Forum pour la Gauche Communiste Internationaliste
En 2020, l’éditeur Les Nuits rouges a fait connaître en français l’ouvrage intitulé, dans son édition originale de 2008 : The Russian Revolution in Retreat, 1920-1924. Soviet workers and the new communist elite. On peut d’emblée se féliciter de la parution de ce travail qui contribue à alimenter la réflexion sur les origines du reflux de la vague révolutionnaire en Russie dans les années suivant le renversement de l’absolutisme.
Depuis ses origines fondatrices, la Gauche Communiste a mis en évidence quels étaient les jalons qui ont mené la révolution prolétarienne à se transformer en son contraire [1]. A sa façon, cet ouvrage peut être tenu pour une exposition significative du processus qui a effectivement conduit le prolétariat russe dans une chute vers le capitalisme d’État. Bien que le travail de Pirani soit parfois marqué par des expressions aseptisées propres au langage universitaire, comme lorsqu’il évoque cette « démocratie collective et participative » comme composante du socialisme, il entend clairement et justement celui-ci « dans le sens originel de Marx », c’est-à-dire un « mouvement destiné à refonder la société par la destruction du travail aliéné, de la propriété privée et de l’État » (pp. 18-19).
Cette recension expose dans un premier temps l’argumentation de Pirani, lequel entend montrer comment s’est accomplie l’involution de la révolution prolétarienne et du parti bolchévique après la guerre civile. Elle s’ouvre ensuite sur les conclusions qui peuvent être retenues de l’ouvrage, pour en identifier enfin des lacunes.
Sur le plan de sa problématique et de sa méthode, l’ouvrage de Pirani présente plusieurs caractéristiques à souligner. On y retrouve en effet les qualités d’une histoire sociale, centrée sur la situation vivante de la classe ouvrière et de ses initiatives politiques, déjà illustrée par l’ouvrage de Stephen Smith Pétrograd rouge. La révolution dans les usines (1917 – 1918) et publié chez le même éditeur. Smith était en effet le directeur de thèse de Pirani, lequel prolonge cette méthode d’analyse des luttes de classes, en particulier des contradictions qui se sont posées au mouvement prolétarien et à ses organisations après que le tsarisme ait été renversé.
Pour ce faire, il exploite une vaste documentation qui concerne à la fois les soviets, les assemblées d’entreprises, les réunions de syndicats, les comptes-rendus des structures de base du parti bolchévique, en se focalisant sur la région de Moscou. Sur cette base documentaire, il analyse secondairement les positions adoptées successivement et de façon divergentes par les organes dirigeants bolchéviques, en lien avec la réalité d’ensemble du parti.
Il ne fait aucun doute, pour Pirani comme pour nous, qu’Octobre 1917 représente une révolution authentique dans la mesure où elle est portée par un mouvement social ascendant, dans lequel les organisations issues directement de la lutte ouvrière jouent un rôle moteur. C’est en fonction même de cette maturation et de l’aiguisement des antagonismes entre février et octobre 1917 que le parti bolchévique se fait, non sans résistances internes, le porte-parole et l’organisateur de cette radicalisation, jusqu’à la prise de pouvoir par les conseils ouvriers. Selon Pirani, les soviets « furent un élément central de la révolution russe » et leur mouvement « se renforça encore à la fin de 1917, dans la période qui précéda le soulèvement d’octobre 1917 ». Cependant il souligne que ce mouvement se trouve placé, dès le déclenchement de la guerre civile et avec les difficultés posées par le délabrement économique, devant des contradictions très importantes et presque insurmontables. Rapidement, la révolution « battait déjà en retraite par rapport aux objectifs de libération sociale qu’elle s’était donnée, contrainte par les circonstances adverses et l’État lui-même » (pp. 18-19).
