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Attentats à Paris et campagnes gouvernementales (Raoul Victor)

 

Les manifestations en réponse aux attentats meurtriers contre la rédaction de Charlie Hebdo et un hypermarché cachère ont rassemblé le 11 janvier près de quatre millions de personnes, dont un million et demi à Paris. Elles constituent un des plus grands rassemblements de l’histoire de France. La mobilisation a commencé spontanément, quatre jours auparavant, le soir même de la tuerie de Charlie Hebdo. Elle s’est étendue, en particulier à travers les réseaux d’Internet, en dehors de tout contrôle étatique.

Cet élan traduisait tout d’abord la volonté de se rassembler, de ne pas rester seul, impuissant devant l’horreur. Il s’agissait d’exprimer une véritable solidarité avec les victimes, des dessinateurs humoristiques, politiquement impertinents qui incarnaient ce qui reste de liberté d’expression. Il fallait clamer qu’on était du côté du crayon à dessin contre la kalachnikov, de l’humour et la libre critique contre l’obscurantisme religieux, de la civilisation contre la barbarie.

L’empathie exprimée par le slogan « Je suis Charlie » fut souvent élargi à « Je suis juif, flic, musulman », comme si pour un instant on voulait croire à une communauté humaine où tous seraient frères, solidaires dans le rejet de la barbarie. Même les ‘forces de l’ordre’, qui moins de trois mois auparavant avaient été conspuées pour avoir provoqué la mort d’un jeune écologiste qui protestait contre la construction d’un barrage, ces mêmes forces apparaissaient maintenant comme un ensemble de héros qui risquent leur vie pour sauver la communauté contre ‘le terrorisme’.

En réponse, rapidement, le gouvernement a pris l’initiative d’une gigantesque mobilisation nationale qui canaliserait toute volonté d’agir dans les limites d’une ‘union sacrée’ derrière les représentants de l’ordre ‘démocratique’ établi. Le président Hollande lui-même annonçait qu’il participerait à une grande manifestation destinée à affirmer l’unité de la nation dans la défense des ‘valeurs de la république, de la ‘démocratie contre le terrorisme et la barbarie’. Une quarantaine de représentants d’autres gouvernements furent invités et y participèrent.

On s’est ainsi retrouvé le 11 janvier avec le spectacle absurde et désolant d’une manifestation qui exprimait une révolte contre des actes barbares, mais qui était organisée et dirigée par les gérants et responsables politiques du système social qui engendre quotidiennement cette barbarie.

La sauvagerie qui s’est manifestée dans l’attentat contre Charlie Hebdo au nom d’un islamisme radical fait partie de celle que sèment les grandes puissances et les pouvoirs locaux qui s’affrontent en Syrie, au Moyen Orient, en Afghanistan, en Afrique, en Ukraine… Ce sont les grandes puissances, dont la France, qui produisent, vendent et fournissant les armes qui servent à semer la terreur dans les populations civiles et à s’entretuer entre soldats embrigadés. Ce sont elles qui fomentent et utilisent des antagonismes locaux pour élargir ou préserver leurs zones d’influence. L’islamisme radical fut encouragé et utilisé par les États-Unis dès la fin des années 1970 dans la guerre d’Afghanistan pour contrer l’invasion de l’URSS. Depuis lors il a été, sous un nombre incalculable de formes, un instrument d’embrigadement utilisé par les gouvernements locaux comme par les grandes puissances. En Syrie, par exemple, où une effroyable guerre autodestructrice a déjà provoqué 200 000 morts et le déplacement de populations entières dans des conditions effroyables, la France a soutenu des groupes djihadistes radicaux contre le régime de Bachar el-Assad. C’est donc avec leur habituel et écœurant cynisme que les représentants des États qui sèment, répandent et entretiennent la terreur guerrière dans le monde, se sont mis en tête d’une manifestation en défense de la civilisation contre la barbarie.

