Forum pour la Gauche Communiste Internationaliste
Intensité des conflits du travail dans le monde Perry et Wilson
De la seconde moitié des années 60 jusqu’à 1972, l’on assiste à la montée d’une vague de conflits du travail dans le monde qui culminera en 1970 : ils sont multipliés par 2,5, entre 1965 et 1970 (si l’on exclut la France) et par 4,5 (entre 1965 et 1968) si on l’inclut (cf. graphique ci-dessus). Comme toutes les révoltes sociales d’ampleur, celles-ci ont surgi spontanément et surpris tout le monde, tant par leur caractère massif que par leur radicalité. A ces luttes des salariés se sont superposées des contestations de diverses natures – tout aussi massives et radicales – dans la jeunesse étudiante, en opposition aux guerres dans le tiers-monde, en recherche d’autres valeurs et mode de vie… et ce, durant la même période et aux quatre coins du monde également.
Quelles sont les causes de tous ces mouvements ?
1- Étaient-ils le produit d’une crise économique internationale et/ou d’un conflit de génération ?
2- Exprimaient-ils une volonté de renverser le capitalisme et/ou un désir de mieux profiter de la croissance ou de la vivre autrement ?
3- Quel bilan peut-on en tirer ? Ont-ils imprimé un cours social nouveau, voire potentiellement révolutionnaire, ou n’ont-ils été qu’un soubresaut au sein de la contre-révolution qui s’était abattue sur le mouvement ouvrier suite à l’échec des tentatives révolutionnaires en opposition à la première guerre mondiale (victoire du stalinisme et du fascisme, embrigadement des exploités dans la boucherie de la seconde guerre mondiale...) ?
Telles sont les questions que cette contribution se propose d’aborder en commençant, dans cette première partie, par discuter de la thèse selon laquelle Mai 68 serait le produit d’une crise économique mondiale et d’un capitalisme au bord de la faillite.
Cette thèse constituait l’idée clé qui est à la base de la résurgence d’une composante de la Gauche Communiste à cette époque, celle consistant à interpréter un tel embrasement social comme « …la première riposte importante de la classe ouvrière à un processus de crise aigüe du système capitaliste » [1].
Crise ou prospérité ?
Or, toutes les données sont sans ambiguïtés : cette vague de conflits sociaux se déploie dans un contexte de pleine prospérité. S’il existe bien quelques oscillations dues à la nature cyclique du capitalisme, il n’y a pas de véritable crise économique avant 1974-75 [2], la croissance caracole entre 4% et 6% durant l’après-guerre jusqu’en 1973 comme le montrent les trois graphiques ci-dessous pour le monde (A. Maddison) et la France :
Le ralentissement de l’économie et les crises sont postérieurs à cette vague de luttes, celle-ci ne peut donc résulter d’un « contexte d’essoufflement économique à l’échelle mondiale » [3] où « …le spectre de la crise et de l’effondrement total plane sur toute la société » [4]. Prétendre en 1969, et encore aujourd’hui, que le spectre de la crise et d’un effondrement (« total » en plus) planait sur toute la planète à cette époque, alors que le PIB mondial par habitant a encore doublé depuis lors, que la Chine est passée de pays sous-développé au statut de grande puissance…, c’est tenir un discours purement idéologique sans rapport avec les faits. Que l’on soit convaincu que le capitalisme porte d’inévitables contradictions et que l’on souhaite sa disparition lors d’une de ses crises est tout à fait légitime, mais travestir la réalité pour la faire correspondre à ses désirs n’est pas faire œuvre de marxisme mais de profession de foi.
Chômage ou plein emploi ?
Cette vague de lutte serait-elle alors une réaction face à un « chômage menaçant [qui] commence à préoccuper chaque jour davantage. Au début de 1968, le nombre de chômeurs complets dépasse les 500 000. Ce n’est plus un phénomène local, il atteint toutes les régions. (…) Le chômage partiel s’installe dans beaucoup d’usines et provoque des réactions parmi les ouvriers. Plusieurs grèves sporadiques ont la question du maintien de l’emploi et du plein emploi pour cause directe » [5] ?
