Forum pour la Gauche Communiste Internationaliste
1) La racine économique des sociétés de classes
2) Le fondement marxiste de l’obsolescence du capitalisme
3) Quand advient l’obsolescence du capitalisme ?
4) Les causes du ralentissement de la productivité du travail
5) Autres manifestations de l’obsolescence du capitalisme au XXIe S
6) Taux de plus-value et périodisation du capitalisme
7) Subordination formelle et réelle du capital sur le travail
8) Évolution du capitalisme et positionnements révolutionnaires
...
Dans toutes les sociétés où les moyens de production sont monopolisés par une minorité, celle-ci peut faire travailler le reste de la population active à son profit via l’extorsion d’un surtravail. C’est ce qui constitue le fondement économique de toutes les sociétés de classes selon Marx : « Le capital n’a pas inventé le surtravail. Partout où une partie de la société détient le monopole des moyens de production, le travailleur, libre ou non libre, est forcé d’ajouter au temps de travail nécessaire à son propre entretien un temps de travail supplémentaire afin de produire les moyens d’existence de celui qui détient en propre les moyens de production, que ce propriétaire soit un [noble] athénien, un théocrate étrusque, un citoyen romain, un baron normand, un maître d’esclave américain, un boyard valaque, un landlord [un seigneur foncier] ou un capitaliste moderne » [1].
Quant à ce qui distingue les différentes sociétés de classes, c’est la façon dont ce surtravail est extorqué au producteur : « Les différentes formes économiques revêtues par la société, l’esclavage par exemple, et le salariat ne se distinguent que par le mode dont ce surtravail est imposé et extorqué au producteur immédiat, à l’ouvrier » [2]. C’est ce que Marx définit comme étant les rapports sociaux de production caractéristiques de chaque mode de production dans l’histoire : le tribut, l’esclavage, le servage, le salariat pour, respectivement : les sociétés royales tributaires (l’impôt imposé aux paysans), le mode de production antique, le mode de production servile (le Moyen-Age) et le mode de production capitaliste.
C’est cette forme spécifique d’extorsion du surtravail propre à chaque mode de production qui constitue la base, la clé de l’intelligibilité de ces sociétés : « Cette forme économique spécifique dans laquelle du surtravail non payé est extorqué aux producteurs directs… C’est la base de toute forme de communauté économique, issue directement des rapports de production et en même temps la base de sa forme politique spécifique. C’est toujours dans le rapport immédiat entre le propriétaire des moyens de production et le producteur direct (rapport dont les différents aspects correspondent naturellement à un degré défini du développement des méthodes de travail, donc à un certain degré de force productive sociale), qu’il faut chercher le secret le plus profond, le fondement caché de tout l’édifice social et par conséquent de la forme politique que prend le rapport de souveraineté et de dépendance, bref, la base de la forme spécifique que revêt l’État à une période donnée » [3].
Dans le capitalisme, c’est le rapport social de production salarié qui permet l’extorsion du surtravail sous la forme de la plus-value et qui constitue donc ‘le secret le plus profond, le fondement caché’ de ce mode de production : « Le capital suppose donc le travail salarié, le travail salarié suppose le capital. Ils sont la condition l’un de l’autre ; ils se créent mutuellement » dira Marx dans son ouvrage au titre explicite – Travail salarié et Capital. Ainsi, pour reprendre ses termes, le salariat constitue ‘la base de toute forme de communauté économique issue directement des rapports de production et en même temps la base de sa forme politique spécifique’.
Le salariat généralisé dans le capitalisme est un rapport social qui lie les détenteurs des moyens de production aux producteurs qui en sont dépourvus, et qui, pour pouvoir subsister, sont obligés de louer leur force de travail à ces propriétaires. Le salariat constitue donc le rapport social spécifique entre le capital et le travail, il articule l’enjeu qui se noue pour l’appropriation du maximum de surtravail (la plus-value) par les employeurs et la défense d’un salaire décent par les salariés. C’est la lutte des classes matérialisée par le taux de plus-value (surtravail / travail nécessaire) qui mesure donc le degré d’exploitation (le rapport de force) des salariés par rapport aux employeurs (plus-values / salaires).
Comme le salariat est au fondement de l’exploitation capitaliste, et donc de la lutte des classes autour de l’appropriation de la plus-value, il est alors logique que Marx prône son abolition : « Au reste, et tout à fait en dehors de la servitude générale qu’implique le système des salaires, les travailleurs ne doivent pas s’exagérer le résultat final de ces luttes quotidiennes. Qu’ils ne l’oublient pas : ils combattent les effets, non pas les causes ; ils retardent la descente, ils n’en changent point la direction ; ils appliquent des palliatifs, mais ne guérissent pas la maladie. (…) Sur leur bannière, il leur faut effacer cette devise conservatrice : ‘Un salaire équitable pour une journée de travail équitable’, et inscrire le mot d’ordre révolutionnaire : ‘Abolition du salariat’ » [4].
