Forum pour la Gauche Communiste Internationaliste
Le livre Kommunist, revue hebdomadaire économique, politique et sociale ; Les communistes de gauche contre le capitalisme d’État, Moscou 1918 [1] a paru fin 2011.
Largement méconnue, sauf pour quelques travaux académiques, la Gauche communiste russe (surtout celle de Moscou) sort aujourd’hui un peu de l’oubli et nous parle directement dans une langue autre que le russe. Il est assez surprenant de constater que certaines critiques de la politique du pouvoir post-révolutionnaire qui émanent de l’intérieur de la Russie sont similaires à celles qui ont été formulées de l’extérieur, notamment par Rosa Luxemburg, Anton Pannekoek et Herman Gorter. La Gauche italienne quant à elle n’a commencé a formuler des critiques que tard dans les années 1920. Le très grand intérêt de la Gauche russe réside dans le fait qu’elle se trouvait dans le feu du combat et ses expériences s’avèrent fondamentales pour mieux comprendre les questions posées par la révolution prolétarienne. La Gauche russe s’est battue mais a dû reculer : elle s’est opposée systématiquement aux solutions proposées par la direction du Parti bolchévik, notamment celles de Lénine et Trotski, mais a finalement assumé ses défaites politiques successives. Si ses membres les plus éminents – Boukharine, Ossinski, Radek, Smirnov, Preobrajenski – ont maintenu leurs postes au pouvoir, ils ont finalement payé de leur vie leur opposition à la direction du parti.
On pourrait s’attendre à ce que toute la Gauche communiste internationaliste actuelle se réjouisse de cette publication et la salue. Mais non, la FGCI [2] estime que « la présentation de ces textes ne présenterait qu’un intérêt “historique” secondaire, un intérêt de “curiosité”, si son objet véritable ne donnait pas lieu, dans sa “présentation”, à une attaque à peine voilée contre la révolution Russe d’octobre 1917 et contre le parti bolchévique ».
Bref, au fond pour la FGCI, la Gauche communiste russe n’a pas beaucoup d’importance. Et l’édition de ce livre servirait, de façon « à peine voilée », à soutenir... la contre-révolution ! L’auteur, qui se réclame de l’héritage politique de la Gauche communiste, prétend continuer la tradition des « fractions de gauche », mais s’exprime avec mépris à propos d’une fraction qui a réellement surgi au sein du parti communiste en Russie en 1918 et qui s’est battue pour des orientations alternatives à celles de la direction du parti. Pour la FGCI, la Gauche communiste internationaliste en Russie ne serait plus que « gauchiste et infantile », et en plus, pas plus qu’une « curiosité historique ». Et le même mépris est exprimé envers le livre lui-même qui est pourtant le résultat d’un travail de recherche et de publication très sérieux.
La FGCI ne s’exprime pas sur le sujet principal du livre : celui du « capitalisme d’État ». Par contre, elle s’attaque à la question du débat sur la signature du Traité de Brest-Litovsk [3] qui n’est justement pas le sujet principal du livre.
La formulation présente dans la préface du livre sur la « révolution confisquée » (par le parti bolchévik) pourrait paraître criticable, mais elle fait référence à la substitution du pouvoir du parti bolchévik au détriment du pouvoir de la classe ouvrière à travers ses comités d’usines et conseils ouvriers. Même si l’internationalisme « intransigeant » de la Gauche russe n’est pas le point de départ de la préface, celle-ci rappelle bien à plusieurs occasions que l’internationalisme de la Gauche russe était clairement en contraste avec la politique de Lénine et de Trotski.
Il est complètement à côté de la plaque de dire, comme le fait la FGCI, que « La défense du caractère prolétarien de la révolution d’Octobre est toujours une frontière de classe ! », et ce pour deux raisons :
a) la FGCI veut toujours exclure du « camp prolétarien » les « communistes de conseil » et les « conseillistes », c’est-à dire quasiment l’ensemble de la Gauche germano-hollandaise, qui est pourtant internationaliste ;
b) mettre en question le rôle des bolchéviks, tels Lénine et Trotski, ne met pas nécessairement en question le « caractère prolétarien de la révolution d’Octobre » ; c’est précisément cela qu’a prouvé, sur place et dans le feu du combat, l’activité de la Gauche communiste russe.
L’hypothèse que la « Révolution russe » serait une « révolution bourgeoise » n’est nullement nécessaire pour comprendre que dans l’isolement au sein des frontières nationales, il n’y avait que des « solutions russes » aux « problèmes russes », ce qui pesait de plus en plus. Par conséquent, du point de vue du prolétariat mondial, il y avait de moins en moins à défendre dans cette aventure isolée. Rosa Luxemburg avait tout à fait raison de dire que la question ne pouvait qu’être « posée » en Russie, et non pas « résolue » au moins tant qu’il n’y avait pas une extension internationale de la révolution.
