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L’origine de l’Etat (Alain Testart) - Note de lecture

 

 

Voici un de ces livres que l’on dit scientifiques et qui se désignent spécialement à l’attention des révolutionnaires [1]. La question de l’État ne compte-t-elle pas en effet parmi celles dont ils discutent le plus souvent avec passion ? Et c’est bien normal chez des gens qui n’aspirent à rien de plus fort que l’élimination définitive de cette institution sociale haïssable. Dans leur esprit, et surtout dans l’esprit de ceux qui se réfèrent au marxisme, un certain lien rapproche les conditions de la formation de l’État il y a de cela huit ou neuf millénaires – pour les premières formes historiques – de celles qui devraient présider à son extinction. De ce point de vue, ils trouveront certainement de quoi alimenter leur réflexion dans l’ouvrage d’Alain Testart, même si ce livre ne se fixe aucun enjeu politique car il constitue en fait une contribution de l’homme de science qu’est son auteur au débat dans sa discipline, l’anthropologie sociale, spécialement celle des sociétés anciennes [2].

Ce livre, donc, brasse avant tout une matière anthropologique dont la substance fine passera sans doute plus d’une fois par-dessus la tête des lecteurs qui, à mon image, sont insuffisamment éclairés en ce domaine. Mais comme l’auteur est tenu pour un chercheur très sérieux par la plupart de ses pairs, j’ai malgré tout pris le parti, quant à moi, de faire a priori confiance à la valeur de son travail scientifique. Chacun, s’il le peut, devra cependant vérifier que les éléments « de terrain » donnés pour preuves par l’auteur valident les prolongements théoriques qu’il en tire.

Alain Testart, dans l’ouvrage qui nous occupe, a pour dessein central d’expliquer la formation de liens non familiaux de dépendance personnelle au sein des types de sociétés humaine qu’on appelle – non sans maladresse – primitifs, avec des exemples extraits aussi bien de l’histoire (via la paléo-archéologie) que des réalités ethnologiques actuelles ou récentes d’Asie, d’Australie et Mélanésie, d’Afrique ou des deux Amériques. Ces liens, pour le rédacteur du livre, reposent partout à la base de la constitution de l’État quand bien même toutes les sociétés où ils se manifestent ne font pas voir les préformes d’une configuration étatique malgré le fait que les conditions objectives en existent [3].

 

