Forum pour la Gauche Communiste Internationaliste
Traduction française de l’introduction de Emilio Madrid au livre "Los nacionalismos contra el proletariado" publié par les Editions Spartacus Internationales : http://www.edicionesespartaco.com/ (Ediciones Espartaco Internacional) et présentant les textes fondamentaux de Marx et Engels sur ce sujet.
Introduction
S’il y a une chose qui caractérise le marxisme et le distingue de toute autre théorie, c’est bien la conception matérialiste de l’histoire. Marx lui-même nous explique en quoi consiste cette conception : “Pour résoudre les doutes qui m’assaillaient, j’entrepris un premier travail, une révision critique de la philosophie du droit de Hegel. J’en publiai l’introduction dans les Deutsch-Französische Jahrbücher, publiés à Paris en 1844. Mes recherches aboutirent au résultat que voici : les rapports juridiques, pas plus que les formes de l’État, ne peuvent s’expliquer ni par eux-mêmes, ni par la prétendue évolution générale de l’esprit humain ; bien plutôt, ils prennent leurs racines dans les conditions matérielles de la vie que Hegel, à l’exemple des Anglais et des Français du XVIIIe siècle, comprend dans leur ensemble sous le nom de “société civile” ; et c’est dans l’économie politique qu’il convient de chercher l’anatomie de la société civile... Voici, en peu de mots, le résultat général auquel j’arrivai et qui, une fois obtenu, me servit de fil conducteur dans mes études. Dans la production sociale de leur existence, les hommes nouent des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces rapports de production correspondent à un degré donné du développement de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports forme la structure économique de la société, la fondation réelle sur laquelle s’élève un édifice juridique et politique, et à quoi répondent des formes déterminées de la conscience sociale. Le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience.” [1]
Et plus loin : “Alors en Allemagne... surgit le parti prolétarien allemand. Tout le contenu de ce parti émanait de l’étude de l’Économie Politique (souligné par E.M.), et du moment de son apparition date aussi l’Économie Politique allemande en tant que science ayant sa propre existence. Cette Économie Politique allemande se base substantiellement sur la conception matérialiste de l’histoire.” [2]
Ainsi, lorsque pour aborder un problème on part du “droit”, comme le font tous les défenseurs du “droit à l’autodétermination” de tous les peuples, on part sur une mauvaise base, et le résultat ne peut être qu’erroné.
À l’opposé, toute la production théorique de Marx et Engels sera inspirée, tout au long de leur vie, par cette conception matérialiste. En suivant cette ligne, Engels, dans le premier article reproduit dans ce livre, “La décadence du féodalisme et le développement de la bourgeoisie”, analyse la formation des États capitalistes modernes. Engels nous montre, tout d’abord, comment, après la chute de l’Empire Romain, la production matérielle a subi une récession ; le commerce a presque disparu et par là-même la production de marchandises, l’économie étant fondamentalement une économie naturelle, une économie agraire autosuffisante, c’est-à-dire que dans les domaines des seigneurs féodaux est produit et est consommé presque tout ce qui est nécessaire pour vivre. Mais, au fil du temps, les quelques villes qui ont survécu à l’époque romaine reprennent vie et, peu à peu, de nouvelles villes surgissent. La production artisanale et le commerce y prennent un nouvel essor, jusqu’à ce que finalement la bourgeoisie de ces villes soit poussée à lutter contre l’ordre établi, contre les rapports sociaux et économiques existants afin de pouvoir développer la production marchande et capitaliste naissante. C’est là où se trouve l’origine des luttes pour le renversement du féodalisme et la création de nouveaux États capitalistes, et non dans un quelconque “droit”, qu’il soit divin ou humain.