Rappelons cette évidence que, dans le fonctionnement quotidien du capitalisme, et même en période de pleine croissance, il y a toujours des entreprises qui font faillites, des secteurs obsolètes menacés et des entreprises qui doivent se restructurer. Les années 60 ne dérogeaient pas à cette règle puisqu’elles étaient caractérisées par une croissance jamais vue, ce qui impliquait d’inévitables mutations d’ampleurs impactant sur l’emploi dans certains secteurs. Ceci d’autant plus que l’Europe en construction avait fixé l’échéance des restructurations au 1er juillet 1968, impératif impliquant des fusions et rationalisations et donc du chômage technique et des licenciements. Les secteurs les plus concernés furent :
1- L’industrie textile bousculée par l’arrivée des fibres synthétiques : 100 000 emplois y sont supprimés en France entre 1962 et 1968.
2- La sidérurgie, secteur industriel en pleine restructuration partout en Europe à cette époque : 45 000 emplois en moins en France entre 1962 et 1968.
3- Les charbonnages. Avec la concurrence du pétrole, c’est le cœur minier de la classe ouvrière qui est touché de par le monde : 85 000 pertes d’emplois en France. La grande grève de 1963 et la descente des mineurs Lorrain sur Paris en attestent. Et pour cause, un programme de fermeture progressive des mines de charbon sur trente ans avait été lancé dès les années 60.
Enfin, suite au baby-boom d’après-guerre, un surcroît de jeunes arrivait sur le marché du travail.
Malgré tout cela, le taux de chômage reste inférieur aux années 1950 et ne fluctue que très légèrement dans un contexte de plein emploi jusqu’en 1975, cf. le graphique du taux de chômage ci-dessous :
Taux de chômage, Union Européenne, France [6]
Pourquoi ? Parce qu’à côté de ces secteurs en restructuration, d’autres comme l’électricité, la chimie ou l’automobile engageaient à tours de bras (24% d’emplois en plus de 1962 à 69 dans l’automobile).
Des grèves autour de la question de l’emploi, il y en a donc de tout temps, y compris dans les années 1950 et 60. Dès lors, il n’est pas étonnant que certains conflits en 1968 en France se soient cristallisés autour de cette question et que des slogans et banderoles en attestaient dans les manifestations, etc. De même, il n’est pas étonnant non plus que le chômage ait sensiblement augmenté en volume absolu de 1966 à 68 mais très faiblement en pourcentage (cf. graphique ci-dessus), que l’ANPE (Agence Nationale Pour l’Emploi) voit le jour en 1967 et qu’apparaît également un secrétaire d’Etat à l’Emploi au même moment.
Mais, tout autre chose est de prétendre que cette vague de luttes répondait à une montée généralisée du chômage suite « à une situation économique mondiale allant en se détériorant » et « à un processus de crise aigüe du système capitaliste » (ibid). Rien n’est plus faux : le chômage n’augmente significativement qu’à partir de 1975, jusque-là règne le plein emploi … à tel point que, manquant de main d’œuvre, les pays européens vont en ‘importer’ massivement. Ainsi, en France, le nombre d’étrangers va doubler entre 1954 et 1975 avec l’appel de travailleurs portugais, espagnols et nord-africains comme on peut le voir dans le graphique ci-dessous :
C’est d’ailleurs ce plein emploi qui fera la force du mouvement de grèves à cette époque car il n’existait pas encore de réserve de chômeurs permettant de faire pression sur les salariés. Au contraire, c’étaient ces derniers qui poussaient les salaires à la hausse (cf. le graphique de l’évolution des revenus réels ci-dessous). Nombre de témoignages de l’époque en attestent : « Il faut dire que, à cette époque, la survie était plutôt facile à assurer et que, quand on cherchait du travail, on en trouvait tout de suite… (…) …cette mobilité potentielle dans le travail était généralisée et a duré jusque dans la première moitié des années 1970 (…) : ‘Nous les ouvriers, on pouvait trouver trois patrons dans la même journée et on les choisissait. On pouvait embaucher à 8 heures, sortir à 9 et embaucher ailleurs, ça veut dire que la peur de perdre son travail n’empêchait pas ceux qui tenaient à leur liberté de l’exercer. Ils n’étaient pas tenus au collet comme aujourd’hui’ » [7].
Dès lors, prétendre encore, quarante ans après, que « ce sont les effets en France de cette crise économique mondiale (montée du chômage...) qui expliquent en bonne partie la montée de la combativité ouvrière dans ce pays à partir de 1967 » [8] relève plus d’un optimiste militant béat que d’une analyse marxiste un tant soit peu sérieuse.
Diminution ou hausse des salaires réels ?