Une théorie qui bouscule


Au sein de l’argumentation de Testart figure – et c’est pour moi, presque néophyte en anthropologie, l’intérêt essentiel de son livre – une thèse propre à interpeller les marxistes car elle prend le contre-pied total de celle de Marx et d’Engels sur la genèse historique de l’État. Notre anthropologue soutient en effet que, dans le rapport historique entre les classes sociales antagoniques et l’État, ce dernier précède les classes, celles-ci étant vues par lui comme la création, le résultat, si l’on préfère, de l’œuvre étatique. Je détaille les termes de la dispute théorique. Dans son ouvrage classique sur l’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Engels – que je cite ici pour simple rappel tellement ce qu’on va lire est connu – écrit : « L’État n’est [...] pas un pouvoir imposé du dehors de la société [...]. Il est bien plutôt un produit de la société à un stade déterminé de son développement ; il est l’aveu que cette société s’empêtre dans une insoluble contradiction avec elle-même, s’étant scindée en oppositions inconciliables qu’elle est impuissante à conjurer. Mais pour que les antagonistes, les classes aux intérêts économiques opposés, ne se consument pas, elles et la société, en une lutte stérile, le besoin s’impose d’un pouvoir qui, placé en apparence au-dessus de la société, doit estomper le conflit, le maintenir dans les limites de l’"ordre" et ce pouvoir, né de la société, mais qui se place au-dessus d’elle et lui devient de plus en plus étranger, c’est l’État » (Éditions Sociales, p. 178). Phrases que l’ami et collaborateur de Marx complète quelques paragraphes après par cette précision importante : « Comme l’État est né du besoin de réfréner les oppositions de classes, mais comme il est né, en même temps, au milieu du conflit de ces classes, il est, dans la règle générale, l’État de la classe la plus puissante, de celle qui domine au point de vue économique et qui, grâce à lui, devient aussi classe politiquement dominante et acquiert ainsi de nouveaux moyens pour mater et exploiter la classe opprimée » (Ibid. p. 180). Ces lignes forment la théorie marxiste que les générations successives de militants communistes répètent. Quelques commentaires là-dessus : on n’ignore pas dans nos milieux que le marxisme place la division du travail à la source des classes et donc de l’État tout en articulant cette division sur une progression décisive de la productivité du travail – le fameux dégagement de surplus – due à l’« invention » de l’agriculture. De ce que dit Engels sur l’apparition de l’État, les marxistes font néanmoins et très souvent un usage quelque peu illicite lorsque ils prêtent au maître l’idée selon laquelle l’État est directement le produit et l’instrument de la classe dominante alors que le propos d’Engels, si on suit bien son déroulé, est beaucoup plus subtil. Il met tout d’abord en avant un besoin de l’ensemble de la société menacée de déchirement mortel par l’opposition des classes : en être collectif, la société forme alors le vœu de l’émergence d’une instance d’arbitrage de ses divisions. C’est ensuite la classe la plus puissante qui, en règle générale, s’empare de cette fonction d’arbitre pour la faire essentiellement servir à son profit propre et qui l’érige plus ou moins rapidement en un pouvoir policier armé dirigé contre les classes inférieures. Telle est la règle générale qu’Engels établit, qui, comme toute règle générale, souffre d’exceptions la confirmant, comme dit le bon sens populaire. Dans le même chapitre de son Origine de la famille…, immédiatement à la suite des lignes que j’ai recopiées, le partenaire de Marx signale ainsi des cas – se rapportant toutefois à des situations de très loin postérieures à la période d’apparition des premières formes historiques d’État [4] – où le déséquilibre entre les forces respectives des classes opposées n’est pas très marqué, cela tendant alors à conférer à l’État, dit Engels, une certaine autonomie et une relative neutralité par rapport aux classes. Mais, dans la règle générale, j’y insiste, l’État est pour lui un outil dans les mains de la classe dominante et remarquons encore que, en dépit des nuances qu’il introduit, le discours d’Engels pointe bien l’antériorité des classes sur l’État.

En considérant donc le propos d’Engels dans sa dimension de règle générale, qu’avance alors Testart [5] en face de lui ? Il définit la sienne position théorique au sein du chapitre initial de son propre ouvrage, à l’endroit où il passe au crible de la critique les principales théories émises sur l’apparition de l’État, celle de Marx et d’Engels entre autres [6] : « Le marxisme, écrit-il, est associé à l’une des plus célèbres théories sur l’origine de l’État. Elle procède directement de sa philosophie générale qui voit dans l’État un instrument de la classe dominante […]. C’est Engels qui formule cette théorie […], Marx lui-même ne s’étant pas exprimé sur la question de la genèse de l’État mais validant indirectement les formulations d’Engels par ses analyses sur le rôle de l’État dans les temps modernes ou encore par l’idée, consubstantielle au marxisme militant, d’un dépérissement naturel de l’État une fois les classes abolies dans le futur régime communiste » (Testart, L’Origine…, p. 16). A la suite, l’auteur affirme, en référant à la documentation anthropologique du xxe siècle, que les données mesurables entraînent l’opinion scientifique à l’opposé de la manière de voir d’Engels, à savoir que, en règle générale, ce sont les classes qui apparaissent en réalité suivre l’instauration de l’État, l’inverse représentant des cas certes existants mais très particuliers : « Loin que les classes fassent l’État, conclut Testart, c’est plutôt l’État qui fait les classes » (Ibid., p. 18).

