Forum pour la Gauche Communiste Internationaliste
Trois raisons invitent à nous exprimer sur la récente scission advenue en 2009 au sein de Battaglia Comunista [1]. La première est qu’elle est très révélatrice de la crise politique et organisationnelle que traverse l’ensemble de la Gauche Communiste depuis trois décennies [2]. La seconde parce que les tâches de l’heure définies par cette scission ainsi que la traduction organisationnelle de celles-ci sont très analogues à notre projet politique et nos orientations d’activités. La troisième parce que nous y reconnaissons une très grande proximité entre les motifs et processus invoqués pour cette rupture et les démissions et mises à l’écart de certains initiateurs de Controverses d’avec leur organisation d’origine [3].
A lire les divergences avancées par les camarades de l’Istituto Onorato Damen (IOD) pour expliquer leur scission, rien ne justifiait leur rupture car les outils classiques pour résoudre les désaccords comme les débats internes et publics, la constitution d’une tendance ou d’une fraction auraient pu et du suffire. En effet, quoi de plus normal que l’émergence de désaccords au sein des organisations du mouvement ouvrier : celles-ci ont toujours été traversées par de multiples débats, apparition de tendances et publication de positions divergentes, à commencer par le parti Bolchevick tant décrié par certain ou revendiqué par d’autres. Dans sa critique envers l’Internationale Communiste dégénérescente, Bordiga utilisait une formule rappelant bien cette vie permanente qui anime habituellement toute organisation prolétarienne : « l’histoire des fractions, c’est l’histoire de Lénine » [4], formule reprise par Bilan [5] et que l’on pourrait paraphraser en disant que « L’histoire des fraction, c’est l’histoire des organisations révolutionnaires ». Les camarades de l’IOD en conviennent d’ailleurs eux-mêmes puisqu’ils estimaient encore, jusqu’il y a peu, que les divergences internes apparues dans le cours de ces dernières années ne nécessitaient pas de scission [6].
Mais, outre les divergences politiques qui s’étaient brutalement approfondies à l’occasion de l’irruption du dernier krach économique, quelles furent alors les véritables raisons ayant poussé ces camarades à se séparer de Battaglia Comunista ? Deux raisons sont clairement avancées dans le texte de l’IOD. Elles sont toutes deux relatives aux conceptions et pratiques organisationnelles de leur organisation mère :
1) L’incapacité de celle-ci à vivre avec des divergences et assurer un débat correct à leur sujet : « la même majorité des camarades composant l’actuel Comité Exécutif se sont soustraits à la confrontation politique en déclarant explicitement ne pas posséder les instruments théoriques nécessaires pour une évaluation correcte des questions mises sur la table ». Cette incapacité a pris une telle ampleur que les camarades en désaccord en ont conclu « que, lorsque une organisation révolutionnaire n’est plus en mesure de réparer les erreurs individuelles par le débat et la confrontation critique interne, c’est le signe que l’organisation est profondément dégénérée et que son expérience historique est épuisée ou tarie ».
2) Le recours à des pratiques empruntes de legs hérités de la contre-révolution envers les camarades en divergence : « la moindre de nos réserves était reçue comme une agression contre l’intégrité de la chapelle, et la moindre critique comme une manifestation diabolique d’arrogance intellectuelle : pour la direction sacerdotale de droit héréditaire et ses disciples, nous étions devenus des corps étrangers qu’il fallait expulser au plus vite, dans la meilleure tradition stalinienne par la force du nombre et de la calomnie ».
Il est très frappant de constater que nous avons là, en résumé, ce que l’on a pu maintes fois lire à propos des multiples scissions ayant eu lieu au sein des principaux groupes de la Gauche Communiste comme le PCI-Programme ou le CCI. Il n’est donc pas étonnant que ce soi maintenant au tour de Battaglia Comunista de connaître une scission significative alors que ce groupe en fut pourtant relativement préservé jusqu’à présent. Pourquoi ? Parce que les raisons qui président à ce départ de camarades ne sont autres que celles qui sont à l’origine de la crise politique et organisationnelle qui traverse toute la Gauche Communiste depuis une trentaine d’années. Le constat majeur suivant en est un des révélateurs : aucun des groupes de ce courant depuis plusieurs décennies n’a officiellement reconnu et pu vivre en bonne intelligence avec la moindre tendance ou fraction qui aurait pu animer positivement leur vie politique à l’image de ce qui se déroulait habituellement au sein des organisations du passé et dans le parti Bolchevick en particulier. Autrement dit, pour paraphraser la formule de Bordiga reprise par Bilan : « l’histoire de la Gauche Communiste actuelle, c’est l’histoire de l’absence totale de fraction ». Quelques soient les parcours propres à chaque groupe de la Gauche Communiste actuelle, il n’y avait donc aucune raison pour que cette crise qui touche l’ensemble de ce courant politique épargne, comme par miracle, l’une de ses principales composantes.
Lorsque des désaccords apparaissent au sein d’une organisation révolutionnaire, les premières polarisations s’expriment la plupart du temps sous la forme d’une défense de l’orthodoxie à l’encontre de ce qui est perçu comme des dérapages ou des remises en question des positions d’origine. Par la suite, et parce que les camarades en divergence sont fréquemment les porteurs d’une plus grande sensibilité aux implications politiques des désaccords, ce sont eux qui ressentent beaucoup mieux la nécessité d’un approfondissement théorique pour aller à la racine des divergences. Se révèlent ainsi à eux le besoin de reconsidérer certaines questions politiques de base qui sont à l’origine des désaccords. En l’occurrence ici, ce cheminement apparaît clairement dans le texte des camarades de l’IOD puisqu’il commence par une défense serrée des positions traditionnellement défendues par Battaglia Comunista pour finir par la nécessité de réexaminer les bases théoriques et politiques de toute l’expérience dégagée par la Gauche Communiste.