Les « circonstances adverses » contre lesquelles lutte le Parti Communiste Russe (bolchévique) (PCR[b]) tiennent principalement à la guerre civile (1918-1920) alimentée par les États capitalistes hostiles et le délabrement de l’économie qui s’ensuit, dont les proportions absolument dramatiques barrent l’avenir immédiat du socialisme. Mais la période retenue par Pirani, entre 1920 et 1924, est marquée par l’arrêt de la guerre et la relative stabilisation qui s’ensuit avec l’adoption de la NEP. Aussi l’auteur peut-il concentrer l’attention du lecteur sur les facteurs propres à la situation sociale et politique, en particulier aux rapports qui unissent et, de façon croissante, opposent les prolétaires au PCR(b). L’ouvrage démontre ainsi que ce dernier fut à la fois un élément moteur de la montée révolutionnaire et un artisan actif de la constitution d’une nouvelle classe bourgeoise dans le courant des années 1920, par une série de transformations touchant à la composition du parti, à sa pratique, à sa fusion croissante avec l’appareil d’État et les directions d’entreprise.
Cette thèse permet de réfuter deux conceptions opposées et erronées qui rejettent la responsabilité de la dégénérescence de la révolution, soit (1) sur les conditions objectives de la Russie, soit (2) sur les caractères idéologiques traditionnels de la social-démocratie et du bolchévisme. Au sujet de cette deuxième fausse interprétation, Pirani remarque avec raison que « l’idéologie et la politique bolchévique ont suivi le flux et le reflux de la révolution ». A la radicalisation de 1917 axée sur la perspective de prise immédiate du pouvoir par les conseils, assortie de la reprise aux socialistes-révolutionnaires d’un programme de réforme agraire, s’oppose dès 1918 une série de rapides régressions. L’intérêt de la démonstration tient dans la référence constante aux luttes de classes en cours, sans jamais se limiter aux effets de l’idéologie d’un parti fût-il unique et monolithique. En effet, « [...] si certains aspects de l’idéologie bolchévique ont joué un rôle crucial dans l’affaiblissement et la sape de la révolution, cette idéologie elle-même a été fortement modifiée par facteurs sociaux sur lesquels elle avait peu de contrôle, et sur le fonctionnement desquels elle s’est souvent méprise » (p. 305).
Il convient dès lors d’indiquer quels sont, pour Pirani, ces facteurs qui ont orienté la mise en place de rapports sociaux capitalistes d’État. Si la fin de la guerre civile a laissé une situation économique et démographique dramatique, rendue évidente par le déclin en valeur absolue de la population ouvrière dans les principaux foyers du mouvement prolétarien, l’auteur remarque que la vie politique prolétarienne n’est pourtant pas éteinte. Une grande partie de l’industrie métallurgique se maintient, et avec elle des débats et assemblées réguliers. Les discussions à la base sont focalisées sur le paiement des salaires en nature ou en monnaie, sur l’approvisionnement et l’obtention des rations, d’après le système mis en place administrativement depuis le communisme de guerre. Une poussée de revendications pour l’égalisation des rations entre les différentes couches de travailleurs apparaît début 1921, bien qu’elle semble constituer souvent le terrain favorable à l’expression d’intérêts corporatistes.
Pirani montre que certaines luttes à Moscou, précédant de quelques jours l’insurrection de Cronstadt, vont pourtant au-delà de ces limites et prennent un contenu politique plus large. Le déclenchement de luttes économiques par les ouvriers du rang est alors dénoncée comme petite-bourgeoise, sinon directement réprimée, par l’appareil du PCR(b) qui occupe tous les échelons de responsabilité. La dénonciation des privilèges matériels détenus par les « militants responsables » apparaît largement dans les comptes-rendus d’assemblés de travailleurs, en même temps que la critique des méthodes policières d’un parti profondément transformé par les formes de combat politico-militaires du temps de la guerre civile. Lors de la préparation du Xème Congrès, le comité de Moscou du PCR(b) met en place une commission sur la bureaucratisation qui signale ainsi « une effervescence profonde, quoique assez vague, courant parmi les larges couches de la base » dirigée contre « les privilèges scandaleux des dirigeants des soviets et du parti […] » (pp. 82-83).
La substitution de la dictature du parti à la dictature de la classe ne serait donc nullement justifiée par l’épuisement des ouvriers comme le prétendent alors, pour couvrir leur propre régression, les chefs du PCR(b). Le livre conteste frontalement cette thèse que les « bolchéviques furent obligés de monopoliser le pouvoir politique que la classe ouvrière, tellement affaiblie par la guerre civile, était incapable d’exercer. […] L’avant-gardisme du parti, c’est-à-dire sa conviction qu’il avait le droit et même le devoir de prendre des décisions politiques au nom des ouvriers, était désormais renforcée par son contrôle sur l’appareil d’État » (p. 21). A Moscou, la classe se manifeste alors par ses efforts de lutte et d’organisation jusque dans les cellules du PCR(b), notamment celles du rayon de Bauman [2] et autour du groupe constitué par Efim Ignatov [3] à la même période que celui des Centralistes-démocratiques [4].