Pourtant, l’auteur développe lui aussi sa thèse à partir des inégalités sociales et d’une hiérarchisation. Comme Engels, il part de l’idée que ces clivages découlent de l’accroissement de la productivité du travail, facteur d’une richesse sociale qui se répartit de façon disparate au sein des communautés humaines. La richesse, expose-t-il, est absente dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs nomades, de type paléolithique, et j’ajoute, en suivant l’avis de certains confrères de Testart, qu’elle y serait de toute façon indésirable puisque le stockage de biens entraverait la principale force économique de ces groupes, leur mobilité. Ces sociétés, « sans richesse », comme les qualifie notre anthropologue, sont foncièrement égalitaires, du moins, prend-il le soin de corriger, au plan économique [7]. La richesse n’apparaît seulement, car alors possible, que dans les économies – par la force des choses sédentaires – pratiquant le stockage alimentaire et, parmi elles, chez les agriculteurs avant tout. Dans ce qui précède, l’écart par rapport au marxisme n’est guère voire pas du tout sensible. Il se dessine seulement lorsque l’auteur du livre que je commente pose, toujours sur la base d’exemples tirés de la documentation archéologique et ethnologique, que ce n’est pas l’accumulation de biens utiles à la satisfaction des besoins vitaux fondamentaux des personnes qui constitue la richesse à l’origine des clivages sociaux. Les biens de quoi est faite la richesse dont il s’agit « ne sont pas indispensables pour assurer la nourriture quotidienne », écrit Testart (op. cit., p. 117) ; quand bien même peuvent-ils servir à cet effet, ils ne figurent pas dans la richesse en question avec cette valeur d’usage, commente longuement l’auteur dans le chapitre « Epilogue » de son ouvrage. Si l’on entend l’économie comme le mode de reproduction matérielle des hommes, alors, les biens évoqués ici ne sont pas de nature économique ; ils prêtent eux aussi à des échanges, et à des échanges parfois spectaculaires en masse et qualité, mais en dehors de la sphère économique. Très souvent objets chargés de symboles et recouverts de prestige, ce sont en réalité des moyens de paiement de redevances sociales impératives dont l’espèce et le nombre se trouvent réglés par les coutumes et la culture des sociétés. Testart explique que, dans la grande majorité des groupements humains anté-étatiques où cette richesse existe, la principale redevance sociale revêt la forme de prestations matrimoniales dues à la famille d’une fiancée convoitée, et même après le mariage. Il cite aussi les compensations à payer en cas de meurtre, acte socialement valorisé dans certains groupements (voir la note 7), et il y a encore d’autres formes. La possibilité de la richesse, au sens général ou à celui visé par Testart, étant en même temps faculté d’accumulation différentielle de biens [8], ce fait détermine, dans les sociétés concernées, le creusement d’un clivage entre pauvres et riches au plan de la capacité à acquitter les fameuses redevances. Cette donnée factuelle offre l’occasion aux riches d’avancer aux pauvres le montant de ces obligations sociales.

Testart considère que le mouvement historique vers l’État passe par les seules sociétés à richesse où les prestations matrimoniales sont de rigueur. Bien qu’il ne parle pas de « communisme primitif » dans le livre faisant l’objet du présent article, il est à mon avis licite de penser que, à ses yeux, ce communisme n’existe déjà plus au stade de telles sociétés où l’État, pourtant, ne se trouve pas encore en place. Quoi qu’il en aille, l’auteur, à partir de cette avance de paiement, développe sa thèse ainsi : l’usure repose à la base de l’attachement des obligés à leurs prêteurs, attachement que ces derniers entretiennent et renforcent par des dons calculés, faussement altruistes. Ainsi peuvent s’ériger peu à peu des maîtres en face de servants, ces derniers parfois rendus si fidèles aux premiers que, contraints ou volontairement, ils les accompagnent jusque dans la tombe après avoir été mis à mort ou s’être donné la mort [9]. Tels sont les liens de dépendance personnelle dont j’ai parlé en commençant l’article et que l’auteur de L’Origine de l’État appelle aussi les fidélités [10]. La puissance des maîtres peut ensuite – surtout, dit Testart, dans le cas des sociétés où le système de la reconnaissance de dette transforme les obligés en esclaves – se solidifier en pouvoir politique ouvrant en bout de course la voie à l’État. Par l’emploi de « fidèles » comme bras coercitif armé, l’État des maîtres a l’opportunité de systématiser l’exploitation économique du travail. Les classes en dérivent. Si je décrypte bien le raisonnement de Testart, il faudrait voir dans l’État l’agent qui métamorphose en classes les anciens clivages sociaux, non réductibles à la notion marxienne de « classe » puisqu’ils ne résultent pas, selon notre auteur, de ressorts économiques.