Si le salariat est ‘cette forme économique spécifique dans laquelle du surtravail non payé est extorqué aux producteurs directs’ dans le capitalisme et qu’il constitue ‘le secret le plus profond, le fondement caché’ de ce mode de production, c’est alors dans ce rapport social qu’il faut rechercher les dynamiques et les contradictions de ce mode de production. Marx l’énonce explicitement lorsqu’il situe le lieu où réside l’obsolescence du capitalisme, à savoir le travail salarié : « ...Au-delà d’un certain point, le développement des forces productives devient un obstacle pour le capital ; donc le rapport capitaliste devient un obstacle au développement des forces productives du travail. Parvenu à ce point, le capital, càd le travail salarié, entre vis-à-vis du développement de la richesse sociale et des forces productives dans le même rapport que les corporations, le servage, l’esclavage, devient une entrave dont, nécessairement, on se débarrasse. (…) L’inadéquation croissante du développement productif de la société aux rapports de production qui étaient les siens jusqu’alors s’exprime dans des contradictions aigües, des crises, des convulsions » [5].
Les limites fondamentales du capitalisme selon Marx ne résident donc, ni dans les monopoles et l’impérialisme (Lénine), ni dans l’épuisement des marchés précapitalistes (Luxemburg), ni dans la baisse tendancielle du taux de profit (Grossman-Mattick), ni dans le passage de la soumission formelle à réelle du travail par le capital (Perspective Internationaliste et Matériaux Critiques), ni dans l’échange inégal (Samir Amin), etc. mais dans les contradictions de son rapport social de production fondamental : le salariat.
A la fin de sa vie, dans le livre III du Capital, Marx réaffirme cette définition de l’obsolescence du capitalisme en précisant la dimension du rapport social salarié qu’il retient pour déterminer l’obsolescence du mode de production capitaliste : « Ici, le système de production capitaliste tombe dans une nouvelle contradiction. Sa mission historique est de faire s’épanouir, de faire avancer radicalement, en progression géométrique, la productivité du travail humain. Il est infidèle à sa vocation dès qu’il met, comme ici, obstacle au développement de la productivité. Par là il prouve simplement, une fois de plus, qu’il entre dans sa période sénile et qu’il se survit de plus en plus » [6].
Marx nous dit trois choses fondamentales ici :
1- Que la mission historique du capitalisme consiste à développer la productivité du travail salarié (ce qui implique la réduction du temps mis pour produire les marchandises par l’intensification du travail salarié et sa mécanisation [7]).
2- Le capitalisme manque à cette mission historique quand il ne parvient plus à développer cette productivité du travail salarié.
3- A ce moment-là, quand le capitalisme fait « obstacle au développement de la productivité (…) il entre dans sa période de sénilité » au cours de laquelle « il se survit de plus en plus ».
Telle est la définition de la période d’obsolescence du capitalisme selon Marx, période dont il situe l’avènement lorsque le rapport social de production salarial freine le développement de la productivité du travail au lieu de l’accélérer conformément à sa mission historique. Il s’agit donc maintenant de l’objectiver par des données statistiques.
Marx situe donc l’entrée du capitalisme dans sa période de sénilité au moment où le salariat freine la croissance de la productivité du travail. Précisons d’emblée qu’il ne s’agit pas ici de mesurer les variations conjoncturelles de la productivité, mais un mouvement pluriséculaire à l’échelle d’un mode de production, mouvement qui correspond à la vision anthropologique du marxisme : la succession des modes de production portant les niveaux de productivité – et donc les niveaux atteints par les forces productives – à des stades de plus en plus élevés jusqu’à rendre possible une société d’abondance permettant d’abolir la loi de la valeur. En effet, tout au long de son existence, le capitalisme a constamment développé la productivité du travail comme jamais dans toute l’histoire de l’humanité : de faible lors de la révolution industrielle (peu de machines et beaucoup de main d’œuvre), celle-ci augmente avec la mécanisation croissante.