Le travail de Pirani se montre aussi plus original en mettant en évidence l’existence d’un courant d’ouvriers indépendants des partis existants, parmi les travailleurs les plus actifs politiquement. Avant 1917, la conviction centrale des sans-partis, qui ne reculent pas devant leur propre organisation indépendante et font connaître leurs positions publiquement, est le caractère secondaire des divergences entre les partis présents dans les soviets par rapport au but socialiste commun. Mais entre février et octobre 1917, plusieurs tendances font perdre sa consistance à une telle conception unitaire : la vague montante des luttes, le rejet du menchévisme du fait de son soutien au Gouvernement provisoire et la division du parti socialiste-révolutionnaire. Ces tendances convergent et aboutissent en octobre à la prise du pouvoir par les conseils, le parti bolchévique étant alors l’expression du flux ascendant de la lutte et non l’auteur d’un coup d’État, comme l’affirment encore et toujours les idéologues de la bourgeoisie.
Néanmoins, le sans-partisme retrouve une vitalité et un contenu dans des conditions différentes, à partir de 1918. Les conseils ouvriers sont en effet vidés rapidement de leur vie politique propre, tandis que les organisations syndicales sont totalement intégrées à l’appareil de direction soviétique. Timofeï Sapronov, qui représente le groupe oppositionnel des Centralistes-démocratiques, dénonce cette involution à la tribune du IXème Congrès : « Pourquoi parler de la dictature du prolétariat ou de l’auto-activité des travailleurs ? Il n’y a pas d’auto-activité ici ! » (p. 125). Le Xème Congrès du PCR(b) se tient en même temps qu’est réprimé Cronstadt en 1921 et représente une accentuation rapide des tendances antérieures. A cette occasion, Boukharine appelle le parti à se transformer en « parti unique, avec une psychologie unique et une idéologie unique », à se « tourner encore et encore vers une plus grande centralisation et militarisation de l’appareil » (p. 120). Dans ces conditions politiques excluant de plus en plus l’autonomie d’action et de pensée du prolétariat, celui-ci tend à s’exprimer sous l’étiquette du sans-partisme.
Aux élections du soviet de Moscou en 1921, le courant sans-parti est présent dans toutes les grandes usines et représente tout de même un quart du total des délégués. Il est évident que les organisations menchéviques et SR, après que le PCR(b) ait supprimé toute possibilité légale d’intervention à ces partis, utilisent lorsqu’elles le peuvent l’étiquette des sans-partis comme d’une couverture. Cependant, Pirani affirme de façon convaincante que la vigueur du sans-partisme exprime fondamentalement une aspiration d’ouvriers à la défense de leurs intérêts immédiats et de leur perspective de classe. Zélenski, alors secrétaire du comité de Moscou du PCR(b), note au sujet du résultat des élections au soviet de 1921 : « … l’écrasante majorité des menchéviques réside à la Boutyrki [prison de la Boutyrka ou des Boutyrki]. Il n’y a tout simplement pas de presse anarchiste. En comparaison avec les autres partis, nous bénéficions de conditions bien meilleures. Mais nous avons noté aussi un niveau élevé d’activité des masses et un désir d’être elles-mêmes au pouvoir » (p. 135).
Le lecteur trouvera dans La Révolution bat en retraite de nombreux développements sur la transformation de la structure du PCR(b) : son absorption dans l’appareil d’État, la fusion qu’il réalise avec les cadres et spécialistes dans les divers niveaux de direction économique, enfin le pouvoir croissant du secrétariat du Comité central par le truchement de la politique d’affectation des cadres communistes. Le lecteur trouvera également de nombreux éléments sur les oppositions internes au PCR(b), qui ont exprimé en son sein les aspirations de la classe à poursuivre son combat.