C’est avec un égal cynisme qu’ils se prétendent les garants des ‘libertés démocratiques’, des ‘droits de l’homme’. C’est un très ‘démocratique’ gouvernement français qui a interdit en 1970 l’ancêtre du premier Charlie Hebdo, Hara-Kiri Hebdo, pour avoir fait de l’humour sur la mort de Charles De Gaulle. Charlie Hebdo fut d’abord une réponse à ce déni de liberté. C’est le très ‘démocratique’ gouvernement espagnol, dont le chef Mariano Rajoy se pavanait aux côtés de Hollande pendant la manifestation à Paris, qui vient de faire voter un ensemble de lois criminalisant et punissant à un degré sans précédent depuis Franco quasiment toute tentative concrète de manifester son opposition à l’ordre établi. Les classes dominantes ne supportent les ‘libertés démocratiques’ que tant qu’elles leur permettent de gouverner en encadrant avec plus ou moins de souplesse la vie sociale dans le carcan de leur système. Mais, si elles se sentent menacées, si elles ont simplement peur, comme ce fut apparemment le cas pour certains secteurs en Espagne depuis les mobilisations incontrôlables des Indignés, elles n’hésitent pas à les supprimer ou à passer outre pour avoir recours à la violence et à la répression brutale.

Le gouvernement français a habilement réussi à transformer ce qui aurait dû être une mobilisation contre le système social qui engendre les guerres et la misère dont l’attentat parisien n’a été qu’un produit, tout comme les massacres de population au Nigeria qui se produisaient au même moment, en une manifestation ‘d’Union sacrée’ derrière l’État qui pourtant gère et protège ce système.

Ce faisant le gouvernement poursuit prioritairement deux objectifs. Le premier est la préparation de ‘l’opinion publique’ à une intensification des interventions militaires de la France. Trois jours après la manifestation du 11 janvier, François Hollande se faisait filmer sur le porte-avions Charles de Gaulle, qui fait route vers le Moyen Orient pour participer au combat contre ‘l’État islamique’, assistant à une série de décollages d’avions militaires, chantant la Marseillaise avec les marins-soldats et annonçant la suspension des réductions d’effectifs militaires précédemment envisagées. A l’Assemblée nationale les députés ont aussi entonné la Marseillaise en signe ‘d’Union sacrée’, ce terme qui fut employé pour la première fois, par cette même assemblée, au début de la Première boucherie mondiale.

Le deuxième objectif du gouvernement est de renforcer le contrôle policier de l’État sur la population. L’État français pratique déjà depuis longtemps une surveillance et un contrôle réputé efficace sur les réseaux de djihadistes. Nombre d’observateurs restent d’ailleurs intrigués par le fait que des djihadistes aussi connus des services secrets français aient pu commettre de tels attentats. Mais, au-delà de cet aspect et sous son prétexte, le gouvernement met en place un important renforcement des moyens de surveillance et de contrôle de toute la population. Certains députés parlent même de la nécessité d’un ‘Patriot Act’ à la française, en référence à la loi ‘anti-terroriste’ signée par G.W.Bush à la suite des attaques contre les tours du World Trade Center, une loi qui, entre autres mesures, au nom de la défense de la ‘démocratie’, permet à l’État américain de détenir sans limites et sans inculpation toute personne soupçonnée de projet terroriste ou d’avoir accès à toute les données informatiques des citoyens sans autorisation préalable et sans les en informer.

Quand il faut gouverner un pays où le chômage, en particulier parmi les jeunes, est devenu massif et ne cesse d’augmenter, où les conditions d’embauche et de travail se dégradent depuis des décennies sans qu’aucune perspective sérieuse d’amélioration ne se dessine, où un nouveau train de mesures économiques doit être mis prochainement en place (loi Macron) afin d’accroître la rentabilité et l’intensification de l’exploitation du travail, bref dans un pays où les raisons de la révolte ne cessent de se multiplier, c’est tout naturellement que les responsables de l’État se donnent les moyens juridiques, techniques (surveillance accrue d’Internet en particulier) et policiers pour décourager et réprimer toute réelle tentative de mise en question de l’ordre social dominant.

