Forum pour la Gauche Communiste Internationaliste
« Pour le moment, nous assistons à l’effondrement du vieux monde qui croule par pans entiers, jour après jour. Ce qui est le plus surprenant, c’est que la plupart des gens ne s’en aperçoivent pas et croient encore marcher sur un sol ferme… »
Rosa Luxemburg, Lettres de prison, 12 mai 1918.
Depuis quatre décennies, les crises économiques récurrentes et la mondialisation du capitalisme soumettent la grande majorité de la population à des restrictions grandissantes et engendrent des dégâts écologiques dont le caractère devient de plus en plus irrémédiable. Ceci pose d’immenses défis dont les solutions détermineront grandement le sort des prochaines générations et les conditions de viabilité de la planète. Or, le seul horizon que le système actuel est capable de prendre en compte est celui de ses intérêts économiques les plus étroits : imposer une austérité brutale pour garantir ses profits et continuer d’exploiter la nature au mépris de ses limites. Cette vision bornée et à courte vue aggrave encore plus toutes les impasses dans lesquelles le capitalisme entraine la terre entière.
Ceci engendre un énorme paradoxe : confusément émerge le sentiment que la gravité de la situation requiert des solutions radicales et que ‘nous assistons à l’effondrement d’un vieux monde qui croule par pans entiers’, mais, en même temps, « ce qui est le plus surprenant, c’est que la plupart des gens ne s’en aperçoivent pas et croient encore marcher sur un sol ferme ». Ce sont quelques uns des contours de ce paradoxe que nous essaierons de comprendre sur les plans de la crise et de la lutte de classe.
Au-delà des différences considérables qui les caractérisent, tous les grands mouvements révolutionnaires (1830, 1848, 1871, 1905 et 1917-23) présentent cinq caractéristiques communes :
1) Ils sont la conséquence d’une dégradation rapide et profonde des conditions d’existence d’une grande partie de la population suite à une crise économique ou une guerre.
2) Cet état de bouleversement de la société concerne simultanément plusieurs pays au moins.
3) Ces mouvements se déploient dans un contexte d’incapacité de la classe dominante à offrir une issue crédible à l’impasse de son système.
4) Ces mouvements sont le fait de générations de travailleurs n’ayant pas connu d’embrigadement ou de défaite physique et/ou idéologique à la suite d’une guerre ou d’une révolution. De ce fait, ces générations disposent encore d’un potentiel intact sur ces deux plans.
5) Dans de telles conditions, les hommes ont recherché des formes alternatives d’organisation sociale et se sont battus pour les mettre en place. Mais les moments décisifs et l’issue de ces mouvements se sont déroulés sur une période relativement brève, quelques mois tout au plus.
A bien regarder la situation actuelle, c’est vers une telle configuration que le système capitaliste s’achemine :
1- Depuis les années 1970, les crises économiques successives se traduisent par des plans d’austérité d’une brutalité de plus en plus violente. La dernière en date n’a pas dérogé à la règle. Ainsi, les mesures prises dans plusieurs pays de l’Est et en Grèce sont sans précédents : elles correspondent à une diminution de 15 à 20 % du pouvoir d’achat des travailleurs, pensionnés et allocataires sociaux. D’autres pays ont suivi et ont également appliqué des plans d’austérité agressifs comme en Espagne, au Portugal et en Irlande. Celui récemment décidé en Angleterre implique le licenciement d’un demi-million de fonctionnaires et une réduction du pouvoir d’achat global des salariés de 5 à 15 %. Même les organismes officiels avouent qu’un britannique sur deux sera désormais confronté à de sérieuses difficultés financières.
2- Ces mesures d’une ampleur inédite depuis la fin de la seconde guerre mondiale sont prises à intervalles assez rapprochés dans toute une série de pays. Ceci offre un terreau potentiel pour une compréhension plus globale de l’impasse dans laquelle le capitalisme s’enfonce et constitue le soubassement objectif d’une généralisation future des combats de classe au-delà des frontières.
3- Jusqu’à présent, le système a toujours pu faire miroiter l’idée que demain sera meilleur qu’hier. Cependant, prisonnier de ses intérêts matériels immédiats et n’ayant aucune solution crédible à apporter à l’impasse actuelle de son système, la classe dominante démontre de plus en plus qu’elle est incapable d’offrir une issue positive à la société. C’est la raison pour laquelle émerge confusément l’idée que demain sera pire qu’hier. Triomphant durant un quart de siècle de néolibéralisme et de mondialisation, le capitalisme est maintenant face à l’échec de toutes les politiques qu’il a mené jusqu’à présent. La crise de 2008 a ouvert un lent processus de délégitimation du système capitaliste dans la population et dans la classe ouvrière en particulier.
