Forum pour la Gauche Communiste Internationaliste
Voilà plus d’un quart de siècle qu’est paru l’ouvrage d’Alain Testart sur Le Communisme primitif. Si nous lui consacrons cette petite notice, c’est parce que nous pensons que son ampleur théorique et la rigueur de ses analyses en font, pour ce mode de production, l’équivalent du Capital de Marx pour le mode de production capitaliste. De plus, le contenu de ce livre va bien au-delà de l’étude des sociétés primitives. En effet, il est amené à préciser et approfondir toute une série de questions relatives au matérialisme historique aussi cruciales que :
– Les relations entre les rapports sociaux en général, les rapports de production en particulier et les forces productives.
– Quelles sont les fondements théoriques qui définissent les différents modes de production et leurs rapports sociaux respectifs ?
– Quelle est le moteur de l’évolution sociale et plus spécifiquement à l’orée des sociétés humaines ?
– Quels développements et correctifs faut-il apporter aux premières formulations du marxisme sur le mode de production communiste primitif ?
– Etc.
Plus particulièrement, nous attirons l’attention de nos lecteurs sur deux de ses apports majeurs : (1) une première ébauche du cheminement possible des différents modes de production qui permet ainsi de remplir quelque peu le grand trou noir de dix millénaires d’histoire laissés en friche par Marx et Engels (de la fin du communisme primitif à la Grèce ancienne) et (2) une tentative d’élaboration des rapports sociaux fondamentaux propres à chacun de ces modes de production permettant ainsi de les analyser avec une plus grande clarté théorique (c’est l’objet de son sixième chapitre).
Publié en 1985, ce livre majeur est passé totalement inaperçu, même dans les milieux concernés où il aurait dû être remarqué et faire l’objet de débats. Comment comprendre ce confinement ? D’une part, parce que plus rien à ce moment n’incitait à s’intéresser encore au marxisme : avec la montée du chômage au milieu des années 1970, les mobilisations sociales commencent à refluer dès la fin de cette décennie, les partis staliniens se démasquent pour ce qu’ils sont en participant à différents gouvernements de gauche ainsi qu’à la répression et à l’écrasement de la grève de masse en Pologne 1980-81, l’individualisme et le chacun pour soi triomphe avec le tournant néolibéral au début des années 1980, etc. D’autre part, parce que le marxisme lui-même allait être déclaré en faillite lors de la chute du mur de Berlin en 1989. Enfin, parce que la plupart de ceux qui ont voulu résister à la déferlante de l’idéologie dominante et rester fidèle au marxisme l’ont fait en se repliant sur une défense inconditionnelle des écrits des pères fondateurs. Cet état d’esprit consistant à se concevoir comme les gardiens du temple au sein d’une forteresse assiégée a particulièrement affecté la Gauche Communiste. Or, la démarche d’Alain Testart tire sa source d’un marxisme vivant qui n’hésite pas à bousculer des idées reçues et à remettre en question ce qui doit l’être, y compris chez Marx et Engels. C’est la raison pour laquelle cet ouvrage est encore délaissé ou reste incompris, notamment au sein de la Gauche Communiste.
Dès lors, nous signalons à nos lecteurs que cet ouvrage a partiellement été mis en ligne par google book et qu’il est encore disponible sur le site de sa maison d’édition ainsi que sur quelques autres comme Amazon. Puisse sa lecture enthousiasmer et féconder la réflexion de ses lecteurs autant qu’il nous avait enthousiasmé en 1990 lorsque nous l’avions découvert - perdu dans les rayons d’une librairie - et qu’il avait grandement contribué à notre clarification sur les fondements mêmes du matérialisme historique.
Nous aurons l’occasion de revenir plus amplement sur les contributions théoriques de cet ouvrage ainsi que sur l’évolution et les travaux ultérieurs de cet auteur car ils sont d’un grand intérêt pour la théorie marxiste. En effet, Alain Testart est l’un des rares anthropologues :
– qui se revendique fermement de l’analyse matérialiste des sociétés et de leur évolution ;
– qui met en œuvre et défend une démarche évolutionniste en science sociale, démarche tant décriée, voire considérée comme révisionniste ;
– qui s’attache avant tout à l’étude des rapports sociaux entre les hommes et les groupes sociaux et qui les conçoit comme des rapports contradictoires ;
– qui considère qu’une société ne se comprend réellement que lorsque sa contradiction fondamentale a été mise à nu ;
– etc.
A l’énoncé de ces quelques principes d’analyse, le lecteur aura compris que, si cet auteur ne se revendique plus du marxisme par la suite, il en est resté proche par certains aspects essentiels. Dès lors, même si ses travaux ne sont plus de la même veine que Le communisme primitif, ils restent néanmoins extrêmement intéressants et féconds pour contribuer à l’une des tâches prioritaires de l’heure : celle d’actualiser, développer et approfondir les bases même du marxisme. En effet, ce dernier a successivement subit les déformations induites par l’intégration des partis sociaux-démocrates à la société capitaliste au début du XXème siècle ainsi qu’un coup d’arrêt à son développement et une perversion de ses fondements mêmes après la victoire du stalinisme dans les années 1920.