Bien que le livre suive un ordre à la fois chronologique et thématique qui en complique parfois la lecture, Pirani met bien en relief l’existence de ces groupes, sans ignorer leur propre composition de classe et divergences : Opposition ouvrière, Centralistes-démocratiques, Vérité Ouvrière, Groupe Ouvrier, etc. C’est bien l’existence d’un courant de Gauche communiste qui est rappelé ici, bien que le lecteur sera peut-être déçu par certaines imprécisions et le manque de détails sur le fond de leurs positions [5].
En dépit de ces lacunes, Pirani met clairement en évidence les différences qui existent entre ces courants et l’opposition constituée en 1923-1924 autour de Trotsky. Tandis que le Manifeste du Groupe Ouvrier affirme ouvertement et lucidement que la NEP risque de se transformer en « nouvelle exploitation du prolétariat » (p. 254), Trotsky approuve et soutient encore les mesures répressives contre la Gauche communiste (p. 278). On peut ajouter que l’homme d’État Trotsky a pris une part considérable dans l’organisation et la justification théorique du substitutionnisme : « […] Car dans cette "substitution" du pouvoir du parti au pouvoir de la classe ouvrière, écrit-il dans Terrorisme et communisme, il n’y a rien de fortuit et même, au fond, il n’y a là aucune substitution. Les communistes expriment les intérêts fondamentaux de la classe ouvrière » [6].
C’est fort de ce raisonnement tautologique qu’il en appelle, toujours en 1920, à user du prolétariat comme d’un « réservoir de main-d’œuvre nécessaire ». L’ouvrier ne « fait pas de marchandage avec l’État soviétique : non, il est subordonné à l’État, il lui est soumis sous tous les rapports, car c’est son État ». Fidèle à cette conception idéaliste et nocive, l’opposition de 1923 considère toujours les menaces de déformation de l’État comme un phénomène extérieur, lié aux couches petites-bourgeoises, tandis que la nature du PCR(b) constituerait une garantie contre ces pressions.
En plus de son manque de cohésion interne, Pirani remarque que cette opposition partage en fait « de nombreuses positions avec la majorité du CC. […] Le danger que l’aristocratie communiste elle-même puisse jouer un rôle dans la formation de rapports sociaux oppressifs n’était évoquée que par les opposants d’extrême-gauche, dont beaucoup étaient déjà en route pour la Sibérie. […] Les désaccords les plus sérieux portaient sur la politique économique, mais là aussi, le différend reposait sur des hypothèses communes quant […] à la perception du socialisme comme reposant, avant tout, sur le développement de l’industrie d’État » (pp. 279-280).
On sait que le triumvirat constitué autour de Staline, Kamenev et Zinoviev accepte l’offre faite par Trotsky en décembre 1923 d’un « cours nouveau », impliquant la réélection de cadres et la reprise de discussions internes au PCR(b). D’accord avec la majorité, l’opposition en restreint la portée en avertissant du danger, d’après Karl Radek, que « notre discussion soit reprise par les ouvriers sans parti » (p. 285).
La majorité du CC a certes fait œuvre d’habileté tactique, acceptant tantôt de reprendre certains slogans démocratiques à l’opposition, tantôt de lancer d’elle-même et de façon démagogique des attaques ciblées contre tel ou tel cadre. Mais pour rendre compte de ce processus qui conduit à la formation d’une nouvelle bourgeoisie d’État, il resterait enfin à souligner que cette habileté ne s’est nullement limitée à des expédients tactiques.
L’argument central du livre de Pirani consiste à affirmer que, lors des grèves qui éclatent en 1921 ou en 1923, la répression des groupes d’opposition et des ouvriers les plus combatifs s’est combinée à la canalisation des revendications immédiates les plus pressantes de la classe ouvrière. Alors que commence à se cristalliser les rapports constitutifs du capitalisme d’État autour de la colonne vertébrale représentée par le PCR(b), la situation économique se stabilise et s’améliore relativement avec la NEP. Selon l’expression de Pirani, un « contrat social » est instauré « en vertu duquel les travailleurs maintiendraient la discipline et amélioreraient leur productivité, tout en abandonnant leurs pouvoirs de décision au parti – qui en retour assurerait une amélioration continue de leur niveau de vie » (p. 123).