4- Après une vingtaine d’années d’étiage des conflits sociaux (1980-2000), nous assistons à une reprise de ceux-ci depuis une dizaine d’années (cf. le graphique ci-dessous concernant la Belgique [1]). Comparée au passé, cette remontée est encore très ténue mais néanmoins perceptible et présente dans plusieurs pays développés.
5- Enfin, si l’issue des combats de classe s’est toujours décidée sur un laps de temps relativement bref (quelques mois), cet aboutissement a néanmoins toujours été précédé d’une période d’effervescence sociale plus ou moins longue, une période de grèves de masse dont la situation actuelle contient déjà certains ingrédients à l’état potentiel.
Instruit par une expérience déjà longue, Engels nous a légué une importante leçon de modestie en matière de prévisions : « Dans l’appréciation d’événements et de suites d’événements empruntés à l’histoire quotidienne, on ne sera jamais en mesure de remonter jusqu’aux dernières causes économiques. Même aujourd’hui où la presse technique compétente fournit des matériaux si abondants, il est encore impossible, même en Angleterre de suivre jour par jour le marché de l’industrie et du commerce sur le marché mondial et les modifications survenues dans les méthodes de production, de façon à pouvoir, à n’importe quel moment, faire le bilan d’ensemble de ces facteurs dont la plupart du temps, les plus importants agissent en outre longtemps dans l’ombre avant de se manifester soudain violemment au grand jour. Une claire vision d’ensemble de l’histoire économique d’une période donnée n’est jamais possible sur le moment même ; on ne peut l’acquérir qu’après coup, après avoir rassemblé et sélectionné les matériaux. La statistique est ici une ressource nécessaire et elle suit toujours en boitant. […] Il est bien évident que cette négligence inévitable des modifications simultanées de la situation économique, c’est à dire de la base même de tous les événements à examiner, ne peut être qu’une source d’erreurs » [2].
Malheureusement, cette modestie manque terriblement aux groupes actuels de la Gauche Communiste, eux qui n’ont cessé de se fourvoyer dans une succession de prévisions sur la mort du capitalisme, prévisions affichées comme certaines et dont ils prétendaient en connaître les ressorts exacts mais qui se sont toutes avérées erronées [3].
Loin de ces fanfaronnades et avec toute la prudence voulue, nous nous limiterons à dégager les grands facteurs et les tendances de la situation, tout en reconnaissant, comme Engels, que cet exercice est bien périlleux et que nous nous réservons d’y revenir si la réalité en démontrait le caractère erroné. En effet, ce qu’Engels nous apprend n’est pas qu’il faille s’abstenir de toutes analyses et prévisions qui sont le propre de l’intervention politique, mais d’avoir le courage de les corriger à temps lorsqu’elles se sont avérées erronées, chose que Marx et Engels ont su faire à plusieurs reprises. Ainsi, concernant le diagnostic de faillite définitive du capitalisme, Engels avoua que Marx et lui s’étaient trompés durant toute leur vie : « L’histoire nous a donné tort, à nous comme à tous ceux qui pensaient de façon analogue. Elle a montré clairement que l’état du développement économique sur le continent était alors bien loin encore d’être mûr pour l’élimination de la production capitaliste ; elle l’a prouvé par la révolution économique qui, depuis 1848, a gagné tout le continent... [...] cela prouve une fois pour toutes combien il était impossible en 1848 de faire la conquête de la transformation sociale par un simple coup de main » [4].
Et pour cause, étant donné la multiplicité des facteurs entrant en ligne de compte et l’incertitude inhérente à l’issue du rapport de force entre les classes, il serait totalement illusoire de penser qu’une analyse de la situation immédiate pourrait prévoir le futur de la crise et de la lutte de classe à coup sûr. Ce serait concevoir l’histoire comme une fatalité mécanique qui est déjà inscrite sur des tables de lois qu’il suffirait seulement de déchiffrer avec méthode. Malheureusement très présente au sein des groupes actuels de la Gauche Communiste, cette vision téléologique est très éloignée du marxisme.