Cependant, le terrain propice au développement sans obstacles de ces nouveaux États capitalistes, c’est un grand territoire où l’on peut produire et commercer sans entraves et où l’on peut ainsi développer les moyens matériels de production, ce qui requiert, à son tour, une législation commune pour l’ensemble du territoire et donc un État moderne qui est la négation des petits États féodaux et de leurs entraves locales interminables à la circulation des marchandises et des personnes. Ce n’est donc pas par hasard si lors de l’éclatement de la révolution en Allemagne en 1848, Marx et Engels ont affirmé ce qui suit dans le manifeste dont le titre est “Revendications du parti communiste” : “L’ensemble du territoire constituera une république une et indivisible”. Ils défendent le besoin d’un grand État capable de mener à bien le développement des moyens matériels de production, à tel point que lorsque cette tâche n’est pas réalisée par la bourgeoisie apeurée par le danger croissant que représente le prolétariat, ils considèrent la réalisation de ce but par Bismarck comme positive, comme une révolution par en haut. Et, en effet, c’est la création de ce grand État qui a rendu possible l’énorme croissance du prolétariat allemand et son unification, car il ne faut pas oublier que le prolétariat est un produit du capitalisme, même si, en fin de compte, c’est ce même prolétariat qui sera le fossoyeur du capitalisme qui l’a engendré. Peut-on imaginer un seul instant Marx et Engels pleurnichant sur ces pauvres petits États allemand dont le droit à “l’autodétermination” a été fortement bafoué par le tout nouvel État allemand, même si celui-ci se trouve sous l’égide de Bismarck ?
Il est bon de rappeler que tout ce verbiage qui nous casse les oreilles sur “l’autodétermination”, le fédéralisme ou autres vacuités, n’est que le déguisement que prend la vieille aspiration réactionnaire consistant à diviser le territoire et sa population pour mieux conserver les privilèges réactionnaires. Dans son article du 14 février 1849 dans la Nouvelle Gazette Rhénane, “Panslavisme démocratique”, Engels nous rappelle que “Maintenant cependant, la centralisation politique est encore plus nécessaire qu’aux XVe et XVIe siècles pour les progrès formidables de l’industrie, du commerce et des communications. Est centralisé ce qui reste à centraliser. Et les panslavistes en arrivent maintenant à exiger que nous “libérions” ces Slaves à demi germanisés, que nous détenions une centralisation à laquelle leurs intérêts matériels les obligent”. À ce propos, que dirait Engels par rapport aux nouveaux moyens de communication actuels : Internet, satellites de communications, téléphonie sans fil, avions supersoniques, trains à grande vitesse... ? Dirait-il qu’il faut stopper une si grande centralisation et fragmenter les communications selon le bon vouloir des autodéterministes et fédéralistes, ou au contraire, dirait-il aux travailleurs de les utiliser pour centraliser leurs luttes et en finir une bonne fois pour toutes avec le capitalisme ?
N’oublions pas, d’autre part, que la future société socialiste ou communiste a été rendue possible grâce à la base créée par le capitalisme, base qui est formée par les énormes moyens matériels de production et de communication, et que le prolétariat ne pourra utiliser qu’une fois qu’il aura détruit le capitalisme par sa révolution et qu’il initiera la transformation révolutionnaire de la société vers la nouvelle société sans classes.
Mais, si la création des grands États capitalistes a été une nécessité historique pour développer les moyens matériels de production et donc pour libérer l’humanité de l’esclavage que représente le fait de consacrer tout son temps à travailler pour produire ce qui est indispensable à la survie, sans pouvoir en consacrer au libre développement des individus et de la société dans son ensemble ; si tout cela a été indispensable pour pouvoir passer, en s’appuyant sur cette base, du règne de la nécessité à celui de la liberté, règne basé sur l’abondance et la maîtrise des forces de la nature et sur la connaissance des lois qui régissent le développement social, ce qui ne sera possible que dans la société sans classes, quel est le rôle des nationalismes ?
Les nationalismes sont par nature réactionnaires. Ils représentent la tendance inverse à la création des grands États, au développement à grande échelle des moyens de production et de communication. Ils privilégient leurs mesquines aspirations nationales, selon Engels, au détriment de la révolution. Et c’est comme ça depuis toujours. Chaque fois que se présente une grande occasion historique, une grande révolution, ils se placent du côté de la contre-révolution. Voyons ce que dit Engels dans son article “La Hongrie et le panslavisme”, de janvier 1849 : “En Écosse ce furent les Celtes qui appuyèrent les Stuards de 1640 à 1745 ; en France, les Bretons qui appuyèrent les Bourbons de 1792 à 1800 ; en Espagne, les Basques qui appuyèrent Don Carlos ; de même en Autriche, les panslavistes Slaves du sud, qui ne sont que des résidus d’une évolution très confuse qui a duré mille ans. Il est naturel que ce résidu ethnique très hétérogène n’entrevoit son salut qu’au travers de l’inversion de tout le mouvement européen, qui pour lui devrait aller d’est en ouest, et non d’ouest en est, et que pour lui l’arme de la libération, le trait d’union, soit le fouet russe”. Ce n’est donc pas que les nationalismes soient dépassés aujourd’hui, c’est que dès leur naissance ils ont manqué de fondement car ils représentent une tendance contre-révolutionnaire.