Cependant, comme Marx l’avait prévu, cette augmentation tendancielle de la productivité du travail n’est pas infinie ! Elle rencontre des limites historiques inhérentes au rapport de production salarié. Ces limites ont été atteintes durant la seconde moitié du XXe siècle dans les pays développés et au début du XXIe siècle dans les pays émergents comme l’indique les deux graphiques suivants : les gains de productivité atteignent leur maximum aux USA dans les années quarante (la courbe en noir du graphe 1 ci-dessous), en Europe et au Japon durant les années 1950 et 60 (courbe en rouge et en vert) et dans les pays émergents, le somment est atteint en 2007 (graphe 2). Si le déclin des gains de productivité dans la Triade (Amérique du Nord, Europe et Japon) a pu être compensé en partie par leur augmentation dans les pays émergents durant les années 1980-90, ces derniers sont désormais sur le déclin depuis le début du XXIe siècle :
Graphe 1 : Croissance de la productivité globale des facteurs [8]
Graphe 2 : Croissance de la productivité du travail
En effet, ce qu’il faut noter et qui est fondamental, c’est qu’après ces différents maximums, les gains de productivité diminuent partout dans le monde. Autrement dit, le capitalisme entre en décadence quand le travail salarié ne parvient plus à développer suffisamment les gains de productivité. Le rapport social de production typique du capitalisme (le salariat) devient alors une entrave au développement des forces productives et cette entrave débute à la charnière entre le XXe et le XXIe siècle.
L’accroissement des gains de productivité s’explique par différents facteurs : les investissements dans de nouvelles technologies, l’intensité de la recherche-développement, la scolarisation croissante de la population, la qualité des infrastructures publiques, les garanties juridiques pour le monde des affaires, l’intensité de l’émulation et/ou de la concurrence, etc. Deux éléments prédominent cependant : l’intensité des innovations et l’organisation du travail. L’innovation s’entend ici comme l’invention de nouvelles technologies et leur application dans le procès de production. En effet, l’un n’implique pas forcément l’autre, ainsi, pour prendre un exemple extrême, Léonard de Vinci a conçu de très nombreuses inventions mais il n’a pas vécu à une époque propice à leur application dans la sphère productive. Quant à l’organisation du travail, elle a évolué à la recherche d’une efficacité productive croissante : passage du travail à domicile au travail en atelier, taylorisme, fordisme, toyotisme. Or, l’indice d’intensité des innovations a commencé à ralentir durant les années 1950-60 et décliner à partir des années 1970 comme l’indique le graphe 3 :
Graphe 3 : Indicateur d’intensité d’innovations - Jan Vijg
Quant à l’organisation du travail, elle n’a plus connu d’améliorations significatives depuis l’invention du toyotisme dans les années 1960, pire, avec la tertiarisation de l’économie (cf. infra), elle évolue vers des formes régressives : individualisation du contrat de travail, ubérisation du travail via l’économie de plateformes, retour au travail à domicile informatisé effectué pour des salaires de misère et un temps de travail sans plus de limites… Autrement dit, le capitalisme qui extorquait son profit essentiellement à l’aide de la plus-value relative depuis 1850 (càd via des gains de productivité) en revient à des formes d’extorsions de plus-value absolue par l’augmentation du temps de travail (graphe 23), la diminution de la part salariale (graphe 22) et – de plus en plus – par la diminution absolue des salaires réels également.
Enfin, en plus du ralentissement de l’intensité des innovations technologiques et d’un retour vers des formes régressives d’organisation du travail, le ralentissement structurel des gains de productivité résulte également du glissement d’une économie à dominante industrielle (donc à hauts gains de productivité) vers une économie à dominante tertiaire dont les gains de productivité sont beaucoup plus faibles (quatre fois moins élevés en moyenne !) puisque liés au service à la personne (càd dont les temps de prestation sont beaucoup moins compressibles). Pour le comprendre aisément, il suffit de prendre quelques exemples d’activités tertiaires : ainsi, un spectacle artistique (un concert, une pièce de théâtre…) ne peut faire l’objet de gains de productivité, en effet, jouer la 9è symphonie de Beethoven en un quart d’heure au lieu d’une heure n’aurait aucun sens ! De même, si l’on peut espérer faire quelques gains de productivité en généralisant l’enseignement à distance, l’éducation – qui reste l’une des plus grosses dépenses publiques – nécessite toujours un nombre appréciable et incompressible d’années d’études.
Comme nous venons de le montrer, les gains de productivité s’essoufflent désormais partout dans le monde depuis le début du XXIe siècle, même si à des rythmes et intensités différents. Ce constat d’un déclin structurel sur le long terme de la dynamique du capitalisme se manifeste alors dans toute une série d’autres domaines dont nous en présentons quelques-uns des plus significatifs :
1- La croissance du PIB mondial par habitant ralentit considérablement depuis les années 1960 : de 3,2% à 1,3% (Graphe 4). Cette chute a été amortie à partir des années 1980 par les pays émergents, mais ces derniers connaissent également un ralentissement depuis le début du XXIe siècle (Graphe 2), à commencer par la Chine (Graphe 5). Le déclin est donc bien structurel et non conjoncturel à l’échelle historique : depuis plus d’un demi-siècle pour les anciens pays développés (Graphes 6 et 7) et deux décennies pour les pays émergents.