L’histoire de la succession des ordres productifs dans le capitalisme nous enseigne que quatre conditions sont nécessaires pour qu’un nouvel ordre succède à l’ancien épuisé [5] :
1) Un assainissement de la base productive par une dévalorisation massive du capital en surproduction sous ses trois formes - marchandise, monétaire et productif -, soit au travers d’une crise économique comme en 1929, soit d’une guerre.
2) L’émerge d’un nouveau régime d’accumulation porteur de gains de productivité significativement plus élevés.
3) La mise en place d’un mode de régulation qui assure le bouclage du circuit de l’accumulation, c’est-à-dire qui garantit une production rentable mais aussi les conditions de sa réalisation grâce à une demande solvable suffisante.
4) Enfin, une configuration des rapports de forces entre les classes qui permette l’instauration et le déploiement de ce nouvel ordre productif et de toutes les modifications qu’il implique. Cette configuration concerne aussi bien les rapports que les fractions de la classe dominante entretiennent entre elles, que les relations entre celles-ci et le monde du travail.
Tous ces facteurs permettent d’abaisser la composition organique du capital, d’augmenter le taux de plus value, et donc d’accroître le taux de profit tout en permettant de concéder des hausses de salaires réels et, ainsi, de pouvoir relancer l’accumulation élargie sur de nouvelles bases et pour un temps donné. Chacune de ces conditions est nécessaire mais non suffisante :
– Ainsi, les dévalorisations massives par destruction de capital fixe lors de la première guerre mondiale n’ont pas suffi pour engendrer une phase de prospérité comparable à celle qui a suivi la seconde guerre mondiale, car les autres conditions manquaient alors à l’appel.
– Au lendemain de la guerre 1914-18, et malgré la présence d’éléments du mode de régulation keynésiano-fordiste, la classe dominante avait néanmoins l’illusion de pouvoir revenir à ce qui avait fait le succès de la Belle Époque : un libéralisme colonialiste.
– De même, si la brutalité du krach de 1929 et les mouvements sociaux qui l’ont suivi aux États-Unis ont été à l’origine d’un New-Deal instaurant le keynésiano-fordisme [6] dans ce pays, l’impact plus limité de cette crise économique en Europe, ainsi que les fortes divisions au sein des couches dominantes sur le continent, y ont rendu impossible l’acceptation et l’instauration de ce nouvel ordre productif. Il a fallu les affres de la seconde guerre mondiale pour convaincre tous les acteurs sociaux de changer la donne et d’adopter ce nouveau mode de régulation.
C’est donc la conjonction des quatre conditions en un tout cohérent qui permet l’émergence d’un nouvel ordre productif pour un temps donné.
Or, rien dans la situation présente n’indique que nous soyons à la veille d’une telle possibilité. Le capital surnuméraire n’a pas encore été ‘assaini’ au travers d’un processus de dévalorisation massive, pire, il a augmenté suite aux politiques de relance menées par les pouvoirs publics [7]. Aucun nouveau régime d’accumulation porteur de gains de productivité substantiels ne s’est dégagé, pas plus qu’un nouveau mode de régulation assurant le bouclage du circuit d’accumulation. Enfin, quand bien même ces conditions seraient présentes, la configuration actuelle des rapports de forces entre les classes ne permettrait pas leur adoption.
Tout cela indique, qu’au-delà des fluctuations conjoncturelles à venir, la perspective d’une inexorable descente aux enfers s’ouvre pour les anciens pays développés. Rien de tangible dans les conditions économiques et sociales actuelles, dans les rapports de force entre les classes sociales et dans la concurrence au niveau international, ne laisse entrevoir un quelconque retour à la prospérité d’antan grâce à l’avènement d’un nouvel ordre productif dans ces pays.
Plus que jamais donc, il s’agit de féconder les résistances, les mouvements sociaux et les alternatives qui, espérons-le, surgiront de cet approfondissement des contradictions du capitalisme et seront à même de le renverser : « Les contradictions capitalistes provoqueront des explosions, des cataclysmes et des crises au cours desquels les arrêts momentanés de travail et la destruction d’une grande partie des capitaux ramèneront, par la violence, le capitalisme à un niveau d’où il pourra reprendre son cours. Les contradictions créent des explosions, des crises au cours desquelles tout travail s’arrête pour un temps tandis qu’une partie importante du capital est détruite, ramenant le capital par la force à un point où, sans se suicider, il est à même d’employer de nouveau pleinement sa capacité productive. Cependant ces catastrophes qui le régénèrent régulièrement, se répètent à une échelle toujours plus vaste, et elles finiront par provoquer son renversement violent » [8].