Serait-ce alors une attaque contre les salaires réels qui aurait impulsé cette vague de grèves : « Fin 1967, la situation économique en France commence à donner des signes de détérioration. (…) Concurremment, avec le dés-emploi et sous sa pression directe, les salaires tendent à baisser et le niveau de vie des masses se détériore » [9]. Cette affirmation datant de 1969 est toujours réitérée aujourd’hui : « Ce sont les effets en France de cette crise économique mondiale (montée du chômage, gel des hausses salariales, intensification des cadences de production, attaques contre la Sécurité sociale) qui expliquent en bonne partie la montée de la combativité ouvrière dans ce pays à partir de 1967 » [10]. Que nous apprennent les faits ? Ils infirment totalement cette assertion puisque le revenu réel moyen par foyer en France a été multiplié par 4,5 entre 1945 et 1978 alors qu’il stagne avant et après ces deux dates, du jamais vu dans toute l’histoire de France, et pas seulement dans ce pays mais dans tous ceux ayant connu cette dynamique de très forte croissance d’après-guerre comme en atteste le second graphique :
Revenu annuel réel moyen par foyer en France de 1900 à 1998 (en francs constant de 1998)
Revenu réel moyen US, GB, FR et CH (1913-2000) [11]
Un tel déni de la réalité est totalement étranger à la méthode marxiste qui doit s’appuyer sur des données objectives pour leur donner sens et non plaquer un schéma idéologique correspondant à un souhait militant au prix d’être en contradiction avec les faits.
Et le taux de profit ?
Ne serait-ce pas alors le taux de profit qui aurait déjà été en berne avant, pendant ou juste après cette vague de lutte et dont elle aurait été le produit ou le signe annonciateur ? Ici aussi les données sont sans appels pour la France comme le montre le graphique ci-dessous indiquant que le taux de profit n’a fait que grimper au cours des années 1960 pour culminer en 1970 et ne chuter significativement qu’après 1973 :
Taux de profit et ses composants en France (100 = 1924) [12]
Il est vrai qu’il s’était retourné plus précocement aux États-Unis (dès 1966 [13]), mais il restait à des sommets et a même connu une légère reprise en 1968 : ce n’est que par la suite qu’il chute significativement. On ne peut donc raisonnablement pas imputer à un taux de profit encore au zénith aux États-Unis, ou qui ne chute que cinq ans après 68 en France, d’être la cause ou le signe annonciateur de l’explosion sociale entre 1966 et 72 [14] !
Si l’analyse des soubassements de cette vague de conflits du travail ne brille guère par sa rigueur, qu’en est-il de sa place par rapport aux contestations étudiantes ? Un lieu commun de l’idéologie dominante consiste à taire ou à minorer la dimension ouvrière des révoltes de cette époque, et, si elle en parle, à la présenter comme une singularité française. Malheureusement, certains dans la gauche communiste prêtent le flanc à une telle vision [15]. A nouveau, les faits infirment totalement ces jugements puisque, même si l’explosion sociale de mai-juin 68 en France était d’une ampleur exceptionnelle (pic en pointillé sur le premier graphique de cette contribution), elle s’insérait dans un mouvement d’ensemble des conflits du travail dans le monde qui était clairement ascendant depuis 1965 (trait plein sans la France sur le premier graphique de cette contribution). Dès lors, prétendre que « la lutte massive de la classe ouvrière … n’a touché fondamentalement qu’un seul pays, la France » [16], est non seulement dénuée de fondements, mais c’est l’exact opposé de la réalité, puisque, sans la France, le total des journées perdues pour faits de grève s’inscrit dans une tendance à la hausse mondialement.
Qu’en est-il maintenant de cette autre affirmation sur la perspective générale ouverte par cette vague de luttes, à savoir que l’approfondissement des crises allait voir « se radicaliser les luttes prolétariennes jusqu’à déboucher sur la révolution mondiale » [17] ? A l’évidence, une telle idée relevait plus d’une posture volontariste que d’une analyse marxiste rigoureuse.