Le dilemme du pouvoir en Russie se résumait à cette double question : combien de temps attend-on la révolution mondiale, et comment est-ce qu’on se débrouille entretemps dans notre coin ? Graduellement, l’idée d’une révolution mondiale devenait de plus en plus secondaire et se réduisait à un simple slogan propagandiste de la politique extérieure de la « nation russe », ce qui allait mener en 1925 à l’imposition de la thèse de la « construction du socialisme dans un seul pays ».
A aucun endroit dans la préface du livre, on ne présente le stalinisme comme la simple « continuité » du léninisme, comme le prétend la FGCI. Mais il est vrai que la ligne de démarcation n’est pas très claire et certainement pas explicite ; dès le début même la Gauche russe se trouvait sur un terrain glissant sur lequel, l’un après l’autre, les principes ont été sacrifiés « pour gagner du temps », une question amplement traitée dans la partie de la préface « Reculer pour mieux sauter ? ».
Dans le premier numéro de Kommunist, le dilemme est formulé ainsi : « Si la révolution russe était écrasée par la contre-révolution bourgeoise, elle renaîtrait comme le Phénix ; si par contre elle perdait son caractère socialiste et décevait par ce fait les masses ouvrières, alors ce coup aurait des conséquences dix fois plus terribles pour l’avenir de la révolution russe et internationale. »
La question de la « guerre révolutionnaire », posée dans les débats autour de Brest-Litovsk, est à réétudier entièrement car il est clair maintenant que la Gauche communiste russe ne soutenait pas du tout initialement la continuation de la Première guerre mondiale avec une armée régulière. La position de la Gauche communiste russe se distinguait clairement de celle de la plupart des Social-révolutionnaires de gauche sur ce point. Il s’agissait (la réthorique mise à part) plutôt d’une « guerre sociale », avec un armement général de la classe ouvrière via les conseils ouvriers. Armer les ouvriers (et non pas les paysans) pour qu’ils se défendent, est une ancienne question posée par Marx et Engels déjà (voir surtout les derniers écrits d’Engels sur le sujet) face au développement du militarisme européen. Par contre, Lénine et surtout Trotski, voulaient une armée régulière, en y incorporant, de plus, les anciens cadres militaires tsaristes, non pas pour défendre le prolétariat, mais pour défendre un « territoire ».
En contraste avec la Gauche communiste russe, Lénine et Trotski ont recherché une paix séparée avec l’impérialisme allemand, et Lénine a même défendu l’acceptation d’une aide des alliés contre les forces allemandes, ce qui s’est évidemment retourné contre tout le projet de révolution mondiale, pour la simple raison que cela laissait la voie libre à l’aventure nationaliste du social-démocrate Pilsudski en Pologne. De plus, avec l’engagement de ne plus faire de la propagande révolutionnaire, ni en Allemagne, ni parmi les troupes allemandes sur le sol russe, Lénine et Trotski ont imposé aux bolschéviks de se couper leurs propres mains, et tout ceci pour ne pas perdre plus de « territoire ».
Continuer la guerre n’était plus possible pour des internationalistes, mais faire la paix avec l’Allemagne ou soutenir les alliés ou encore demander le soutien des alliés, non plus ; de là la position initiale de Trotski à Brest-Litovsk, « ni paix, ni guerre » (il s’agissait d’annoncer un simple « cessé de feu » unilatéral). En signant la paix séparée avec l’Allemagne, Lénine, Trotski et leurs partisans ont clairement montré que leur priorité n’était déjà plus tellement la révolution mondiale, mais d’abord et avant tout la défense du « territoire russe ».
Un armement général du prolétariat via les conseils ouvriers est une tout autre optique et c’est bien ce que défendait la Gauche communiste russe. Elle savait aussi qu’on ne peut pas étendre la révolution prolétarienne par des moyens militaires car la question n’est pas territoriale mais sociale et parce que le socialisme ne s’impose pas au prolétariat par la force.
Face au mépris de la FGCI face à la parution de ce livre, il faut fortement saluer le travail de Michel Olivier et de Smolny qui nous permet enfin de connaître les textes de la Gauche communiste russe.
12 janvier 2012, Vico.
Merci à Stive, Guy Sabatier, Henry Cinnamon, C.Mcl. et Melandra pour leurs commentaires et corrections.
Le texte de la FGCI (Fraction de la Gauche Communiste Internationale) :
« Bulletin communiste international #7 – FGCI
LUTTE CONTRE L’OPPORTUNISME
La défense du caractère prolétarien de la révolution d’Octobre est toujours une frontière de classe !