Lorsque des mouvements sociaux d’une certaine ampleur se déploient à intervalles plus ou moins rapprochés dans plusieurs pays, lorsqu’ils sont déterminés par un même mouvement de réaction à des mesures d’austérité qui illustrent l’impasse dans laquelle se trouve le système capitaliste, et lorsque ces mouvements présentent certaines caractéristiques marquant une tendance à la massivité et à l’autonomisation par rapport à toutes les forces qui essaient de les étouffer (même si cela se présente encore à l’état embryonnaire et de façon très localisée), il est normal que les révolutionnaires s’y investissent pour en développer toutes les potentialités et entrer en contact avec les éléments les plus avancés de la classe ouvrière. Tels ont été le contexte et le sens de notre intervention dans les derniers mouvements sociaux qui se sont déroulés en France ces derniers mois. C’est pourquoi Controverses s’y est fortement investi par l’élaboration et la diffusion de plusieurs tracts, par des prises de parole dans les manifestations et les diverses assemblées, en s’insérant de façon dynamique dans les initiatives collectives des travailleurs quand c’était possible et par la diffusion de notre presse et la traduction de ce matériel politique dans plusieurs langues.
Cet enthousiasme légitime ne doit cependant pas masquer la nécessité de replacer ces mouvements dans leur contexte historique et d’en faire un bilan réaliste. Ce sont donc quelques limites objectives et subjectives à l’état actuel du rapport de force entre les classes que nous voudrions souligner ici :
1) Indéniablement, les conflits actuels prennent place dans une dynamique plus générale de redéploiement des mouvements sociaux depuis une dizaine d’années, dynamique qui tranche par rapport au calme social qui a globalement régné durant les deux décennies qui les ont précédé (1980-2000). Ceci se lit très clairement sur le graphique ci-dessous qui est illustratif des grandes tendances dans le rapport de force entre les classes depuis la seconde guerre mondiale [9].
Nombre de jours de grèves – Belgique 1945-2008 [10]
L’on y distingue clairement le net recul initié dès la fin des années 1970 ainsi que l’étiage qui a pris place depuis lors jusqu’au début des années 2000. Il indique également que l’origine de ce recul n’est en rien liée à l’effondrement du bloc de l’est puisqu’il est antérieur à cet événement et que toutes les années 1980 sont caractérisées par un calme social dans l’ensemble de la classe ouvrière. Ceci vient formellement infirmer toutes les affabulations du CCI (Courant Communiste International) sur les « Années 80 années de vérité » au cours desquelles allait soi-disant se décider l’alternative historique entre la guerre ou la révolution [11] ainsi que sur sa ‘théorie’ liant le recul dans la classe ouvrière à l’implosion du bloc de l’est (c’est-à-dire l’arrêt de la ‘troisième vague de luttes’ pour reprendre son jargon) ! Et pour cause, le recul des conflits sociaux commence dès la fin des années 70 et est à rattacher à la spectaculaire montée du chômage à partir de 1974 et à la généralisation du poids de la crise qui a pour conséquence de paralyser l’ensemble de la classe ouvrière et d’isoler toute une série de secteurs en lutte qui sont particulièrement touchés par les licenciements et les mesures d’austérité [12]. Si le recul des luttes date de la fin des années 1970 et ne doit rien à l’effondrement du mur de Berlin, ce dernier est néanmoins venu rajouter un déboussolement idéologique à un repli déjà advenu dans l’ensemble de la classe sur le plan de la combativité.
2) Si un frémissement des combats de classe est indéniable depuis une dizaine d’année, force est de constater qu’il est très faible. Nous sommes encore loin de l’effervescence sociale des années 1970 et même de l’après-guerre (cf. graphique ci-dessus) ! Le poids du chômage et des conséquences de la crise (notamment de l’endettement croissant des salariés pour en atténuer ses effets), expliquent encore très largement cette paralysie dans l’ensemble de la classe ouvrière et la difficulté de celle-ci à s’engager dans des conflits sociaux et des grèves.
