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L’internationalisme de la gauche italienne

 

Autour d’un centenaire : l’entrée en guerre de l’Italie
et l’action internationaliste de la gauche italienne

 

Il y a un siècle débutait l’intervention de l’Italie dans la guerre mondiale, qui mettait ainsi fin à sa « neutralité ». La folie nationaliste des foules (celles des classes bourgeoises, grande et petite, surtout étudiantes au début) se déchaîna, soigneusement mise en scène par des aventuriers comme le poète Gabriele D’Annunzio, depuis son discours « garibaldien » du 5 mai 1915 au Quarto dei Mille, près de Gênes. À ceux qui s’opposaient à la guerre (des parlementaires aux ouvriers socialistes), D’Annunzio, monté en triomphe au Capitole romain, promettait, quelque temps après, la mort, une mort froidement organisée : « Établissez votre liste de proscriptions, sans nulle pitié ! Vous en avez le droit, vous en avez même le devoir civique » [1]. Ces paroles étaient prononcées au moment même, où dans l’Empire ottoman, les listes de proscriptions dressées par les nationalistes jeunes-turcs s’établissaient « sans nulle pitié » contre « l’ennemi intérieur », toute la population arménienne, mais aussi les Grecs et les Assyro-Chaldéens.

Quant à Mussolini l’ancien chef socialiste, qui avait signé sa trahison en octobre 1914, en encaissant l’argent de l’Entente transmis par Marcel Cachin, son discours n’était pas moins explicite. L’entrée en guerre de l’Italie, au côté de l’Entente, se ferait, si nécessaire, par le plomb et la mitraille, en premier les « neutralistes » hésitants à la tête du système parlementaire, écrivait-il le 11 mai : « Quant à moi, je suis toujours plus fermement convaincu que pour le salut de l’Italie, il faudrait fusiller, je dis bien fusiller, et dans le dos, une douzaine de députés et jeter en prison au moins une paire d’anciens ministres. C’est ma conviction toujours plus profonde, que le Parlement italien est un bubon de pestiféré. Il faut l’extirper » [2].

Le prolétariat d’industrie devait réagir quelques jours plus tard à cette annonce d’une entrée en guerre, mais de façon dispersée. Les 16-19 mai avaient éclaté à Turin des émeutes ouvrières, quasi-spontanées, qui firent un mort et de nombreux blessés.

Du 16 au 19 mai, se réunissait au même moment à Bologne la direction du Parti socialiste. Après avoir tergiversé sur la préservation de la « neutralité » de l’Italie, celle-ci, par la bouche du secrétaire du Parti Constantino Lazzari, proclamait : «  ni adhérer, ni saboter  », en d’autres termes : ‘nous ferons notre devoir de soldats’ en gardant ‘dans les plis de notre âme’ notre refus d’adhérer à cette ‘guerre patriotique’. Seuls s’opposèrent à cette capitulation Giacinto Serrati, directeur de l’Avanti !, le député Fabrizio Maffi, et surtout le jeune délégué de la Campanie, Amadeo Bordiga. Celui-ci attaquait en particulier la lâcheté patriotique des dirigeants syndicaux socialistes qui refusaient de proclamer la grève générale contre la guerre, très impopulaire chez les ouvriers :

« Non… vous ne craignez pas que la grève échoue, vous craignez qu’elle ne réussisse. Vous savez que les ouvriers sont enragés contre la guerre, mais vous n’osez donner le mot d’ordre de grève pour empêcher la mobilisation. Non que vous craignez les conséquences de la répression ; ce n’est pas de lâcheté que nous vous accusons, mais de la crainte de vous salir en trahissant la patrie. Vos préjugés bourgeois sont tels que vous pensez que même dans le cas d’une guerre exquise – non de défense du territoire, mais d’agression et de véritable conquête, la situation actuelle – le devoir du socialiste est de ne pas entraver les opérations militaires » [3].

L’entrée en guerre le 23 mai fut autant la conséquence de cette agitation nationaliste que les séides de Mussolini et D’Annunzio sanctifièrent sous le nom de « mai radieux » (maggio radioso) que de la lâche hypocrisie d’une direction socialiste incapable d’être à son poste, celui de l’internationalisme.

À ce jésuitisme, le même jour, Bordiga opposait à la politique du « fait accompli » celle de l’action :

« En dehors ou à l’intérieur du préjugé national et des scrupules patriotiques. Vers un pseudo-socialisme nationaliste ou vers une nouvelle Internationale. Il ne peut y avoir… qu’une seule position, aujourd’hui que la guerre est un ‘fait accompli’ : contre la guerre, pour le socialisme antimilitariste et international » [4]].

Dès le moment de cette entrée en guerre, Karl Liebknecht – dans un tract qui fut diffusé en Allemagne – définissait avec clarté les contours de l’action internationaliste à l’ère de l’impérialisme :

« À bas les fauteurs de guerre en deçà et au-delà des frontières nationales !

« Mettre un terme au génocide !

« Prolétaires de tous les pays ! Suivez l’exemple héroïque de vos frères italiens ! Unissez-vous dans la lutte de classe internationale contre les manœuvres souterraines de la diplomatie secrète, contre l’impérialisme, contre la guerre, pour une paix d’esprit socialiste !

« L’ennemi principal est dans votre propre pays » [5].

Certes Liebknecht surestimait la vigueur de la riposte à la guerre des ‘frères de classe italiens’, confondant l’intransigeance de la gauche du PSI avec le centre du parti, dont le principe était l’inaction : « ni adhérer ni saboter ».

Rappeler l’internationalisme de la gauche communiste italienne, par le biais d’un Dictionnaire de ses militants (ouvrage à paraître bientôt), c’est rappeler qu’un siècle après l’action internationaliste, qu’elle fut propagée par Bordiga ou Liebknecht, n’est pas une simple archive du mouvement ouvrier international. Des guerres permanentes du Proche et Moyen-Orient à la guerre russo-ukrainienne, l’internationalisme est plus que jamais à l’ordre du jour dans chacun des camps belligérants, sans exception aucune.

C’est ce que nous entendons rappeler à l’occasion de ce centenaire du courant de la gauche communiste italienne.

 

Ph. B.

 

[1« La legge di Roma », in Per la più grande Italia. Orazioni e messaggi di Gabriele D’Annunzio, Fratelli Treves, Milan, 1920, p. 96.

[2« Abbasso il parlamento », Il popolo d’Italia, 11 mai 1915 [Mussolini, Scritti e discorsi, Hoepli, Milan, 1954].

[3Article non signé (Bordiga étant déjà « sous les drapeaux ») : « Dopo il convegno di Bologna », Il Socialista n° 35, 22 mai 1915.

[4« Il fatto compiuto », Avanti !, 23 mai 1915 [(Bordiga) Storia della sinistra comunista 1912-1919, « Il programma comunista », Milan, 1973, p. 277

[5Claudie Weill (éd.), Marcel Ollivier (trad.), Karl Liebknecht. Militarisme, guerre, révolution, Bibliothèque socialiste n° 17, François Maspéro, Paris, 1970. Les passages en gras l’étaient déjà dans le texte allemand.