Graphe 4 : PIB mondial par habitant, croissance annuelle et décennale
Graphe 5 : Chine : croissance du PIB en volume et inflation
Graphe 6 : Taux de croissance des pays développés (OCDE) : PNB/hab.
Graphe 7 : Croissance du PIB réel par habitant – Royaume-Unis et USA
2- Pour la première fois depuis les débuts du capitalisme, la part de l’emploi industriel au niveau mondial – càd le secteur qui constitue le cœur de la dynamique de ce mode de production – a commencé à décroître au début du XXIe siècle comme l’indique le graphe suivant (courbe en tireté noir) :
Graphe 8 : Évolution de la part de l’emploi industriel dans l’emploi total
3- Jusqu’au début du XXIe siècle, le capitalisme a toujours pu trouver des exutoires à ses contradictions : d’abord, en pillant et détruisant son environnement précapitaliste durant le capitalisme sauvage de la révolution industrielle ; ensuite, en phagocytant la planète entière par sa colonisation ; puis, en développant de façon spectaculaire les gains de productivité et en les répartissant plus ou moins équitablement durant le capitalisme conventionné, enfin, en délocalisant massivement sa production dans les pays à bas salaires durant le capitalisme néolibéral (à partir des années 1980). Il en va tout autrement aujourd’hui. En effet, la fin de la bipolarisation géoéconomique du monde durant le capitalisme néolibéral via l’intégration de la moitié de la population mondiale dans la dynamique d’accumulation à l’échelle internationale (pays émergents) a engendré un véritable marché planétaire et une société à dominante salariale au sein de laquelle les contradictions du capitalisme se déploient désormais dans toutes leurs violences sans plus aucuns exutoires possibles !
4- La croissance économique et le développement de l’espèce humaine entretiennent des liens étroits mais ces deux notions sont néanmoins distinctes. La croissance économique est habituellement mesurée par le PIB/habitant et le développement humain par l’IDH – l’Indice de Développement Humain ou d’autres indicateurs analogues. Or, il est très significatif que, jusqu’au XXe siècle, le PIB/hab. était positivement corrélé à l’IDH : l’augmentation de ce dernier dépendait fortement de la croissance économique. Cependant, à partir du XXIe siècle, la corrélation est devenue négative, càd que la croissance économique continue (même si plus lentement) mais avec un développement humain qui se dégrade (graphe 9) !
Graphe 9 : Dynamique de la corrélation entre les valeurs de l’indice de développement humain et les taux de croissance économique, 1980-2010
5- Cette dégradation des conditions d’existence se traduit de multiples façons : en termes de niveau de vie par une diminution de la part salariale (graphe 22), une augmentation du temps de travail (graphe 23), une dégradation des conditions de travail, une augmentation du taux de plus-value (graphe 10), etc. mais également de façon physique par une stagnation et même un recul de l’espérance de vie à la naissance (ou dans certaines catégories d’âges) dans certains pays (USA, Russie, Afrique du Sud…) et par une diminution de la taille des habitants (aux USA et récemment aux Pays-Bas) ! Du jamais vu jusqu’à présent ! Certes, la croissance économique encore significative dans les pays émergents, ainsi que le développement du salariat et des luttes sociales en conséquence, y permettent encore d’arracher des concessions en faveur des salariés. Dès lors, il faudra vraisemblablement attendre deux ou trois décennies avant d’y voir une dégradation des conditions de vie et une généralisation de la paupérisation à l’échelle mondiale.
6- A la suite des physiocrates, Marx est le premier économiste moderne à intégrer la nature comme facteur de production, alors que l’économie politique classique la considère comme une externalité positive, c’est-à-dire gratuite (le capitaliste ne paie ni la pollution qu’il engendre, ni l’épuisement des ressources naturelles, ni le CO2 qu’il rejette, etc.), ce qu’elle est encore largement aujourd’hui malgré quelques taxes ‘écologiques’ servant plus de greenwashing qu’autre chose. Or, le monde commence à être confronté à des défis écologiques majeurs alors que la charge de la planète va encore s’alourdir de 3 milliards d’habitants, ce qui va notablement accroître les enjeux autour du réchauffement climatique, des ressources vitales et de la pollution. Ceci aura une double conséquence dans les deux à trois prochaines décennies : d’une part, transformer la nature d’externalité positive qu’elle était en internalité négative, ce qui va fortement grever la rentabilité du capital … qui sera essentiellement payée par une austérité accrue des salariés et, d’autre part, décupler les tensions économiques et impérialistes entre tous les pays. En effet, une nouvelle bipolarisation géopolitique de la planète se met en place entre la Chine et les États-Unis. A terme, elle contient le danger d’éclatement d’une troisième guerre mondiale aux perspectives terrifiantes pour l’existence même de l’humanité en regard des armes qui seront utilisées. Pour l’instant, elle est cependant contenue par l’avantage militaire considérable des États-Unis, l’absence de défaite historique du prolétariat dans les pays développés (malgré le profond recul qu’il a subi) et les conflits sociaux dans les pays émergents.