 

Un marxiste peut-il en faire son profit ?


J’ai dit tout à l’heure ce qui rapproche la thèse de Testart de celle marxienne. Inférant de cette parenté, on pourrait se laisser aller à représenter les idées de notre anthropologue, en tant qu’elles portent sur la marche de l’histoire, sous le jour d’un simple raffinement du marxisme. Mais ne serait-ce pas faire à la hâte trop bon marché de l’écart que j’ai décrit ? Le « mécanisme » de la gestation étatique exposé par Testart diverge indiscutablement du schéma marxien sur le fond en ce sens précis et décisif qu’il ne repose pas sur la base mise par le marxisme à la racine de tout – « en dernière instance », comme il convient de dire en bonne orthodoxie marxiste –, soit le socle économique. Contrairement à Engels, le chercheur du CNRS ne présente pas l’instauration de l’État en tant que réponse d’abord au vœu de l’émergence d’une instance régulatrice secrètement mais unanimement formé par l’ensemble des composantes sociales, riches ou pauvres, d’une société que déchirent des conflits mortifères. Le spécialiste des sociétés anciennes, si l’on suit bien son propos, incline pour sa part, et je me répète un peu, à faire de l’État l’agent qui aggrave les contradictions sociales, qui les catalyse et les organise. Parce que Testart renverse donc le schéma marxien traditionnellement accepté, qu’il promeut le politico-social au-dessus de l’économico-social dans les sociétés anté-étatiques « à richesses », faudrait-il statuer sur le caractère antimatérialiste, et donc antimarxiste au bout du compte, de sa théorie ? Je considère à l’inverse que cette théorie enrichit le matérialisme appliqué à la compréhension de l’histoire humaine en sophistiquant l’articulation de l’économie et de ce que le marxisme appelle les superstructures politiques et idéologiques. En dépit de la confiance que m’inspire spontanément le caractère scientifique sérieux de l’hôte du Collège de France, je ne m’avancerai pas à déclarer que tout est à prendre pour argent comptant dans son propos. Mais je lui reconnais au moins la vertu de faire réfléchir sur ce qu’on me permettra d’appeler les « acquis » marxistes. Au sujet de l’articulation dont je viens de parler, la réflexion à laquelle incite le livre de notre auteur se traduit notamment, dans mon cas personnel, par l’esquisse de l’hypothèse suivante, sous forme de questionnement : ne faut-il pas regarder ladite articulation comme se modifiant au fil de l’histoire ? La naissance de l’État dans les formes anciennes de société aurait ainsi marqué une telle inflexion en faveur de l’économique, dont le règne va gouverner ensuite l’évolution d’un grand nombre de sociétés jusqu’à l’actuel capitalisme. A partir de là ne peut-on comprendre la révolution communiste – donc antiétatique – à venir comme une nouvelle inflexion en sens contraire ?

Je mettrai, sur ce, le point final à mon article en posant cette autre question : pourquoi, tout compte fait, la théorie d’Alain Testart devrait-elle embarrasser les tenants du matérialisme historique marxien si, comme moi, ils ne formulent pas une opposition de principe à toute entreprise d’aménagement voire de rejet de certaines briques de cette construction intellectuelle majestueuse, en l’espèce celles reposant à la base de l’édifice et relatives au développement « préhistorique » des sociétés ? S’écroulerait-elle pour cela, ladite construction, dans toute sa hauteur ? Ce n’est pas sûr.