Certes, après la vague de la seconde moitié des années 1960, les conflits sociaux se maintiendront à un niveau sensiblement plus vigoureux durant les années 1970 que durant l’après-guerre, mais ils diminueront dramatiquement (d’un facteur six) tout au long des années 1980 pour atteindre un très bas niveau jusqu’aujourd’hui ! Une telle involution dans la conflictualité sociale aurait dû motiver une sérieuse autocritique. Au lieu de cela, ceux qui claironnaient à « l’ouverture d’un cours à la révolution à partir de 1968 » ont persisté dans la même posture idéologique en décrétant que la décennie 80 sera décisive pour l’avenir de l’humanité ! A un point tel que l’alternative historique entre la guerre et la révolution devait s’y décider : « Dans la décennie qui commence, c’est donc cette alternative historique qui va se décider : ou bien le prolétariat poursuit son offensive, continue de paralyser le bras meurtrier du capitalisme aux abois et ramasse ses forces pour son renversement , ou bien il se laisse piéger, fatiguer et démoraliser par ses discours et sa répression et, alors, la voie est ouverte à un nouveau holocauste qui risque d’anéantir la société humaine » [18]. Pire, alors que cette décennie a connu un recul drastique des conflits sociaux d’un facteur six, cette organisation prétend encore à son issue en 1989 que « les années 1980 ont, avant tout, été des années de développement de la lutte de classe » [19] ! Belle exemple où la défense dogmatique d’analyses erronées confine à l’aveuglement par rapport à l’évidence des faits.
Si le soubassement de ces conflits du travail, leur importance par rapport aux mouvements étudiants et leur perspective, ne se fondent que sur des schémas préconçus et sans rapport aucun avec la réalité, qu’en est-il de l’appréciation de leurs résultats ? Jugeons-en : « Dans la nuit du 26 au 27 mai sont conclus les "accords de Grenelle" (...) Vu l’importance et la force du mouvement, c’est une véritable provocation : - les 10 % seront effacés par l’inflation (qui est importante à cette période) ; - rien sur la compensation salariale de l’inflation ; - rien de concret sur la réduction du temps de travail ; on se contente d’afficher l’objectif du "retour progressif aux 40 heures" (déjà obtenues officiellement en 1936 !) ; au rythme proposé par le gouvernement, on y arriverait en... 2008 ! ; - les seuls qui gagnent quelque chose de significatif sont les ouvriers les plus pauvres (on veut diviser la classe ouvrière en les poussant à reprendre le travail) et les syndicats (on les rétribue pour leur rôle de saboteurs) » [20].
Que les ouvriers les plus pauvres aient gagnés quelque chose de significatif ainsi que les syndicats pour leur rôle de saboteurs est tout à fait vrai, mais est-ce bien les seuls résultats matériels de ces combats ? Est-il correct d’affirmer que rien n’a été obtenu pour les salariés au niveau du temps de travail et que l’inflation a annulé les hausses de salaires ?
Tournons-nous à nouveau vers les faits : le revenu réel moyen par foyer en France a été multiplié par 4,5 entre 1945 et 1978 (il doublera encore après1968, ce qui n’est pas rien !) comme en atteste le graphique supra : du jamais vu dans toute l’histoire de France au vu de la stagnation de ce pouvoir d’achat avant 1945 et après 1978. Comment peut-on l’expliquer alors que l’inflation, bien qu’encore faible en 1968, atteindra néanmoins les 10 % entre 1975 et 1985 ? Justement parce que les salaires étaient bel et bien indexés sur les prix, contrairement à ce que prétend cette organisation : « rien sur la compensation salariale de l’inflation » [21]. C’était d’ailleurs déjà le cas avec la loi de 1950 sur les conventions collectives de branches qui permettaient de généraliser les hausses locales à toute la branche et, ensuite, à tout le pays via les négociations nationales entre patronat, syndicat et Etat. Une telle ignorance en dit long sur le sérieux des ‘analyses’ de cette organisation.
Mais ce n’est pas tout ! Examinons ce qu’elle se permet d’affirmer au sujet de l’évolution du temps de travail et comparons avec l’évolution réelle. Alors que le temps annuel de travail a stagné autour de 1 900 heures depuis les années trente jusqu’à 1968, il va ensuite diminuer de 25% en une trentaine d’année pour atteindre 1 400 heures, soit 500 heures de moins à prester par an comme le montrent les deux graphiques ci-dessous :
Cette évolution est structurelle et loin d’être négligeable [22] … or, cette organisation le dénie purement et simplement - « rien de concret sur la réduction du temps de travail » - avec le même mépris souverain pour les faits et la recherche de la vérité ! Il est d’ailleurs particulièrement fourbe de sa part d’ironiser sur la durée hebdomadaire du travail en rappelant que les 40 heures semaine avait été officiellement décrétées en juin 1936, alors qu’elle ‘oublie’ de parler de l’obtention d’une quatrième semaine de congé payée et que c’est le temps annuel de travail qu’il faut considérer pour mesurer son évolution et pas la seule durée hebdomadaire [23].
