts, dont deux gendarmes, et des centaines de blessés. Partout des barrages, plus ou moins « indépendantistes », surtout tenus par de jeunes kanaks révoltés, ont été installés aux ronds-points des routes. Le coût des émeutes propulsées par ces jeunes révoltés dans les slums de Nouméa, où ils sont relégués, a déjà été chiffré par les médias à 200 millions d’euros.
Mais ces médias aux ordres et les partis bourgeois allant de l’extrême droite à la « gauche démocratique » ont-ils jamais chiffré le coût exorbitant de la domination du capital, autant pour les natifs que pour les « caldoches » eux-mêmes ?
Aujourd’hui, 80 % des Kanaks occupent toujours les professions les moins rémunérées (employés ou ouvriers) contre 45 % pour le reste de la population du Caillou. Le taux de chômage est particulièrement important chez les Kanaks par rapport à l’ensemble de la population calédonienne. Ils sont plus de 20 % sans emploi alors que la moyenne sur l’archipel est de 12 %. Mais le plus criant, ce sont les différences d’accès aux emplois (relativement) les mieux payés : moins de 5 % des Kanaks actifs sont cadres. Seul un Kanak sur quatre a obtenu le bac ou un diplôme universitaire monnayable sur le marché du travail contre près des trois quarts des « Caldoches » (d’origine européenne). Pour l’enseignement le résultat est digne d’un pays sous-développé : en 2019, l’Université de Nouvelle-Calédonie ne comptait que « cinq enseignants kanak, les autres venant de métropole ou d’ailleurs »…
Pour toute la population d’un Caillou devenu stérile, les prix à la consommation sont en moyenne 31 % plus élevés qu’en métropole, selon une étude publiée en septembre 2023 par l’Insee. C’est le territoire qualifié comiquement d’« ultramarin » [3], juste devant la Polynésie française, où l’écart de niveaux de prix à la consommation avec l’Hexagone était le plus fort en 2022. La différence est encore plus frappante pour les prix alimentaires : ils sont 78 % plus chers en Nouvelle-Calédonie. Les prix des logements sont 30 % supérieurs, tandis que ceux de l’hôtellerie et de la restauration sont 77 % plus élevés. Un ménage qui croirait en l’existence d’un pays de cocagne et déménagerait de la « métropole » sur l’archipel devrait augmenter son budget de 43 % pour maintenir un niveau décent de consommation [4]. Le salaire sur place bien sûr n’augmenterait pas pour autant de 50 %... Il n’y aurait pas d’échelle mobile des salaires mais une échelle mobile ascendante de la misère.
Pour les prolétaires de Nouvelle-Calédonie quelle que soit leur couleur de peau, il ne peut y avoir de solution capitaliste. « Indépendants » ou « associés » à la métropole, les prolétaires néo-calédoniens seront toujours sous la coupe du ou des capitalismes dominants luttant à mort entre eux sur le marché mondial. Qu’ils soient français, helvètes, britanniques, australiens, brésiliens, chinois, coréens, indonésiens, états-uniens ou canadiens, etc., les exploitants des matières premières, associés ou non, les broieront sans aucune pitié pour tirer les profits maximaux. « Indépendantistes » et/ou « loyalistes », « noirs » et « blancs », les intermédiaires locaux n’auront pour seule vocation que d’être la chiourme impitoyable de l’exploitation quotidienne.
Et si les mines de nickel ou autres cessent vite d’être rentables, les exploités ne pourront compter sur de quelconques « allocations » chômage. La mafia politicienne bourgeoise qui agit de concert avec l’État du capital n’aura aucune honte à claironner qu’elle fera des milliards d’euros d’économies sur le dos des chômeurs.
Et si, enfin, les États « indépendants » ou « associés » à l’exploitation du nickel, ou d’autres métaux entrant dans la production des batteries électriques (cobalt, lithium, etc.), cessent d’assurer l’ordre capitaliste et font faillite, tous les impérialismes se donneront ou non la main pour intervenir par la force. Dans un passé pas si lointain, ce furent les canonnières britanniques, françaises, américaines qui assurèrent l’ordre impérialiste. Comme naguère le gendarme yankee, l’Empire du milieu rue dans les brancards pour montrer les muscles de sa toute puissance maritime, de l’occupation-militarisation d’une myriade d’îlots à celle d’îles entières (Le Monde, 7 avril 2024).
La période impérialiste actuelle continue, comme avant et après 1914, à être une lutte sanglante exacerbée pour la domination totale du monde capitaliste. L’analyse de Nicolas Boukharine, dans son ouvrage de vulgarisation l’ABC du communisme (1920 - souligné par nous) n’a rien perdu de sa brûlante actualité :
… les petits États périssaient, les grands États pillards s’enrichissaient, gagnaient en étendue et en puissance. Mais une fois tout l’univers pillé, la lutte allait se continuer entre eux : la lutte à mort pour un nouveau partage du monde devenait fatale entre les États brigands.
P., Pantopolis, ler juin 2024.
[1] Avec 21 millions de tonnes, l’Indonésie détient les plus importantes réserves mondiales de nickel. Le pays a fait de ce secteur de transformation du nickel pour la fabrication de batteries électriques la clé de son programme de développement national.
[2] Les Mélanésiens Kanaks, premiers habitants de l’archipel, représentent 41 % de la population actuelle d’après les données de l’Insee (2019), tandis que les « Caldoches », parfois descendants de bagnards, de déportés politiques (Kabyles et Communards) et de vagues de colons blancs, représentent 24 % de cette population.
[3] Pour les habitants des archipels de Nouvelle-Calédonie et de Polynésie la France est totalement « ultramarine ».
[4] Joséphine Pelois, « La Nouvelle-Calédonie, terre de pauvreté et d’inégalités sociales ? » sur le site web « Capital », 17 mai 2024.