La maison d’édition Smolny vient de publier en livre une traduction française de la revue Komunist publiée au début 1918 par la "première opposition de gauche" au sein du parti bolchevique. Le principal fait d’arme de cette opposition éphémère appelée "communiste de gauche" et dont le dirigeant le plus connu était Boukharine, fut de s’opposer à la signature du traité de paix de Brest-Litovsk entre la Russie soviétique et l’impérialisme allemand. La publication de ces textes ne présenterait qu’un intérêt "historique" secondaire, un intérêt de "curiosité", si son objet véritable ne donnait pas lieu, dans sa "présentation", à une attaque à peine voilée contre la révolution Russe d’octobre 1917 et contre le parti bolchévique.
En effet, la courte introduction faite par les éditeurs et surtout la préface rédigée pourtant par des camarades avec lesquels nous avons milité durant des décennies au sein du CCI, reprennent à leur compte, plus de 90 ans plus tard, les positions de Komunist et en particulier son opposition à la paix de Brest-Litovsk. Pire même, elles introduisent l’idée qu’il y aurait un lien, une continuité, entre cette opposition du début 1918 avec les oppositions et fractions de gauche qui lutteront par la suite contre la contre-révolution et la stalinisation des partis communistes !
À quelques rares expressions, il y a bien longtemps que la paix signée à Brest-Litovsk n’avait pas été remise en question par des gens qui se réclament du communisme. Comment peut-on affirmer aujourd’hui que "mieux valait (en janvier-février 1918 alors même que la vague révolutionnaire internationale n’en était qu’à ses débuts et que la guerre mondiale se poursuivait !) être défait comme la Commune de Paris que participer à une corruption du pouvoir dénaturant le socialisme et la révolution" (Préface) ? Le seul mérite du livre est de reproduire l’article de Lénine Sur la phrase révolutionnaire qui critique les déclamations tonitruantes, et vides de sens pratique, sur la guerre révolutionnaire prônées par les "communistes de gauche" alors même qu’il n’y a plus d’armée du fait des désertions massives. Malheureusement les auteurs de la Préface ne se contentent pas de reprendre à leur compte la position "gauchiste et infantile" de Boukharine et consorts sur Brest-Litovsk. Caractérisant dès janvier 1918, deux mois à peine après l’insurrection d’Octobre, la révolution comme "une révolution socialiste confisquée", ils prétendent que "dès l’insurrection [le parti bolchevique] s’est progressivement substitué aux soviets en assumant le pouvoir à leur place".
Pire même, ils affirment que "le parti bolchevik délaisse progressivement le développement de la révolution internationale au profit de la défense du bastion russe pour finir par adopter la théorie du socialisme en un seul pays". Il s’agit là d’une ignominie politique ! La thèse selon laquelle Staline est la continuité de Lénine est un des plus gros mensonges utilisée par la bourgeoisie pour attaquer l’idée même du communisme et dénaturer la révolution Russe d’octobre 1917. Comment les auteurs ont-ils pu ainsi glisser du terrain de la "phrase révolutionnaire" jusqu’à, semble-t-il, abandonner la position fondamentale de la Gauche communiste sur le caractère prolétarien de la révolution d’Octobre et apporter leur caution et leur participation aux campagnes bourgeoises d’aujourd’hui contre le communisme ?
Auront-ils la force et le courage politiques de reconnaître leur faute majeure et de se désolidariser de cette préface o finiront-ils par rejoindre, dans les combats de classes qui sont devant nous, les hordes de "penseurs" qui sont à la solde de la bourgeoisie ?
La FGCI, 24 décembre 2011 »
[1] Toulouse, Smolny, 2011, 403 p. Voir aussi : Michel Olivier, La Gauche bolchevik et le pouvoir ouvrier 1919-1927, 2009, 88 p. ; Michel Olivier, Le Groupe ouvrier du Parti communiste russe 1922-1937, 80 p., 2009, et : D’Octobre 1917 à l’effondrement de l’URSS, Controverses, Cahier thématique, no 1, novembre 2011, et, en anglais : The Russian Communist Left, 1918-1930, International Communist Current, 2005.
[3] Pour arriver à une compréhension plus fine des enjeux du débat autour de la signature du Traité de Brest-Litovsk, on ne peut pas se limiter aux oeuvres de Lénine et Trotski ; il faut au moins prendre connaissance des écrits suivants :
– Les débats qui eurent lieu au VIIe Congrès du Parti bolchévik (6-8 mars 1918).
– Les articles des 10 numéros du journal Kommunist qui parurent après le 3 mars 1918, comme expression de la Fraction des Communistes de gauche ; ces articles (non traduits, une traduction vers le français est en cours) comportent les prises de position de Boukharine sur la « guerre révolutionnaire ».
– Guy Sabatier, Traité de Brest-Litovsk, 1918 , coup d’arrêt à la révolution, Paris, Spartacus, 1977, 83 p.
– Victor Serge, L’An I de la Révolution russe, 1930, notamment p. 74-82.
– Idem, Mémoires d’un révolutionnaire 1901-1941, 1951.