Pire, pour essayer d’accréditer son discours, cette organisation passe sciemment sous silence d’autres mesures clés des accords de Grenelle comme : la compensation salariale des réductions horaires prévues [24] ; le paiement de la moitié des jours de grève [25] ; la hausse du minimum vieillesse ; une amélioration du régime des allocations familiales [26] ; la hausse très substantielle du salaire minimum agricole (accord finalisé à Varennes quatre jours après) ; la suppression des abattements opérés en raison de l’âge et applicables aux jeunes travailleurs [27] ; l’abaissement de la durée maximum légale de travail ; la réduction de la part des primes dans les rémunérations par leur intégration dans les salaires ; la négociation de mesures de nature à assurer les reclassements nécessaires, en particulier en cas de fusion et de concentration d’entreprises ; le non-assujettissement des salariés au régime de la retenue à la source (que Macron veut instaurer aujourd’hui) ; etc. [28]. A la lecture de cette liste bien plus complète, l’on comprend mieux pourquoi le revenu réel moyen en France a encore doublé après 1968 et que le temps annuel de travail a diminué de 20 % au moins ! Et l’on comprend aussi mieux en quoi la prose du Courant Communiste International est purement mensongère lorsqu’elle ne cite que quatre mesures de ces accords, mesures qui ne seraient que pure mystification ou rapidement annulées : les hausses salariales de « 10 % seront effacés par l’inflation », il n’y a « rien sur la compensation salariale de l’inflation » et « rien de concret sur la réduction du temps de travail ». Seule la valorisation du SMIC trouve grâce à ses yeux, et encore puisqu’elle est qualifiée de mesure visant à « diviser la classe ouvrière en les poussant à reprendre le travail » !
Enfin, s’il est correct d’affirmer que ces accords furent vécus comme « une véritable provocation » par la classe ouvrière et qu’elle les a souvent conspués et même rejetés à maints endroits (dont l’usine phare de Renault-Billancourt), ce n’est pas tant pour ce qui est contenu dedans que pour ce qu’elle espérait encore obtenir, notamment sur le plan qualitatif des conditions de travail, plan quasi absent de ces accords alors qu’il était central dans les revendications de l’époque - nous y reviendrons. En tous les cas, une chose est bien certaine : si la classe ouvrière n’a guère accueilli ces accords à bras ouverts, ce n’est pas parce qu’ils n’apportaient quasi rien à ses conditions matérielles mais parce qu’elle estimait n’avoir pas assez gagné … ce qui est totalement différent ! Pour preuve, aujourd’hui encore, 68% des français estiment que Mai 68 fut un grand, et même un très grand succès sur le plan social, alors que seuls 11% estiment que ce fut un échec [29].
Un minimum de logique et de cohérence
A ce propos et à lire la prose de cette organisation, la classe ouvrière ne subirait qu’attaques et défaites depuis la première guerre mondiale. Certes, des attaques et défaites, la classe ouvrière en a subies, mais, si l’après-guerre et mai 68 en France furent des défaites économiques, si plus aucunes réformes réelles ni durables ne sont désormais possibles depuis 1914 et si les salariés se font attaquer en permanence [30], alors, en toute logique, la classe ouvrière actuelle devrait être dans un état bien pire qu’au début du XXè siècle ! Or, son espérance de vie a doublé depuis lors [31], son salaire réel a été multiplié par cinq, son temps de travail a quasiment été divisé par deux et deux tiers de la population ont pu devenir propriétaires de leur logement (contre 35% en 1955 et encore moins en 1914). Cherchez l’erreur !
D’ailleurs, si la classe ouvrière avait toujours économiquement perdu ses combats depuis 1914, non seulement on peut se demander dans quel état elle serait aujourd’hui au vu de sa situation au début du XXè siècle, mais on ne comprendrait, ni comment, ni pourquoi la bourgeoisie parvient encore à l’attaquer. En effet, si cette dernière est encore capable de grignoter quelque chose, c’est bien parce que la classe ouvrière a pu engranger des acquis durant le XXè siècle et qu’elle se bat pour les préserver.