3) Certes, ces données statistiques ne restituent que le volet quantitatif et non pas qualitatif des mobilisations sociales. De plus, elles ne recensent pas toutes les autres formes de résistances et le relevé des journées perdues pour fait de grève est sujet à discussion. Cependant, le parallélisme d’évolution dans plusieurs pays et la fiabilité de certaines données sont suffisantes pour permettre de dégager les grandes tendances. De plus, une période de grève de masse et une révolution supposent immanquablement une mobilisation massive des travailleurs. A moins de ne concevoir la révolution que comme un coup de main réalisé par une minorité, la dimension quantitative de la mobilisation constitue une donnée incontournable et même un préalable indispensable, or, cette dimension est encore, pour le moins, largement absente. De plus, il serait totalement déraisonnable de prétendre que les mouvements sociaux de ces dernières années possèderaient des aspects qualitatifs tels qu’ils compenseraient leurs faiblesses quantitatives.
4) En effet, les luttes actuelles marquent encore d’immenses faiblesses sur le plan qualitatif :
Bien qu’une certaine délégitimation du capitalisme se soit développé suite à la dernière crise économique, bien qu’une bonne partie de la population prenne conscience que ce système ne leur offrira plus un avenir meilleur qu’hier et que tout ceci constitue un terreau fertile pour la réflexion et pour une meilleure écoute des idées révolutionnaires, l’idée qu’une alternative au capitalisme serait la seule issue réaliste dans la situation présente manque encore cruellement. C’est ici que le poids idéologique de l’effondrement du mur de Berlin pèse encore très fortement : toute idée de projet socialiste ou communiste est toujours très largement discréditée et l’horizon du capitalisme reste encore largement indépassable dans la conscience de l’immense majorité de la population.
Cette absence d’alternative positive et de manque de confiance dans ses propres perspectives se traduisent au sein de la classe ouvrière par une très large domination des forces d’encadrement de la bourgeoisie et d’énormes illusions dans la démocratie bourgeoise et ses institutions. Cette domination et ces illusions permettent encore de maintenir un contrôle quasi-total de la bourgeoisie sur les mobilisations sociales.
Ainsi, même lorsque ces dernières manifestent une certaine volonté de radicalisation, elles tombent facilement dans des formes dévoyées de la lutte qui les mènent sur des voies de garage (blocages routiers, occupations…) ou empruntent des moyens de lutte qui ne favorisent pas l’unité et la conscience de l’ensemble de la classe ouvrière (actes terroristes comme en Grèce, saccages, etc.). Seule une petite minorité plus politisée essaie de renouer avec des formes classistes de lutte mais elle n’a pas encore d’impact réel.
Ces faiblesses doivent également être rattachées aux importantes modifications qui sont advenues dans la composition sociale de la classe ouvrière consécutivement à la phase de prospérité d’après-guerre, dans les fragmentations multiples et dans l’internationalisation du processus de travail, toutes choses qui se traduisent par une disparition des grandes unités de production et des bastions traditionnels de la classe ouvrière. Ces faiblesses découlent aussi du processus de prolétarisation de la classe moyenne qui importe ses valeurs et son idéologie petite bourgeoise au sein de la classe ouvrière.
Dès lors, il faudra encore attendre un certain temps avant qu’émerge l’idée de la nécessité de mettre en place des moyens et des instruments de lutte permettant de développer une alternative propre à la classe ouvrière.
Autrement dit, le niveau de conscience au sein de cette dernière est encore très faible, tant sur la perspective et les moyens de son combat que sur la nature du capitalisme, de la démocratie, des institutions bourgeoisies et des organes de contrôle social que sont les syndicats et partis de gauche. Par contre, cette prise de conscience émerge bien plus fortement dans diverses minorités que les révolutionnaires se doivent d’encourager et avec lesquelles ils ont à nouer des contacts pour échanger leurs réflexions et expériences.
5) Encore plus que par le passé, une nouvelle vague révolutionnaire ne pourra se développer avec un minimum de chance de réussite que si elle se déploie à l’échelle de plusieurs pays et s’étend au niveau international. Or, sur ce plan, l’on assiste à un basculement du monde vers l’Asie de l’Est et certains autres pays émergents. A l’heure actuelle, un découplage dans la dynamique s’accentue entre les vieux pays industrialisés qui s’enfoncent lentement mais sûrement dans une impasse sans issue et ces zones émergentes du monde qui connaissent une croissance sans précédent depuis une trentaine d’années. Nombreux furent ceux qui dans la Gauche Communiste avaient prétendu que les pays émergents ne jouissaient pas d’un réel processus de développement mais un simple mécanisme de vases communicants compensant la déglingue occidentale. De même, nombreux furent ceux qui prédisaient que la crise dans les pays de la Triade (États-Unis, Europe et Japon) annoncerait la faillite du miracle des pays émergents. Or, il n’en fut rien ; ces derniers ont même pu traverser la dernière crise sans grands encombres, à tel point qu’ils ont très rapidement retrouvé leurs taux de croissance précédents. Autrement dit, si la configuration qui se généralise dans les anciennes puissances industrielles offre un terreau favorable à une prise de conscience de l’impasse croissante dans laquelle le capitalisme entraine le monde, malheureusement, celle qui prévaut dans les pays émergents n’offre pas une telle perspective. Ceci constituera un obstacle majeur à l’internationalisation des combats de classe.