Une fois de plus, Engels, dans son article “Qu’a à voir avec la Pologne la classe des travailleurs ?” nous dit : “Après le coup d’État de 1851, Louis Napoléon, l’empereur `par la grâce de Dieu et la volonté nationale´, dut trouver un nom populaire et démocratisé pour sa politique extérieure. Quoi de mieux que d’inscrire sur son drapeau la devise du `principe des nationalités´ ? Chaque nation est responsable de son propre sort. N’importe quel bout détaché de n’importe quelle nation pourrait s’unir à sa mère patrie. Quoi de plus libéral ? Mais remarquez qu’il ne s’agit plus de nations mais de nationalités.
Il n’y a pas un pays en Europe qui ne possède plusieurs nationalités sous son gouvernement. Les montagnards celtes et les Gallois sont indiscutablement d’une nationalité différente que les Anglais, même si personne ne qualifierait de nations les restes de ces peuples du passé, pas plus que ceux des celtes de la Bretagne française. De plus, aucune frontière ne correspond au véhicule naturel de la nationalité, de la langue...
Nous voyons ici la différence entre le `principe des nationalités´et le vieux credo de la démocratie et de la classe des travailleurs du droit des grandes nations européennes à se séparer et à jouir d’une existence indépendante. Le `principe des nationalités´ laisse de côté la grande question du droit à l’existence nationale des peuples historiques d’Europe, et s’il ne le fait pas, il le confond. Le principe des nationalités pose deux types de problèmes ; premièrement, des problèmes de limites entre ces grands peuples de l’histoire ; deuxièmement, des problèmes sur le droit à l’existence nationale indépendante de ces nombreuses et petites reliques de peuples, qui, après être passés sur la scène de l’histoire, ont été absorbés par l’une ou l’autre des nations les plus puissantes disposant de la force suffisante pour vaincre des obstacles plus importants. Ce qui est significatif pour l’Europe, la force d’un peuple, n’est rien pour le principe des nationalités ; avec ce dernier, les Roumains de Valaquie, qui n’ont jamais eu d’histoire, ni d’énergie pour en avoir une, sont aussi importants que les Italiens, qui ont une histoire de deux mille ans et une force nationale constante ; les habitants du pays de Galles et de l’île de Man auraient, s’ils le voulaient, le même droit à l’existence politique indépendante, même si ça peut paraître absurde, que les Anglais. Tout cela est absurde, et est présenté sous un aspect populaire pour tromper les peuples et peut être utilisé ou non, selon la convenance” (souligné par E.M.).
Marx, quant à lui, nous dit dans son écrit Herr Vogt, publié en 1860 : “En somme, Louis Bonaparte a abusé du `principe de la nationalité´ dans les principats danubiens pour masquer leur transfert à la Russie, de même que le gouvernement autrichien de 1848-49 pour étouffer la révolution magyar et allemande par le biais des Serbes, des Slavons, des Croates, des Valaques, etc.” (Chapitre VIII, Dâdâ Vogt y sus estudios, p. 149 de Ed. ZERO, 1974).