En réalité, derrière la négation systématique de tous gains réels et durables depuis la première guerre mondiale, c’est toute la logique ambigüe de cette organisation à propos des luttes économiques immédiates qui est posée : logique qui ressemble plus à la position de la tendance Essen du KAPD et que l’on retrouve chez le mentor et l’âme idéologique de cette organisation lorsqu’il analysait la signification de la grande grève à Renault en 1947 : « Grèves économiques et luttes sociales. La grève de Renault démontre une fois de plus l’impossibilité d’asseoir désormais les luttes du prolétariat sur une base économique » [32]. C’est cette même opposition entre luttes immédiates et révolutionnaires que l’on retrouve dans son interprétation de Mai 68 doublé de l’illusion d’un possible débordement révolutionnaire : « Il est évident que les syndicats, le PC, venant à la rescousse du gouvernement, ont joué à fond la carte revendicative comme un barrage contre un possible débordement révolutionnaire de la grève sur un plan social global » [33].
Expliquer une vague internationale de luttes requiert de pouvoir avancer des causes internationales, or, à lire ceux dont nous discutons la thèse, ils ne présentent qu’une maigre liste de mauvaises nouvelles purement conjoncturelles glanées dans l’un ou l’autre pays : jamais ils ne se donnent la peine de la valider objectivement sur le plan international. Et pour cause, puisque aucune donnée d’ensemble (croissance, chômage, salaires réels, temps de travail, taux de profit, etc.) ne vient valider la thèse d’une soit-disant crise internationale du capitalisme à la fin des années 1960.
En réalité, la raison première de cette vague de conflits sociaux renvoie à un mécanisme classique résidant au cœur même de l’analyse marxiste, à savoir les contradictions qui surgissent inévitablement entre le développement des forces productives et les rapports sociaux qui les encadrent. Et pour cause, la force de la croissance après-guerre fut telle au cours des deux premières décennies (cf. graphique infra) que d’inéluctables contradictions se sont accumulées pour éclater de façon explosive durant la seconde moitié des années 60.
Pas de mystère donc, mais pour peu que l’on puisse se départir d’une idée très courante dans le champ des groupes se réclamant du marxisme, à savoir l’idée que ce type de contradictions n’adviendrait que pour révéler un état d’affaiblissement du système qui les portent. Rien n’est plus erroné car le marxisme conçoit également des crises systémiques de croissance au cours desquelles se manifestent des tensions et réajustements entre, d’une part, toutes les modifications infrastructurelles induites par la croissance économique et, d’autre part, le retard accumulé par les superstructures qui les chapeautent : superstructures économiques, politiques, idéologiques, juridiques, familiales, culturelles, morales, etc.
Autrement dit, les luttes des salariés à cette époque possédaient bel et bien une dimension économique essentielle, mais pas comme résultante d’une crise économique internationale évanescente mais selon les quatre déterminations suivantes :
a) Un mécontentement croissant en butte contre les héritages persistants des efforts exceptionnels demandés dans l’immédiat après-guerre en vue de la reconstruction : augmentation de la durée hebdomadaire du travail, plafond élevé du nombre maximal d’heures de travail par semaine, etc.
b) De fortes revendications visant à mieux pouvoir bénéficier des fruits de la croissance. En effet, en 1968, cinq millions de français vivent encore sous le seuil de pauvreté, les jeunes rentrent à 16 ans à l’usine et travaillent 48h semaines alors que les inégalités de revenus s’accroissent de 1945 à 68. Résultats des luttes : le pourcentage de pauvre a été divisé par deux entre 1970 et 2001 et les inégalités diminueront de 1968 jusqu’au début des années 1980.
c) De nombreuses luttes éclatent pour s’opposer aux conditions de travail désastreuses induites par la généralisation du mode keynésiano-fordiste de production après 1945 : travail à la chaine et en continu (trois équipes de huit heures).
d) Enfin, des luttes éclatent contre les licenciements dans les secteurs qui se restructurent : charbonnages, textile, sidérurgie et chantiers navals.