Nous estimons donc que notre diagnostic d’entrée du capitalisme en phase d’obsolescence au XXIe siècle est pleinement fondé … mais ceci n’implique nullement que le mouvement ouvrier devait utiliser les tactiques politiques du XIXe siècle au cours du XXe siècle ! C’est ce que nous examinerons dans les trois chapitres suivants en analysant la périodisation du capitalisme et l’évolution consécutive des positions révolutionnaires.
Comme l’écrit Marx dans les premières pages du Manifeste : « La bourgeoisie ne peut exister sans bouleverser constamment les instruments de production, donc les rapports de production, donc l’ensemble des conditions sociales ». En effet, du salaire journalier à la tâche, au salaire mensuel conventionné et indexé sur les prix en passant par le salaire à la pièce, le salariat – ce rapport social fondamental du capitalisme – s’est considérablement transformé au cours du temps. Dès lors, contrairement à une opinion fort répandue, le capitalisme ne fonctionne pas à l’identique tout au long de son existence. Certes, son objectif est toujours le même – faire suffisamment de profit – mais la façon dont il est atteint évolue fortement au cours du temps et par le monde.
En s’appuyant sur le mode dominant d’extraction du surtravail, soit par l’augmentation du temps de travail et la diminution du salaire réels (plus-value absolue), soit par l’accroissement des gains de productivité (plus-value relative), Marx a jeté les bases d’une périodisation du capitalisme à son époque : la subordination formelle et réelle du capital sur le travail ainsi que le passage de l’une à l’autre. Elle prend cours durant le premier siècle de révolution industrielle comme nous l’examinerons au chapitre suivant. L’important à noter à ce stade-ci, c’est que Marx utilise le rapport salarié et la formation du taux de plus-value pour périodiser le capitalisme.
En effet, « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes » nous dit Le Manifeste. Or, le taux de plus-value qui rapporte les profits aux salaires constitue l’une des expressions de ce rapport de force entre les classes, il représente donc un bon indicateur de l’évolution du capitalisme ! L’évolution du taux de plus-value va donc nous servir à déterminer la périodisation du mode de production capitaliste.
Quatre ordre productifs et cinq grandes périodes se dégagent de son profil sur deux siècles et demi depuis les débuts de la révolution industrielle en Grande-Bretagne (graphe 10), ordres productifs auxquels il faut rajouter ceux des capitalismes d’Etat totalitaires comme le fascisme, le stalinisme et le maoïsme durant le XXe siècle :
Graphe 10 : Taux de plus-value
1) Le capitalisme sauvage (1760-1855) : le taux de plus-value double quasiment durant le premier siècle de révolution industrielle car le rapport de force est clairement en faveur des possesseurs des moyens de production. En effet, la classe ouvrière naissante est peu nombreuse, jeune, issue du monde rural et peu instruite, elle est aussi non organisée compte-tenu des interdictions légales en cours. Le profit en ces temps-là provient essentiellement de l’extorsion de plus-value absolue, càd par la diminution des salaires réels et l’augmentation du temps de travail (graphes 11 et 12). Néanmoins, la plus-value relative (celle dégagée grâce aux gains de productivité) prend progressivement le relais à partir de 1790 (Graphe 12).
2) Le capitalisme colonial – I (1855-1917) : dès 1855, le profit est exclusivement dégagé à partir de la plus-value relative (graphes 11 et 12) et le taux de plus-value se stabilise comme conséquence du développement numérique de la classe ouvrière, de ses luttes, de l’émergence de ses premières organisations et de la prospérité coloniale. Ces éléments se conjuguent pour expliquer la lente mais régulière diminution du temps de travail et la lente mais régulière augmentation des salaires réels (graphe 11). A l’issue de cette période, le monde est entièrement partagé en domaines coloniaux et la concurrence impérialiste qui fait rage débouche sur la première guerre mondiale. Du côté des exploités, le poids de la classe ouvrière dans la population active atteint son maximum (33 % - graphe 13). De plus, elle est très concentrée dans de grandes unités de production et prend place dans une société aux inégalités extrêmes (graphe 14). C’est ce contexte, conjugué avec les affres de la première guerre mondiale, qui va impulser quantitativement et qualitativement entre 1917 et 1923 une onde de mouvements sociaux encore inégalée jusqu’à aujourd’hui (graphe 15).