Il n’est évidemment pas possible d’exagérer la portée de cette « amélioration continue », mais il faut cependant tenir compte de certaines améliorations relatives devant être comparées à la gravité de la situation antérieure : paiement régulier des salaires en monnaie, mise en place de la journée de 8 heures, augmentation des rations alimentaires. Il s’agirait en tout cas, d’après Pirani, d’une explication de fond de l’incapacité du prolétariat à relancer encore des luttes plus politiques et autonomes, alors que sa situation matérielle semble timidement s’améliorer. Les luttes de 1923 apparaissent comme « un ensemble de protestations séparées, dont les acteurs se montraient conscients des problèmes des uns et des autres, mais hésitaient à formuler des mots d’ordre communs » (p. 259). La répression de la gauche dans les cellules communistes ne passe pas sans réactions et protestations mais elle aboutit néanmoins à son démantèlement, à l’image du reflux de la lutte prolétarienne comme un tout.
Finalement, le PCR(b) lui-même change ses critères d’adhésion en 1923-1924 pour se constituer une large base de masse. C’est la « Promotion Lénine », avec laquelle les effectifs du parti à Moscou passent de 53 121 membres à 88 384 membres en une année. Le PCR(b) se transforme alors lui-même profondément pour s’adapter à sa nouvelle fonction. Par l’intermédiaire de cellules plus larges, intégrées aux structures de direction, il constitue des courroies de transmission relayant ses campagnes dans le prolétariat, le convoquant pour des spectacles politiques à l’occasion du 1er-mai ou de l’anniversaire d’Octobre.
Afin de conclure le commentaire de l’ouvrage et en dégager des perspectives politiques, il faudrait d’abord remarquer que la période retenue aurait pu débuter plus tôt. Dès 1918, l’orientation est prise en effet par les bolchéviques de droite et par Lénine d’affaiblir le contrôle ouvrier, en mettant en place des « spécialistes » dans les usines et des formes rigides de commandement sur le procès de travail [7]. Comme le montre alors la revue Kommunist, cette orientation adoptée durant le communisme de guerre implique le rétablissement de la hiérarchie des ingénieurs et des dirigeants ainsi que la mise à l’écart des comités de base dans les usines. On sait néanmoins que la mobilisation des révolutionnaires sur le front de la guerre civile limite l’ampleur des critiques internes au PCR(b). De ce point de vue, l’année 1920 ouvre effectivement une nouvelle conjoncture politique. Il faut cependant être conscient des contradictions antérieures : la révolution bat en retraite très tôt, sans doute dès 1918, et la défaite s’accélère rapidement ensuite.
D’autre part, l’ouvrage ne va pas jusqu’à déboucher explicitement sur des conclusions politiques. Il affirme et démontre que le PCR(b) a bien joué un rôle de catalyseur du mouvement de classe, jusqu’à ce que son identification croissante avec l’appareil d’État en fasse un agent actif de la contre-révolution. Le PCR(b) assume notamment ce rôle par l’élimination des forces politiques et sociales prolétariennes qui ont tenté, au lendemain d’Octobre, de poursuivre l’élan révolutionnaire au-delà de la prise du pouvoir. Le danger posé par la disparition des oppositions et l’usage des méthodes policières est clairement identifié par les révolutionnaires au sein du PCR(b). Dans son Mémorandum de 1920, le communiste de gauche Gavriil Miasnikov s’adresse directement à Lénine dans ces termes : « Tu soutiens que les ouvriers n’ont pas la moindre raison de se méfier des communistes et prétends que les ouvriers jouissent d’une pleine liberté de la presse et des autres libertés civiles. Je dois te dire simplement que ce n’est pas vrai. Les ouvriers haïssent le Parti parce que ce sont les mêmes mesures auxquelles il appelait contre la bourgeoise en 1918-1919 qui sont maintenant infligées à la classe ouvrière. Cette situation ne peut être tolérée » [8].
Cette démonstration nous permet d’identifier dans quelles conditions un parti cesse de jouer son rôle dans le développement du combat de classe. Ces conditions se sont manifestées dès le moment où le PCR(b) n’admet plus en son sein, à travers l’existence de fractions, le débat le plus large sur ses buts et sa ligne politique. Ce processus arrive à son terme plus tard, lorsque ce parti ne génère plus aucune opposition révolutionnaire et vivante en son sein. En ce sens, on peut affirmer que le parti bolchévique est définitivement mort pour le prolétariat lorsque les Centralistes-démocratiques, dernier groupe révolutionnaire, réapparaît en 1926 et fonde le Groupe des 15 [9].