Une telle explication permet d’être : (a) en totale adéquation avec tous les faits ; (b) de reposer sur une assise économique solide ; (c) de restituer une dynamique internationale et (d) d’intégrer les multiples dimensions de tous les mouvements sociaux qui ont fleuri durant les années 60, tant ceux du travail, que ceux de la jeunesse étudiante, ceux liés au mode de vie, que les protestations par rapport à la guerre et aux conflits dans le tiers-monde, etc. C’est ce qui fait son caractère heuristique : une telle analyse permet d’embrasser et d’expliquer l’ensemble des données et des phénomènes rencontrés alors que ‘l’analyse’ que nous avons discutée est en contradiction frontale avec les principaux faits, faits pourtant avérés mais qu’elle doit tordre, travestir ou écarter pour avoir un air de vraisemblance, ce qui est le propre d’une démarche purement idéologique et idéaliste.
Fin de la première partie. A suivre… C.Mcl
[1] Révolution Internationale n°3, 1969. La même idée est développée dans le numéro précédent : « Mai 1968 apparaît dans toute sa signification pour avoir été une des premières et une des plus importantes réactions de la masse des travailleurs contre une situation économique mondiale allant en se détériorant », MC, Révolution Internationale n°2, 1969 & n°470. Ce groupe - du même nom que sa publication - constituera le pôle moteur de ce qu’est devenu en 1975 l’actuel Courant Communiste International (CCI).
[2] A l’exception des USA qui connaissent une récession dès 1970.
[3] Révolution Internationale n°2, MC, 1969 & n°470.
[4] Révolution Internationale n°2, La crise monétaire, 1969.
[5] Révolution Internationale n°2, MC, 1969 & n°470.
[6] Michel Husson, La France du travail, IRES 2009 : 29.
[7] Lola Miesseroff, Voyage en outre-gauche : 136-137.
[8] Revue Internationale n°134, Fabienne, 2008.
[9] Révolution Internationale n°2, MC, 1969 & n°470.
[10] Revue Internationale n°134, Fabienne, 2008.
[12] Michel Husson, Misère du Capital, Syros, 1996 : 16.
[14] Il est vrai que la concomitance entre cette vague de luttes et la dynamique à l’inversion du taux de profit pourrait être raisonnablement soutenue pour les États-Unis, et même pour certains autres pays, mais ce lien causal est peu pertinent pour plusieurs raisons : (a) il s’agit d’expliquer une vague internationale de lutte, or, ce lien n’est défendable que pour certains pays seulement, et, en tous les cas, pas pour le pays phare de cette vague : la France ; (b) de plus, tout dépend souvent de la façon dont le taux de profit retenu est calculé ; (c) et même dans les cas où ce lien pourrait être avéré, les taux de profit caracolent encore à des sommets durant la période 1966-72 puisqu’ils commencent à peine leurs déclins. Autrement dit, même dans les pays où il y a eu inversion préalable ou concomitante du taux de profit, ses conséquences en termes de chômage, faillites, baisses de salaires, etc. n’étaient pas encore effectives, or, ce sont ces conséquences qui déterminent la conflictualité sociale et non le niveau du taux de profit en soi ; (d) enfin, c’est uniquement par souci de rigueur d’analyse que nous discutons du lien avec le taux de profit car cette organisation ne l’a jamais évoqué pour expliquer les luttes sociales de cette époque.
[15] « D’une part, la révolte étudiante qui a frappé la presque totalité des pays du bloc occidental, et qui s’est même propagée, d’une certaine façon, dans des pays du bloc de l’Est. D’autre part, la lutte massive de la classe ouvrière qui, cette année-là, n’a touché fondamentalement qu’un seul pays, la France » Revue Internationale n°133, Fabienne, 2008. Cette idée est réitérée à deux reprises dans l’article qui lui fait suite : « C’est vrai qu’il a existé en France en mai 1968 une situation qu’on n’a retrouvée dans aucun autre pays, sinon de façon très marginale : un mouvement massif de la classe ouvrière prenant son essor à partir de la mobilisation étudiante (…) ...des circonstances particulières ont permis que ce soit en France que le prolétariat mondial mène son premier combat d’ampleur... » Revue Internationale n°134, Fabienne, 2008.
[16] Revue Internationale n°133, Fabienne, 2008.
[17] « C’est la première riposte importante de la classe ouvrière à un processus de crise aigüe du système capitaliste dont l’approfondissement inévitable verra se radicaliser les luttes prolétariennes jusqu’à déboucher sur la Révolution Mondiale » Révolution Internationale n°3, 1969. Notez les majuscules à Révolution Mondiale pour bien insister sur cet aboutissement inévitable (sic) !
[18] Années 80 années de vérité, Revue Internationale n°20, 1980.