3) Le capitalisme colonial – II (1917-1945) : cette vague sociale – dont certains épisodes seront de nature insurrectionnels – sera stoppée par un mix de répression physique et de concessions politiques (octroi du droit de vote…) ; économiques (réduction du temps de travail et augmentations salariales… graphe 11) et sociales (instauration d’allocations de différentes nature… graphe 16). La paix sociale sera achetée par les dominants (graphe 14), ce qui induit une diminution du taux de plus-value (graphe 10). Ces concessions des dominants seront à la base de l’émergence d’une classe moyenne au XXe siècle (graphe 17), celle-ci stabilisera le corps politique et donc le pouvoir de la bourgeoisie. La défaite et l’écrasement de cette vague de mobilisations sociales va engendrer ce que l’on peut appeler les ‘trente désastreuses’ avec son cortège de guerres, totalitarismes (fascisme, stalinisme, régimes forts) et crise économique. Néanmoins, pour ceux qui disposent d’un travail et qui échappent aux affres des deux conflits mondiaux, leur situation matérielle va s’améliorer, même si de façon encore fort modeste en regard de ce qui adviendra après la seconde guerre mondiale. Cette dernière éclate dans un ordre productif colonial obsolète et à l’initiative d’une Allemagne humiliée par le traité de Versailles (graphe 18) : elle a été amputée de 10 % de sa population, 20 % de son territoire, 25 % de sa production agricole, 30 % de sa production de charbon, 80 % de sa production de fer, de toute sa flotte marchande et de toutes ses colonies ! Ce n’est pas pour rien que le cri économique de guerre de Hitler sera « Exporter ou mourir » ! Telles sont les racines économiques de la seconde guerre mondiale.
4) Le capitalisme conventionné (1945-80) : boosté par la dévalorisation du capital fixe et variable après la crise de 1929 aux États-Unis (graphe 21) et par la guerre en Europe (graphe 20), la prospérité du capitalisme d’État conventionné va permettre de prolonger la diminution du taux de plus-value sous la pression numérique de la classe ouvrière et de ses mobilisations (graphe 15), même si ces dernières sont bien encadrées par les syndicats et forces de gauche au sein du capitalisme (graphe 19).
5) Le capitalisme néolibéral (1980-…) : à la suite de la crise de rentabilité du capital durant les années 1970 (graphe 20 et 21), la nécessité de redresser le taux de profit fut assurée par une formidable compression de la part salariale (graphe 22), une remontée du temps annuel de travail (graphe 23) et une dérégulation du marché du travail. Le taux de plus-value va donc brutalement se redresser. Cette forte attaque contre les conditions de vie des salariés fut permise par une conjonction de facteurs :
1- La lente désindustrialisation depuis les années 1950 dans les pays anglo-saxons et son accélération dans tous les pays développés au début des années 1970 (Graphe 24).
2- La montée structurelle du chômage depuis 1973 (Graphe 25).
3- Le déclin consécutif des mobilisations sociales (Graphe 15).
4- L’endettement croissant des ménages contraint de compenser la baisse de la part salariale (Graphe 26).
5- Le développement de l’individualisation du rapport salarial jusqu’à son ubérisation actuelle qui casse les solidarités entre salariés.
6- Enfin, la stratégie de la classe dominante visant à faire passer la révolte sociale de la rue sur le terrain parlementaire (cf. la politique de la gauche au pouvoir à cette époque : le programme commun en France avec la venue de Mitterrand et de la gauche au pouvoir, le compromis historique en Italie, la démocratisation des régimes dictatoriaux de Grèce et du Portugal en 1974 et de l’Espagne en 1975…).
Tels sont les quatre ordres productifs (capitalisme sauvage, colonial, conventionné et néolibéral) qui ont rythmé les deux siècles et demi d’existence du mode de production capitaliste avec une césure au sein du capitalisme colonial à la fin de la première guerre mondiale à la suite d’intenses mobilisations sociales qui vont impulser une parenthèse d’un gros demi-siècle de diminution du taux de plus-value.