6) De même, alors que la lutte de classe à reflué depuis la fin des années 1970 dans la Triade pour se stabiliser ensuite à un niveau d’étiage historique, elle s’est développé intensément dans les principaux pays émergents. Avec la reprise actuelle des conflits sociaux, l’on pourrait se réjouir de cette montée internationale et simultanée des combats de classe, mais ce serait oublier que la classe ouvrière dans les pays émergents ne conçoit aucunement ses combats dans le cadre d’un dépassement du capitalisme mais dans celui d’une amélioration de son sort au sein du système. De plus, et particulièrement en Asie de l’Est, toute idée de socialisme ou de communisme joue un puissant rôle de repoussoir : la population se rappelle encore trop les affres de régimes qu’on lui a présenté abusivement comme ‘communistes’ ou ‘socialistes’ et n’envisage malheureusement son avenir que dans l’ordre productif actuel du capitalisme qui lui procure une certaine amélioration de son sort.
7) Ces découplages objectifs et subjectifs entre un ancien monde qui s’enfonce dans une impasse et un nouveau monde qui émerge constitueront autant d’obstacles pour la réussite d’une future généralisation des mouvements révolutionnaires à l’échelle internationale. Malheureusement, engoncés dans leurs schémas surannés, bien peu de groupes au sein de la Gauche Communiste réalisent que les bastions essentiels de la classe ouvrière ne se trouvent plus dans les anciens pays développés mais dans les pays émergents. Ainsi, à elle seule, la Chine contient bien plus d’ouvriers dans le secteur industriel que dans l’ensemble des anciens pays industrialisés !
8) Si nous tenons la possibilité que s’instaure un nouvel ordre productif dans les anciens pays développés comme hautement improbable, c’est parce qu’aucune des conditions nécessaires à son émergence n’est présente dans la situation actuelle. Cependant, il n’existe aucun obstacle absolu qui empêcherait le capitalisme de sortir de l’impasse dans laquelle il se trouve. En effet, que ce soit lors de la première guerre mondiale, au moment de la crise de 1929, au lendemain de la seconde guerre mondiale ou en 1952, bien des révolutionnaires avaient péremptoirement annoncé que le capitalisme n’avait plus les moyens de survivre parce qu’il avait atteint ses limites absolues, or, non seulement le capitalisme à survécu à ses crises, mais il s’est aussi développé comme jamais auparavant. Il est donc absolument nécessaire que la Gauche Communiste critique et abandonne toutes les visions catastrophistes que nombre de ses composantes continuent de véhiculer.
A paramètres inchangés, le capitalisme va droit dans le mur dans les anciens pays industrialisés et il est fort probable que le cycle de croissance dans certains grands pays émergents va commencer à s’épuiser. C’est l’option la plus favorable ouvrant la voie aux bases objectives d’une possible révolution. Cependant, bien que fort peu probable, l’on ne peut exclure la possibilité que le capitalisme parvienne à instaurer un nouvel ordre productif et à entrer en résonnance avec la croissance dans les pays émergents. Tout dépendra des rapports de force entre les classes.
9) Enfin, et non des moindres, l’état du facteur subjectif sur le plan des forces révolutionnaires ne prête guère à optimisme, que du contraire. Cela fait trois décennies au moins que la Gauche Communiste est atteinte d’une crise politique et organisationnelle très profonde. Cette faiblesse sur le plan subjectif des forces révolutionnaires risque fort d’être irrémédiable si ne se développe pas une prise de conscience en son sein sur son état et la nécessité d’en sortir.
Force est donc de constater que, malgré une conjonction de facteurs favorables, il existe toute une série de limites objectives et subjectives au déploiement d’une perspective révolutionnaire. En dressant ce tableau que nous considérons être réaliste, nous estimons suivre les traces de Marx lorsqu’il disait que la tâche des communistes ne consiste pas à consoler la classe ouvrière mais à lui dire la vérité et à léguer, non des dogmes et des certitudes préconçues, mais une méthode d’analyse et un patrimoine théorique qui pourront réellement servir aux générations futures pour comprendre le monde tel qu’il sera.