L’opus de Testart, à la suite de plusieurs autres, est en tout cas bien fait pour montrer qu’Engels, dans son Origine, se trompait quand il prophétisait que les travaux anthropologiques venant après ceux de Lewis Henry Morgan – l’inspirateur de son ouvrage – ne feraient qu’apporter des précisions et des compléments aux découvertes de ce grand anthropologue américain du xixe siècle et confirmeraient, en bref, ses thèses fondamentales. Les travaux des successeurs de Morgan ont en réalité modifié en profondeur la vision que l’époque de l’ami de Marx avait des anciennes sociétés. Celles-ci sont considérées aujourd’hui comme un continent historique à part entière, avec des complexités hier insoupçonnées, et non comme le préambule à la véritable histoire. Ne serait-ce qu’à ce titre, la lecture d’un bout à l’autre de l’ouvrage d’Alain Testart est recommandable.

 

Maxime

 

[1Volume II de la série « La servitude volontaire », éd. Errance, Paris, 2004.

[2L’auteur, Alain Testart, est directeur de recherches au CNRS et membre du Laboratoire d’anthropologie sociale au Collège de France. Ses travaux de classification des sociétés de chasseurs-cueilleurs en deux groupes distincts : les nomades prédateurs et les stockeurs sédentaires, constituent un apport scientifique important déposé dans le livre opportunément intitulé Les Chasseurs-cueilleurs ou l’origine des inégalités (éd. de la Maison des sciences de l’homme 1982). Il fait largement référence aujourd’hui. Sans doute sommes-nous cependant peu à l’avoir eu dans les mains car sa diffusion fut essentiellement circonscrite au public professionnel ou un tant soit peu averti. Il aborde pourtant un sujet qui nous « branche » forcément : l’origine des inégalités (c’est le sous-titre de l’ouvrage). De la même décennie, en revanche, le gros volume du Communisme primitif. Économie et idéologie (éd. de la Société d’ethnographie, 1984) a dû davantage circuler parmi nous. En raison du thème-titre, bien sûr, mais aussi parce que son copieux préambule introductif, à visée méthodologique, est constitué d’une discussion sur le bon usage du marxisme en anthropologie sociale. Testart, à partir d’un retour sur les concepts marxiens, y dénonce l’école stalinienne, dont l’influence était très forte autrefois dans les sciences humaines et qui statuait sur le « primat » des forces productives relativement aux rapports sociaux de production. Au reste, le stalinisme d’hier, comme son succédané honteux actuel, n’était pas le seul à se ranger à ce point de vue qui, avec beaucoup plus de finesse, certes, se trouve assez partagé par les trotskistes et même par les groupes révolutionnaires de la Gauche communiste (cf. article « Le matérialisme dialectique et historique », dans Controverses n° 1). En laissant de côté le problème de savoir si Alain Testart se définissait à bon droit comme marxiste à l’époque où il écrivit l’ouvrage en question, on peut sûrement dire qu’il ne se réclame plus de Marx aujourd’hui (encore que...). Parmi ses collègues anthropologues, aujourd’hui dominés en général par les écoles structuralistes et culturalistes, il est du moins l’un des seuls à inscrire ses travaux dans une perspective évolutionniste, c’est-à-dire considérant aussi les formes sociales dans leur succession historique. Il faut d’autre part faire remarquer que l’on trouve dans son bouquin de 1984 quelques-unes des prémisses de la thèse qui sous-tend tout le livre que je présente ici.

[3C’est une louable caractéristique de la pensée d’Alain Testart, apparente dans ce livre-ci et d’autres, que de dissocier la potentialité objective qu’une société évolue dans un sens donné et la nécessité qu’elle se réalise, effectivement dans ledit sens. Je partage cette tournure intellectuelle et à ce qui précède j’ajoute dans le même esprit que la forme ultérieure d’une société ne constitue pas l’explication de l’évolution de cette société dans son état antécédent : le capitalisme, par exemple, n’est ainsi pas le but du féodalisme. Une autre preuve de la rectitude intellectuelle et de la rigueur scientifique de Testart est apportée dans son ouvrage sur l’État (mais aussi dans Les Chasseurs-cueilleurs..., voir la note 2) au niveau du soin qu’il met à éviter les questions pour lesquelles il n’est pas en mesure d’apporter une réponse étayée. Ainsi le lecteur est-il laissé avec des interrogations de ce genre : pourquoi les chasseurs nomades du paléolithique se sont-ils sédentarisés ? Pourquoi certaines populations de cueilleurs stockeurs se sont-elles lancées dans l’agriculture ?