Graphe 11 : Salaire réel et temps de travail
Graphe 12 : Productivité du travail, salaire réel et temps de travail
Graphe 13 : Répartition de la population active – Europe + Amérique du Nord
Graphe 14 : Part de la richesse totale du top 1 % (revenu + patrimoine)
Graphe 15 : Index des grèves dans 16 pays occidentaux
Graphe 16 : La part sociale de l’État en Europe dans le total du revenu national
Graphe 17 : Répartition de la propriété au Royaume-Unis
Graphe 18 : Le prix de la défaite allemande lors du traité de Versailles en 1919 [9]
Graphe 19 : Taux de syndicalisation
Graphe 20 : France : Taux de profit ; Taux de marge = +/- le taux de plus-value et l’efficacité du capital = le rendement de l’accumulation – 1924 = 100
Graphe 21 : Taux de profit aux États-Unis
Graphe 22 : Part des salaires dans le revenu mondial
Graphe 23 : USA : Temps annuel de travail et coefficient de Gini
Graphe 24 : Part de l’industrie dans l’emploi total
Graphe 25 : Taux de chômage – UE-15 et France
Graphe 26 : Part salariale (droite) et endettement des ménages (gauche) en % du PIB (USA)
La publication d’un chapitre inédit du Capital où Marx y analyse les processus de subordination formelle et réelle du capital sur le travail a engendré beaucoup de théorisations différentes à partir de ces concepts. Cependant, si l’on retient l’un des aspects essentiels qu’il souligne lorsqu’il élabore cette distinction, il les définit comme suit :
a) La subordination formelle recouvre la période où le capital extrait la plus-value essentiellement de façon absolue par l’augmentation du temps et de l’intensité du travail ainsi que par la diminution des salaires réels.
b) La subordination réelle recouvre la période où le capital extrait la plus-value essentiellement de façon relative, càd grâce aux progrès de productivité qui diminuent les coûts salariaux en abaissant les prix des produits qui rentrent dans leur composition.
Il est tout à fait possible de dater ces processus en se penchant sur deux siècles et demi d’évolution du taux de plus-value, des salaires réels, du temps de travail et de la productivité du travail (Graphes 10, 11 et 12).
La période de la subordination formelle durant laquelle le temps de travail augmente et le salaire réel diminuent va jusqu’en 1800, au maximum 1830-50. Quant à la productivité du travail, elle n’augmente quasiment pas jusqu’en 1790, un peu plus rapidement ensuite. Dès lors :
a) La période de subordination exclusivement formelle dure environ un demi-siècle jusqu’en 1790, càd la période où l’extraction de la plus-value vient de la baisse des salaires réels et de la hausse du temps de travail.
b) La période de transition de la subordination formelle à la subordination réelle s’étale de 1790 à 1850.
c) Après 1850, le profit résulte exclusivement de l’extraction de plus-value relative car le temps de travail diminue et les salaires réels augmentent, seuls les gains de productivité permettent son augmentation.
Nous voyons un double intérêt dans cette analyse. D’une part, Marx met en évidence une périodisation du capitalisme en se basant sur le taux de plus-value, ce qui conforte notre choix de périodisation du capitalisme décrit au chapitre précédent et qui s’appuie sur ce même critère. D’autre part, le passage définitif à la subordination réelle du capital sur le travail est achevé au moment de la grande crise économique du milieu du XIXe siècle et de la rédaction du Manifeste Communiste (1848) : cette étape nous conforte car il correspond en tout point à notre périodisation correspondant à la fin du capitalisme sauvage et au début du capitalisme colonial. Marx en tirera d’importantes implications concernant la politique des révolutionnaires que nous examinons ci-après.
Dégager des orientations politiques et pratiques pour le mouvement ouvrier afin de contribuer au mieux à son émancipation n’est pas chose aisée. Il suffit d’aligner l’évolution des analyses et prises de positions de Marx pour s’en convaincre.
Ainsi, a-t-il estimé à quatre reprises que le capitalisme – tantôt globalement, tantôt dans l’aire occidentale – avait achevé sa mission progressive pour entrer dans sa période d’obsolescence, mais pour se dédire peu après et, à la fin de sa vie, estimer s’être trompé en regard de la vigueur encore conséquente du développement capitaliste (cf. l’article du n°6 de cette revue sur La succession des modes de production).
En fonction de cette immaturité ou non des conditions objectives, de la configuration des rapports de force au sein des fractions de la classe dominante et du développement numérique et politique de la classe ouvrière, Marx développe son implication militante selon trois axes : la constitution d’une organisation communiste propre, l’engagement au sein d’organismes ouvriers et la participation aux organes bourgeois progressistes. Ainsi, lorsqu’il se retrouve à Bruxelles, Marx milite dans trois organisations dont il a largement jeté les bases : dans le Comité de Correspondance Communiste, dans une Société ouvrière allemande et dans l’Association démocratique internationale.
De même, tantôt Marx apporte son appui à certains pays ou mouvements d’émancipation nationale jugés progressistes (Allemagne, Pologne, Hongrie, Italie) et tantôt en dénonce d’autres jugés rétrogrades comme les prétentions à l’autonomie nationale des Slaves – Tchèques, Serbes, Moraves, Ruthènes, Croates, Slovènes.