Les classes dominantes, depuis des millénaires, ont toujours su utiliser le sentiment d’insécurité des populations, quitte à le stimuler, pour justifier et asseoir le pouvoir de l’État qui défend et garantit l’ordre régnant à leur profit. L’insécurité et la peur ont souvent tendance à jeter la population dans les bras de ce qui peut la sécuriser, les ‘forces de la paix’, les ‘forces de l’ordre’, l’État qui est supposé représenter la communauté. Aujourd’hui, accompagné d’une magistrale et omniprésente opération de propagande (ou de ‘communication’, comme disent maintenant les médias), ‘le terrorisme’ offre un terrain propice (et habituel) pour ce genre d’opérations de manipulation et de contrôle totalitaire de la société supposée ‘démocratique’. L’élargissement du concept de ‘terrorisme’ à toute forme d’opposition au système qui dépasse le cadre strict de la ‘légalité républicaine’ servira bientôt d’instrument pour justifier la répression.

L’État français profite en outre d’une réalité qu’il a depuis très longtemps semée et cultivée : la division entre travailleurs immigrés ou ‘issus de l’immigration’ et travailleurs français. Cette politique n’est pas nouvelle. Dans tous les pays ‘importateurs de force de travail’, et cela depuis les premiers temps du capitalisme, comme dans l’Angleterre du XIXe siècle où les travailleurs irlandais étaient surexploités et méprisés par les travailleurs anglais qui y voyaient des concurrents déloyaux, le vieux principe de ‘diviser pour régner’ a soigneusement été pratiqué par la classe capitaliste.

Aujourd’hui cette division ‘communautaire’ est exacerbée par la crise économique et le chômage qui attise la concurrence entre travailleurs pour les postes de travail toujours plus rares. En France, pour des raisons tenant au passé colonial, une partie des travailleurs immigrés ou issus de l’immigration est de religion musulmane. La religion, ce « soupir de la créature accablée par le malheur », ce « cœur d’un monde sans cœur » et cet « esprit d’une époque sans esprit », comme disait Marx, a servi et sert de refuge a de nombreux travailleurs qui s’entendent régulièrement traiter de ‘sale arabe’ et qui savent à quel point il est difficile de trouver un logement ou un travail lorsqu’on s’appelle Mustapha ou Mohamed. C’est sur ce terreau de misère, quotidiennement reproduit par la société capitaliste française, que peuvent se développer, en particulier chez les jeunes, des tendances à demi suicidaires au ‘djihadisme’.

Les récents attentats commis aux cris ‘d’Allah akbar’ ont avivé des sentiments antimusulmans dans une partie de la population. Depuis lors le nombre d’attaques contre des personnes musulmanes et des mosquées a fortement augmenté. Les divisions ‘communautaires’ sont un poison mortel pour les travailleurs et du pain béni pour les gouvernements qui y trouvent un puissant moyen d’entraver l’unification de la seule force qui soit capable de mettre en question leur pouvoir : l’union de tous les exploités, de l’immense majorité de la population par-delà les division ethniques et nationales.

Ce n’est pas en chantant l’hymne national, comme ce fut fait pendant les manifestations du 11 janvier, avec les gérants responsables de cette société mortifère et liberticide, que l’on mettra fin au ‘terrorisme’ et à la barbarie dont il fait partie. Contrairement aux nombreuses illusions qui traversaient ces manifestations, pour parvenir à l’unification d’une véritable communauté humaine, il faudra commencer par s’unifier non pas avec les classes dominantes et leurs politiciens mais contre eux et contre leur logique inhumaine. C’est plus difficile. Mais c’est le seul chemin.

 

Raoul Victor, le 30/01/2015