C. Mcl
« Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde, il s’agit cependant de le transformer » énonçait Marx dans ses thèses sur Feuerbach ; telle est la préoccupation constante des révolutionnaires : leurs réflexions théoriques n’ont de sens que si elles s’inscrivent dans une volonté pratique de transformation du monde. Telle est la raison de l’engagement de Controverses et de ses collaborateurs dans les mouvements sociaux en France et dont nous faisons brièvement part dans cet éditorial et le premier article de ce numéro : Notre intervention dans le mouvement social en France [13].
En constituant le Forum pour la Gauche Communiste Internationaliste, nous n’avions pas l’idée de faire de sa revue Controverses notre seul porte-voix mais, conformément à notre projet politique, d’en faire un instrument d’approfondissement théorique et d’impulsion des débats à l’échelle de l’ensemble du milieu révolutionnaire. Ceci s’est déjà concrétisé par la publication d’articles rédigés par des camarades en dehors du Forum [14]. Tel est encore le cas dans ce numéro avec la publication de l’article Positions et parcours d’un internationaliste qui retrace la vie et l’œuvre de G. Munis (1912-1989). Quelque peu retombé dans l’oubli suite à la disparition de son groupe (le FOR), cette figure historique de la Gauche Communiste gagne à être mieux connue. C’est la préoccupation manifestée par ses anciens compagnons de combats qui ont rédigé cet article de présentation.
Travailler avec une conscience extrême, ne souffrir d’aucune inexactitude, vérifier chacun des faits cités en appui de sa démonstration, aller à la source, accorder à chacun ce qui lui revient, bref, avoir une conscience littéraire aussi sévère que scientifique, telle était l’éthique à laquelle Marx s’est astreint. Elle participe de la force de ses analyses et permet un débat d’idées en toute clarté. C’est cette attitude dans la discussion que nous entendons défendre dans les controverses existantes au sein de la Gauche Communiste sur la théorie des crises. Tel est l’objet du second article de cette revue sur La théorie des crises et l’éthique du débat. Il approfondit plusieurs questions théoriques et relève certains problèmes éthiques dans les discussions à leurs propos.
Maximilien Rubel est largement connu comme étant le traducteur de Marx aux éditions La Pléiade. Il l’est moins comme révolutionnaire ayant épousé les positions de la Gauche Communiste depuis la seconde guerre mondiale. Il est resté fidèle à cet engagement durant toute sa vie. Or, défendre des idées révolutionnaires et internationalistes durant la seconde guerre mondiale et, au lendemain de celle-ci, disputer le monopole détenu par les staliniens sur l’édition des œuvres de Marx et Engels en France ne fut pas chose facile. C’est le mérite qu’on lui doit. Cependant, les armes théoriques qu’il a développées pour ce faire ne furent pas toujours des plus heureuses. Ainsi, il défendit l’idée que Marx fut le théoricien de l’anarchisme et Engels celui d’un marxisme idéologique ouvrant la voie aux dérives sociale-démocrates et staliniennes. Ce sont de telles idées que critique le troisième article de cette revue : Maximilien Rubel, ou l’art de falsifier Marx.
La défaite des mouvements révolutionnaires en 1917-23 ne signifie pas seulement l’ouverture d’une phase de contre-révolution et le passage à terme des anciennes organisations de classe dans le camp de la bourgeoisie, elle eut aussi pour conséquence l’arrêt du développement des bases même du marxisme. Il est urgent de reprendre cette tâche tant le retard, les déformations introduites par la contre-révolution et les inadéquations par rapport à l’évolution du monde et des connaissances sont énormes. Telle est l’ambition du quatrième article qui commence par un état de la pensée de Marx et Engels sur la question de la religion. D’autres contributions suivront.
Le marxisme est non seulement l’arme théorique de l’émancipation d’une classe sociale mais également une conception du monde qui embrasse bien des domaines. A ce titre, il s’est traditionnellement intéressé à suivre l’avancement des connaissances humaines afin d’en tirer des enseignements, réfuter des dérives ou élargir son champ de vision. La seconde partie de l’article sur La psychanalyse et ses implications politiques poursuit cet objectif concernant cette théorie très controversée.