Il reste vrai que la révolution russe a subi un brutal coup d’arrêt en 1921 lorsque le pouvoir se retourne contre les prolétaires de Cronstadt et que le PCR(b) supprime les règles d’expression du débat qu’il s’était donné. Ces événements ont bien sûr été justifiés par de nombreux arguments tactiques, lesquels ne possèdent qu’une apparence de vérité. La méthode dégagée par la Gauche communiste est évidemment tout autre. Comme l’affirme Octobre, publication de la Gauche italienne, cette expérience historique ne pose par une question tactique mais relève d’une question de principe : « […] CE N’EST PAS PAR LA FORCE ET LA VIOLENCE QU’ON IMPOSE LE SOCIALISME AU PROLÉTARIAT. Il valait mieux perdre Kronstadt que de le garder au point de vue géographique, alors que substantiellement cette victoire ne pouvait avoir qu’un seul résultat : celui d’altérer les bases mêmes, la substance de l’action menée par le prolétariat. […] Si par hasard il devait être vrai que l’enjeu réel de tel ou de tel autre événement est la perte de la révolution, il est certain que la victoire obtenue par la violence serait non seulement une dissimulation de la réalité (des événements historiques comme la révolution russe ne dépendent jamais d’un épisode et l’écrasement de Kronstadt ne peut avoir sauvé la révolution que pour les esprits superficiels), mais détermine la condition pour la perte effective de la révolution : l’atteinte aux principes ne restant pas localisée, mais se généralisant à tout le cours de l’activité de l’État prolétarien » [10].
Concluons en remarquant que le travail de Simon Pirani mérite incontestablement de retenir notre attention. En elles-mêmes, les démonstrations contenues dans l’ouvrage marquent un saut qualitatif pour l’auteur, dont la fiche Wikipédia nous apprend qu’il a été membre d’un groupe trotskyste de 1972 aux années 1990 [11]. La Révolution bat en retraite illustre dans tous les cas certaines des principales leçons dégagées de l’expérience historique par les fractions de Gauche, en particulier le danger mortel de l’identification du parti de classe à l’appareil d’État et l’incompréhension de la véritable fonction du parti au nom de la représentation du prolétariat.
Janvier 2021
Vincent AGLEIZ
[1] Dans l’ouvrage et les commentaires qui suivent, il s’agira principalement d’analyser les racines internes de la contre-révolution. Il va sans dire que les facteurs internationaux ont une place essentielle dans ce processus, un rôle déterminant également mis en évidence par la Gauche communiste dans ses différentes expressions.
[2] Zone géographique de Moscou, qui était alors divisée en plusieurs « rayons » ou districts.
[3] Bolchévique depuis 1912, Ignatov anime en 1920-1921 un « Groupe des travailleurs actifs dans les districts de Moscou ». Celui-ci fusionne avec l’Opposition ouvrière, avant qu’une partie de ses militants ne se regroupe dans le Groupe Ouvrier.
[4] Au sujet des Centralistes-démocratiques, on pourra se reporter notamment à La Gauche bolchevik et le pouvoir ouvrier, 1919-1927, de Michel Olivier.
[5] Voir à ce sujet les textes réunis par Michel Olivier dans Le Groupe ouvrier du Parti communiste russe (1923-1937). G. Miasnikov. Décembre 2009.
[6] Trotsky. Terrorisme et communisme. Éditions Prométhée, Paris, 1980, p. 118.
[7] Maurice Brinton, Les bolcheviks et le contrôle ouvrier, 1917-1921. Les Nuits rouges, 2016.
[8] Voir les documents réunis dans la brochure déjà citée de Michel Olivier Le Groupe ouvrier […].
[9] Lire notamment la Plate-forme des 15 dans la brochure déjà citée La Gauche bolchevik et le pouvoir ouvrier, 1919-1927.
[10] Ottorino Perrone. « La question de l’État ». Octobre n°2. Mars 1938. En majuscules dans le texte original.