[19] Revue Internationale n°59, 1989, 8è congrès du CCI.
[20] Revue Internationale n°134, Fabienne, 2008.
[21] Il suffit d’ailleurs de lire les accords de Grenelle pour constater qu’il est bien fait mention de salaires réels (càd inflation déduite) : « Les salaires réels seront augmentés au 1er juin 1968 de 7%, ce pourcentage comprenant les hausses déjà intervenues depuis le 1er janvier 1968 inclusivement. Cette augmentation sera portée de 7 à 10% à compter du 1er octobre 1968 ». Apparemment, soit cette organisation ne sait pas lire, soit elle n’a même pas lu le texte des accords qu’elle critique. Ce simple constat disqualifie sa prétention à nous dévoiler la vérité comme elle le proclame en permanence.
[22] Tout en sachant qu’une petite partie de cette diminution est imputable au recours croissant au temps partiel, surtout en fin de période. Dès lors, si ce biais réduit quelque peu la diminution, celle-ci reste néanmoins très appréciable, de l’ordre de 20 %, soit +/- 400 heures par an, ce qui n’est pas rien puisque cela représente 10 semaines de 40 heures !
[23] Les accords de Grenelle stipulent d’ailleurs, en matière de temps de travail, que sa réduction pourra « prendre d’autres formes que la réduction de la durée hebdomadaire du travail ».
[24] En clair, les réductions prévues de temps de travail seront financièrement compensées afin de maintenir le salaire réel : « …les taux de réduction d’horaires et de compensations de ressources ».
[25] « Les journées d’arrêt de travail seront en principe récupérées. Une avance de 50% de leur salaire sera versée aux salariés ayant subi une perte de salaire. Cette avance sera remboursée par imputation sur ses heures de récupération. Dans le cas où la récupération n’aurait pas été matériellement possible avant le 31 décembre 1968, l’avance ou son solde sera définitivement acquise au salarié ».
[26] La part des prestations sociales doublera dans le PIB de 1968 à aujourd’hui passant de 12% à 24%. Ce sont des montants vitaux au quotidien pour des centaines de milliers de salariés, retraités et personnes modestes … acquis considérés de façon méprisante comme étant inexistants pour cette organisation !
[27] Les abattements d’âge instaurés à la libération sont préjudiciables aux jeunes car, à travail et qualification égale, ils sont moins rémunérés que les ouvriers adultes de plus de 21 ans. L’on comprend ainsi beaucoup mieux l’une des raisons de la radicalité de la jeunesse ouvrière dans ces luttes.
[28] Le texte complet des accords de Grenelle est disponible ici sur le Web.
[30] Ce qu’énoncent clairement la plateforme de cette organisation et sa brochure sur les syndicats : « L’inflation, devenue un phénomène permanent depuis la première guerre mondiale, ronge toute "augmentation de salaires". (...) La lutte pour des réformes est devenue une utopie grossière. (...) En entrant dans sa phase de décadence, le capitalisme cesse d’être en mesure d’accorder des réformes et des améliorations en faveur de la classe ouvrière. (...) Dans ce contexte, la bourgeoisie ne peut plus, même sous la pression des plus fortes luttes ouvrières, concéder de véritables réformes. Il est ainsi devenu courant de constater que depuis plus d’un demi-siècle, toutes les luttes pour des revendications salariales n’aboutissent à rien. (...) Alors que dans la période ascendante du capitalisme, le temps de travail diminuait effectivement sous la pression des luttes ouvrières ... dans le capitalisme décadent, celui-ci va connaître une stagnation, sinon un accroissement... ».
[31] Si la classe ouvrière n’aurait rien obtenu en Mai 68, si ses salaires n’avaient pas augmenté, si son temps de travail se serait même accru, si son salaire indirect aurait constamment été rogné, si tous les budgets sociaux, soins de santé et sécurité sociale n’auraient fait que diminuer… comment cette organisation peut-elle expliquer que l’espérance de vie en France a encore augmenté de onze années depuis 1968 ?
[32] Internationalisme n°22, Marcou, 1947.
[33] Révolution Internationale n°2, MC, 1969 & n°470. Certes, l’auteur parle bien de la nécessité « de ne pas ignorer les préoccupations immédiates », mais ce n’est pas tant comme tremplin vers une politisation de ces luttes que comme révélateur d’une soi-disant crise économique internationale à cette époque.