[4L’une des objections que Testart oppose à la thèse d’Engels est qu’elle s’échafaude d’après l’étude d’une forme évoluée de l’État, celle de la société grecque antique en l’occurrence. Comme tous les penseurs de son temps, Engels n’était, bien entendu, pas documenté sur les très vieilles sociétés (antérieures mêmes à l’Egypte pharaonique et aux empires mésopotamiens sans parler de la Chine) que le progrès moderne des connaissances anthropologiques a mis en lumière. L’extrême recul temporel ainsi gagné provoque naturellement à poser la problématique de l’État dans des termes qu’Engels, en son époque, ne pouvait pas formuler.

[5Qui, dans son texte, tient compte des contre-exemples indiqués par Engels.

[6Ces autres théories mettent en avant des facteurs écologiques et climatiques ou promeuvent des raisons religieuses et culturelles ou font encore découler l’État du besoin d’un commandement central pour des travaux agricoles de grande envergure, hydrauliques, notamment, ou pour la guerre. Il est à noter que Testart place l’explication marxienne en situation privilégiée parce qu’elle remplit deux conditions essentielles selon lui pour attester la scientificité d’une théorie prétendant élucider le problème de la genèse de l’État : que celle-ci ne s’applique pas à une forme particulière – géographique et/ou historique – d’État et qu’elle soit universelle ; qu’elle parte d’une caractéristique commune et toujours nécessaire, l’État comme exercice monopolistique de la force coercitive armée par un pouvoir né de l’intérieur de la société mais se dressant au-dessus d’elle.

[7De manière générale, Alain Testart n’idéalise jamais ce que, dans nos milieux, nous sommes convenus d’appeler le « communisme primitif » et moins encore les formes sociales premières qui s’en détachèrent. L’égalité socio-économique y compris la nécessité d’une coopération solidaire à l’effort productif n’y garantissent pas l’absence de conflits interpersonnels ; c’est ce qu’ont montré divers anthropologues. Ceux-là mêmes signalent d’ailleurs des sociétés « primitives » où le vol voire le meurtre à l’intérieur de la communauté sont valorisés par le code social.

[8Si l’abondance des produits favorise objectivement la voie de la « thésaurisation », elle n’explique pas en elle-même le besoin de l’accumulation qui, pour le chercheur du CNRS, semble – tout comme le goût du pouvoir, d’ailleurs – sourdre de la nature biologique des hommes : à la page 21 de son livre, il écrit dans ce sens que « le désir d’acquérir la richesse fait courir le monde depuis que cette richesse existe […] et on doit le voir comme inhérent à la nature humaine ». Ces mots viennent à la fin d’un paragraphe où notre anthropologue pose le stimulant questionnement suivant : «  Les hommes veulent-ils le pouvoir pour acquérir la richesse ou veulent-ils la richesse comme moyen du pouvoir ? », en ajoutant que la première formule de réponse « débouche sur une hypothèse marxiste » quant à l’origine de l’État.

[9A la source de l’ouvrage ici présenté de Testart se situent des études que, en tant que chercheur « sur le terrain », il a menées autour de certaines très antiques tombes doubles et asymétriques : une grande destinée à la dépouille du maître, l’autre pour le cadavre de ses « fidèles », illustratives de la pratique dite par l’anthropologue « mort d’accompagnement ».

[10Le directeur de recherche au laboratoire du Collège de France insiste ici sur un point : les relations de parent à parent, les toutes premières qui se nouent entre les hommes – et de façon pour ainsi dire exclusive dans les très anciennes sociétés – , sont bien entendu des relations de dépendance personnelle mais les liens de ce type qui s’attachent à partir de la richesse matérielle ne sont pas, eux, d’essence parentale même s’ils peuvent impliquer pères, mères, fils, frères ou oncles et cousins. En ce sens, ils représentent une « innovation » historique.