Ce réexamen des bases de toute l’expérience de la Gauche Communiste s’appuie sur un double constat que nous partageons avec l’IOD. D’une part, ces derniers soulignent que le patrimoine dégagé par la Gauche Communiste contient de multiples faiblesses d’élaboration théorique : « …l’effondrement de l’ex-URSS …a révélé aussi les multiples faiblesses d’élaboration (théorique) par ce courant au cours de cette période. En d’autres termes, une fois la duperie russe dévoilée, la base fondamentale de sa raison d’être s’est effondrée ainsi que le voile qui recouvrait son réel délabrement » et, d’autre part, que ces faiblesses théoriques imposent la nécessité de le réexaminer : « Et notre conviction est que, si nous ne repartons pas de l’analyse de toutes les causes de la défaite historique qu’a subi le prolétariat au cours du dernier siècle et qui vont au delà de la contrerévolution russe, les prolétaires ne pourront pas parvenir à la conscience d’appartenir à une même classe d’exploités, ni même a imaginer l’auto-organisation révolutionnaire ». Enfin, que ce réexamen passe par la priorité accordée à un inévitable travail d’approfondissement théorique et politique : « …certains considérèrent l’élaboration et la formation théorique comme une perte de temps au détriment de l’activité de propagande et de prosélytisme ».
En cohérence avec ces constats, c’est fort logiquement que les camarades de l’IOD ne se sont pas lancés dans la formation d’une nouvelle organisation mais qu’ils ont préféré donner naissance à un point de référence concrétisant les nécessités qu’ils ont souligné ci-dessus : « Afin de ne pas alimenter une énième scission, ni non plus à constituer un autre soi-disant Parti Communiste Internationaliste, nous voulons résolument nous engager sur la voie consistant à faire vivre un point de référence ouvert à la contribution de tous ceux qui ont à cœur le sort du prolétariat et qui pensent que les problèmes de la révolution socialiste du XXI° siècle ne peuvent être affrontés avec les mêmes schémas de la Troisième Internationale, ni revenir à ses positions, quand ce n’est pas sur celle de la Seconde ou de l’économisme russe des premières années du siècle précédent ».
Cette orientation est en tout point analogue à la nôtre. En effet, une analyse historique du rapport de force entre les classes depuis l’après-guerre [7] et des taches de l’heure qui en découlent [8] nous a fait comprendre qu’il fallait rompre avec cette démarche idéaliste consistant à constamment répéter que nous serions à la veille de l’effondrement du capitalisme et de la révolution et, en conséquence, qu’il fallait absolument renouer avec ce que Marx a plusieurs fois souligné dans de telles circonstances : « La question du prochain Congrès de Zurich, dont vous m’informez, me semble être une aberration…Selon moi, le moment de fonder une nouvelle Association Internationale des travailleurs n’est pas encore venu ; j’estime donc que les congrès ouvriers et les congrès socialistes, qui ne dépendent pas des conditions en présence dans tel ou tel pays, sont non seulement inutiles mais nuisibles. Ils ne manqueront pas de dégénérer en remâchages interminables de lieux communs » [9].
Répéter cette erreur soulignée par Marx consistant à remâcher interminablement des lieux communs au cours d’une pléthore de congrès internationaux « non seulement inutiles mais nuisibles » est le meilleur moyen pour ne pas confronter et résoudre cette profonde crise organisationnelle et politique qui mine toute la Gauche Communiste depuis trois décennies [10]. C’est la raison pour laquelle nous avons élaboré notre projet politique de Forum pour la Gauche Communiste qui s’appuie sur des constats et orientations très analogues à ceux auxquels sont parvenus les camarades de l’IOD. Nous saluons donc chaudement l’initiative qu’ils ont prise, nous souhaitons également que s’approfondisse la collaboration que nous avons déjà entamée avec eux pour respectivement développer patiemment mais sérieusement les orientations qui nous sont communes afin de parvenir à un terme difficilement définissable "de reconstruire la Gauche Communiste sur des bases politiques et organisationnelles complètement nouvelles" comme nous l’ont récemment écrit ces camarades.
Controverses
[2] cf. notre article Il est minuit dans la Gauche Communiste : http://www.leftcommunism.org/spip.php?article169
[3] Le CCI : Courant Communiste International.
[4] « Interventions d´A. Bordiga au VIe. Exéxutif élargi de l´Internationale communiste », publié dans Programme communiste n°69-70, mai 1975, pp. 44-82.
[5] « Il poderoso discorso di Bordiga alla VI sessione del CE Allargato dell´IC », publié dans Prometeo n°3-7 du 15-07-1928 au 01-10-1928.
[6] « Quelle nécessité y avait-il de créer, en pleine crise qui s’annonce historique, un institut dédicacé à la mémoire d’Onorato Damen, par un groupe de camarades marqués par une longue militance dans le PCIint - Bataglia Comunista ? Il y a quelques temps, convaincus comme nous le sommes, qu’il ne peut y avoir de dépassement révolutionnaire du capitalisme sans la reconstruction d’un authentique parti communiste internationaliste, nous aurions répondu : aucune nécessité ».
[8] Le lecteur pourra se référer aux trois premiers éditoriaux de notre revue qui analysent et définissent ce que nous estimons être les tâches de l’heure aujourd’hui.
[9] Lettre de Marx à Domela Nieuwenhuis du 22 février 1881.
[10] Le CCI en est devenu la caricature après 18 congrès internationaux au cours desquels il remâche interminablement ses propres lieux communs.