Notre rubrique Échos de la Gauche Communiste retrace l’itinéraire de deux militants révolutionnaires ayant vécu leur engagement durant la difficile période de contre-révolution : Maximilien Rubel (1905-1996) et Jean Malaquais (1908-1998).
Enfin, notre rubrique Notes de lecture présente trois ouvrages dont deux sont rédigés par nos collaborateurs, l’un sur la guerre civile à Barcelone entre juillet 1936 et mai 1937 et l’autre sur l’analyse marxiste des crises. Quand à la troisième note, elle présente un ouvrage majeur d’Onorato Damen sur Bordiga. Sa parution prochaine permettra aux lecteurs francophones de mieux comprendre un épisode important de l’histoire de la Gauche Communiste après la seconde guerre mondiale.
[1] Pour plus d’éléments concernant d’autres pays, lire notre article intitulé Le réel cheminement de la lutte de classe dans le n°3 de cette revue http://www.leftcommunism.org/spip.php?article155.
[2] Introduction à l’ouvrage de Marx sur la Lutte des classes en France.
[3] Pour une analyse plus développée, le lecteur peut se référer à nos trois articles suivant : Il est minuit dans la Gauche Communiste http://www.leftcommunism.org/spip.php?article169, Le réel cheminement de la lutte de classe http://www.leftcommunism.org/spip.php?article155 et Des crises permanentes cela n’existe pas http://www.leftcommunism.org/spip.php?article187.
[4] Engels, préface de 1895 à l’ouvrage de Marx sur Les luttes de classes en France, Éditions La Pléiade – Politique I : 1129.
[5] Un ordre productif est caractérisé par un régime d’accumulation correspondant à un mode de régulation spécifique comme, par exemple : le mercantilisme, le capitalisme manchestérien, le colonialisme victorien, l’impérialisme, le capitalisme monopoliste, le keynésiano-fordisme, la dérégulation néolibérale,…
[6] Pour plus de détails sur cet ordre productif qui s’est mis en place après la seconde guerre mondiale dans l’ensemble des pays développés, nous invitons le lecteur à lire notre article Comprendre la crise dans le n°1 de cette revue http://www.leftcommunism.org/spip.php?article55 ainsi que l’ouvrage présenté en ‘Notes de lecture’ dans ce numéro : Dynamiques, contradictions et crises du capitalisme.
[7] Contrairement à la grande crise de 1929 où les capitalistes ruinés se jetaient du haut de l’Empire Stade Building, aujourd’hui ils s’éclipsent en parachutes dorés. Ce contraste montre bien qu’il n’y a pas encore eu de dévalorisation massive comme en 1929 mais uniquement des dévalorisations partielles comme on en rencontre au cours de chaque crise cyclique.
[8] Grundrisse, Editions 10/18, Tome IV : 17-18.
[9] Pour plus de détails et de données concernant d’autres pays, lire notre article sur Le réel cheminement du rapport de force entre les classes dans le n°3 de cette revue http://www.leftcommunism.org/spip.php?article155.
[10] Données annuelles et en moyenne mobile sur 5 ans (sauf pour les dernières années). Sources : annuaire statistiques de Belgique et BIT pour les années 1995-2008 (http://laborsta.ilo.org/STP/guest). Merci à Pierre M. pour avoir confectionné ce graphique.
[11] « Dans la décennie qui commence, c’est donc cette alternative historique qui va se décider : ou bien le prolétariat poursuit son offensive, continue de paralyser le bras meurtrier du capitalisme aux abois et ramasse ses forces pour son renversement, ou bien il se laisse piéger, fatiguer et démoraliser par ses discours et sa répression et, alors, la voie est ouverte à un nouveau holocauste qui risque d’anéantir la société humaine » Revue Internationale du CCI n°20, 1980, p.3-4, Années 80 années de vérité.
[12] Services publics en Belgique (1983 et 86), grève générale au Danemark (1985), mineurs en Grande-Bretagne (1984-85), cheminots (1986) et infirmiers (1988) en France, enseignants et cheminots en Italie (1987), etc.
[13] Le lecteur trouvera plus de détails sur notre intervention dans les derniers mouvements sociaux en allant lire notre rubrique Luttes sur notre site web http://www.leftcommunism.org/spip.php?rubrique40.
[14] Comme l’article sur la situation en Iran dans le n°2 http://www.leftcommunism.org/spip.php?article115 ou la note de lecture sur les origines de l’État dans le n°3 http://www.leftcommunism.org/spip.php?article189.