C’est pourquoi nous attirons l’attention de nos lecteurs sur la notice Wikipédia de cet auteur - notice qui présente quelques éléments forts de ses analyses - ainsi que sur son site web où l’on y trouve la liste de tous ses travaux qui portent sur des thèmes aussi fondamentaux pour la théorie marxiste que :
– L’évolution des sociétés de Lascaux à Carnac (c’est-à-dire du paléolithique jusqu’au milieu du néolithique). Une suite est prévue allant du néolithique jusqu’aux sociétés de classes en passant par les origines de l’Etat.
– La classification des sociétés selon deux critères croisés qui sont essentiels pour le marxisme :
(1) L’économie : les sociétés sans richesses matérielles / celles avec richesses mais assurant encore un libre accès aux moyens de production / celles où règne la propriété des moyens de production.
(2) Le politique : les sociétés sans État / avec semi-État / avec État.
Ce tableau à double entrée défini neuf possibilités dont cinq servent à l’auteur pour classer tous les différents types de sociétés dans le monde [1].
– L’origine de l’État ... origine bien antérieure à la Grèce ancienne et non liée à l’apparition de la propriété privée et aux classes sociales comme le pensaient Marx et Engels.
– L’esclave la dette et le pouvoir.
– L’origine des inégalités : cet ouvrage est malheureusement épuisé mais un résumé de quelques unes de ses idées principales est accessible à cette adresse.
– Une explication matérialiste de quelques religions.
– L’origine de la monnaie.
– La propriété foncière : (1) L’illusion de la propriété collective de la terre dans les sociétés archaïques (le cas de l’Afrique traditionnelle) et (2) la confusion entre souveraineté politique et propriété foncière.
– Une critique du don et plusieurs études sur la circulation non marchande.
– Sur la division sexuelle du travail. Une nouvelle édition revue et augmentée devrait paraître en 2013.
– Sur les religions néolithiques et, notamment, sur le mythe de la dite ’Déesse mère’.
– Etc.
Homme de conviction, Alain Testart n’a pas manqué de se prononcer aussi sur quelques grandes controverses comme la question de l’évolutionnisme en anthropologie ou sur la dernière mode intellectuelle consistant à appliquer le schéma darwinien de l’évolution pour comprendre le devenir des sociétés humaines : Les modèles biologiques sont-ils utiles pour penser l’évolution des sociétés ?.
Plusieurs de ses conférences et interviews sont également d’un grand intérêt et sont disponibles sur la toile, notamment celles :
– Sur les sociétés de chasseurs-cueilleurs. Conférence salutaire forçant de revoir la conception marxiste de l’histoire aux origines de l’humanité.
– Sur la division sexuelle du travail. Cette division remonte bien avant l’apparition de la richesse et des inégalités économiques, donc bien avant l’émergence de la propriété privée, de l’agriculture et de l’État comme le pensait à tort Engels dans son ouvrage sur l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État. La première tentative scientifiquement sérieuse et très stimulante reconsidérant cette question dans une perspective marxiste est l’ouvrage de Christophe Darmangeat dont nous avons fait écho sur ce site et intitulé Aux origines de l’oppression des femmes : Le communisme primitif.
– Sur la multiplicité des parcours évolutifs des sociétés. Une intéressante question de méthode rompant avec un certain eurocentrisme et la théorie des cinq stades encore beaucoup trop présents dans le champ du marxisme, y compris au sein de la Gauche Communiste.
– Sur l’origine de l’État : Les fidélités personnelles sont-elles à l’origine de l’État ?. Hypothèse stimulante qui force à reconsidérer certains aspects de l’analyse marxiste des origines de l’État. Elle est d’autant plus cohérente qu’elle se fonde sur de solides arguments archéologiques.
– Sur la religion des aborigènes : une religion sans dieux.
– Sur la religion et les dites ’déesses mères’ lors de la révolution néolithique.
– Sur les différentes prestations matrimoniales dans le monde.
– Sur les échanges économiques dans les sociétés primitives.
Enfin, nous ne résistons pas à la tentation de signaler à nos lecteurs le roman ethnographique qu’il a publié et qui a eu bonne presse : Eden cannibale aux éditions Actes Sud, ainsi qu’un texte bourré d’humour à propos des théories de Claude Lévi-Strauss : La prohibition de l’inceste aujourd’hui : un point de vue trobobarais.
C.Mcl
[1] En effet, les quatre cases suivantes sont forcément vides car incompatibles : des sociétés sans richesses avec semi-État ou État et des sociétés où règne la propriété des moyens de production mais sans État ou semi-État