Il en va de même pour l’attitude à adopter face aux conflits armés et aux insurrections prolétariennes. La guerre franco-prussienne et la commune de Paris en sont des exemples éloquents. Ainsi, dans sa première adresse sur ce conflit, il écrit que « Du côté allemand, la guerre est une guerre de défense » mais dans la seconde il estime que « La guerre de défense s’est terminée… ». De même, dans cette dernière, il met en garde le peuple de Paris contre une insurrection prématurée « Toute tentative de renverser le nouveau gouvernement, quand l’ennemi frappe presque aux portes de Paris, serait une folie désespérée » mais il soutiendra inconditionnellement ce peuple lorsqu’il se soulèvera.
Incontestablement, la maturité atteinte par le capitalisme, la configuration du pouvoir de la bourgeoisie et la force numérique du prolétariat ont rendu toutes ces variations tactiques obsolètes. L’un des multiples mérites des Gauches Communistes historiques (italienne et germano-hollandaise pour l’essentiel) est d’avoir pu dégager une série de leçons politiques issues de l’évolution du capitalisme, des explosions sociales et révolutionnaires à la fin de la première guerre mondiale et des caractéristiques des luttes au XXe siècle : institutionnalisation des syndicats et des forces politiques de gauche, caractère réactionnaire de toutes les fractions bourgeoises et mouvements nationaux, caractère capitaliste des pays qui se sont prétendus ‘socialistes’, défense de l’internationalisme prolétarien en toute occasion, sauvegarde du marxisme contre ses falsifications staliniennes, etc.
Cependant, les bases théoriques censées fonder et expliquer la plupart de ces leçons son bancales et viennent les affaiblir. Elles s’appuient sur l’analyse luxemburgiste de l’accumulation pour le Courant Communiste International (CCI) ; sur l’analyse de Lénine dans L’impérialisme stade suprême du capitalisme pour la Tendance Communiste Internationale (TCI) ; sur le passage de la soumission formelle à réelle du capital sur le travail pour Perspective Internationaliste (PI), Matériaux Critiques (MC)… ; une obsolescence non caractérisée par un frein à la croissance des forces productives pour le Ferment Ouvrier Révolutionnaire (FOR), Barbaria, Critique-Grand-Large, Kosmoprolet ; etc.
Aucune ne permettent de comprendre correctement la dynamique et les contradictions du capitalisme, ou très partiellement seulement. Elles sont souvent contraires aux faits en donnant la prééminence à des schèmes (souvent dogmatiques) par rapport à la réalité. C’est ce que nous établirons dans la seconde partie de cette contribution tout en proposant notre base théorique alternative.
C.Mcl, le 22/05/2023, première partie ... à suivre
[1] Marx : Le Capital, Livre I, 4e éd allemande, Section trois La production de survaleur absolue, § VIII La journée de travail, 2. La fringale de survaleur. Fabricant et Boyard, p.229, Ed. Sociales 2016, sur le Web.
[2] Marx : Le Capital, Livre I, 4e éd allemande, Section trois La production de survaleur absolue, § VII Le taux de survaleur, 1. Le degré d’exploitation de la force de travail, p.211-212, Ed. Sociales 2016, sur le Web.
[3] Marx : Le Capital, Livre III, Section six Conversion du surprofit en rente foncière, § XLVII Genèse de la rente foncière capitaliste, II. La rente en travail, p.172, Ed. Sociales 1974, Volume VIII, sur le Web.
[4] Marx : Salaire, prix et plus-value, Conclusion : La lutte pour l’abolition du salariat, Éditions La Pléiade – Economie I : 532-533.
[5] Marx : Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), III Le chapitre du capital, troisième section Le capital en tant qu’il fructifie, Transformation de la survaleur en profit, Éditions Sociales, Tome II : 237. Aux Ed. La Pléiade, Economie II : 272-273.
[6] Marx : Le Capital, Livre III, Section trois La loi de la baisse tendancielles du taux de profit, § XV Développement des contradictions internes de la loi, 4. Addenda, p.274, Ed. Sociales 1974, Volume VI.
[7] La productivité correspond à l’inverse du temps de travail (par exemple, quand la productivité double, le temps mis pour produire est réduit de moitié), or, le travail crée la valeur et le temps est pris pour la mesurer. Le temps de travail et la productivité sont donc au cœur du salariat. En effet, toute la dynamique du capital pousse ce dernier à développer les gains de productivité, donc la réduction du temps mis pour produire les marchandises.
[8] La productivité globale des facteurs (PGF) correspond au cumul de la productivité du travail et du capital.
[9] Buffetaut Yves, Atlas de la Première Guerre mondiale, Ed. Autrement, 2014.