Mais si les nationalismes étaient déjà contre-révolutionnaires au moment de leur naissance aux XVII, XVIII et XIXe siècles, quel rôle jouent-ils aujourd’hui ? Depuis que le capitalisme a atteint son plein développement au début du XXe siècle, les grandes puissances capitalistes n’ont plus été obligées de lutter contre le régime féodal qui, dans son ensemble, avait été vaincu par le capitalisme. Ces grandes puissances se sont livrées des guerres pour un nouveau partage du monde, des guerres, donc, qui n’avaient plus rien de progressives d’un point de vue historique, bien au contraire, ce furent des guerres pour la survie du capitalisme au cours desquelles ont été détruites de grandes quantités de forces productives matérielles et des millions de travailleurs, c’est-à-dire, des forces vivantes du travail. À la suite de ces guerres, et faute de révolution prolétarienne mondiale triomphante, les grandes puissances se sont partagées l’Europe – et d’autres territoires non européens – selon la force de chacune, et dans ce partage, les pays de moindre importance et a fortiori les restes de peuples anciens ou nationalités ont été l’objet de leur appétit, et leur apparente indépendance n’est que le masque qui cache la domination effective des grands pays capitalistes sur tous ces pays ou peuples moins importants. Il suffit de jeter un coup d’œil sur les Balkans, le Caucase ou la Baltique pour comprendre le grotesque de “l’indépendance” de toutes ces nouvelles petites républiques qui, dès qu’elles ont “obtenu” leur indépendance, se précipitent à Bruxelles pour être économiquement centralisées. Engels, dans son article du 7 septembre 1848 dans la Nouvelle Gazette Rhénane, affirme : “L’idéologie propose et le mercantilisme dispose. Ironie tragique de l’histoire universelle !” Transposée à notre actualité européenne cette phrase peut être formulée ainsi : l’idéologie propose mille nationalismes, le mercantilisme dispose l’Union Européenne. Et la centralisation économique implique la centralisation politique, malgré les apparences d’indépendance. Qui plus est, la bourgeoisie, pour mieux dominer ces petits pays, fomente intentionnellement les nationalismes pour qu’ils se haïssent entre eux et, surtout, pour empêcher que le prolétariat de ces différents pays puisse avoir une conscience claire de ses intérêts de classe, non nationaux, et empêcher ainsi l’unification de ses luttes pour détruire le capitalisme. C’est la véritable signification des nationalismes aujourd’hui : empêcher que les prolétaires soient clairement conscients de leurs intérêts de classe et expriment leur indépendance politique en tant que classe qui doit lutter pour en finir avec le capitalisme. Cela est vrai, non seulement pour les républiques nouvellement créées, mais pour tous les nationalismes européens incrustés dans les vieux pays, comme l’Espagne, par exemple.
À ce propos, il faut rappeler qu’en Europe occidentale les courants léninistes s’égosillent à crier en faveur de l’autodétermination de tous les peuples et nationalités, c’est-à-dire en faveur de leur constitution en États indépendants. Cependant, leur maître, Lénine, leur avait dit, déjà dès 1914 : “En Europe occidentale, continentale, l’époque des révolutions démocratico-bourgeoises couvre un intervalle de temps assez précis, approximativement de 1789 à 1871. Ce fut précisément l’époque des mouvements nationaux et de la création des États nationaux. Une fois cette époque révolue, l’Europe occidentale avait abouti à un système d’États bourgeois qui étaient, de plus, en règle générale, des États nationalement homogènes. C’est pourquoi, chercher maintenant le droit à l’autodétermination dans les programmes des socialistes d’Europe Occidentale, c’est ne pas avoir compris l’abc du marxisme” [3]. Cela signifie que les épigones de Lénine ne sont pas marxistes et qu’ils n’ont même pas le droit de se dire léninistes, à moins de s’octroyer le droit de se servir de Lénine à leur guise.
Mais il n’y a pas que les nationalités, mêmes les nations ne sont pas éternelles. Nous ne pouvons arborer la consigne “Droit des nations à l’indépendance” et parcourir l’histoire comme si cette consigne pouvait être applicable à toutes les époques et en tous lieux. La constitution des États nationaux est justifiable à un moment et à un endroit donné, et il arrive un moment où le développement postérieur de la société requiert précisément l’élimination de tous les États nationaux et l’avènement d’une société sans État et donc sans classes, c’est-à-dire qu’à un moment donné, on ne peut lutter que pour détruire le capitalisme et instaurer le communisme.
Si la constitution des États nationaux modernes, sous leur forme monarchique, commence au XV-XVIe siècles, leur constitution en tant qu’États nationaux bourgeois se termine avec le XIXe siècle. À partir de là, une fois leur mission accomplie, qui n’est autre que le développement des forces productives matérielles jusqu’à l’apogée du capitalisme, ils cessent d’avoir une justification historique. Maintenant, ce que le progrès de la société réclame ce n’est pas la constitution de nouveaux États, mais la suppression de tous les États existants. Là, on peut voir à quel point tous les défenseurs de la constitution de nouveaux États font fausse route. Si ceux qui à un moment donné étaient justifiables sont de trop puisque la société a atteint un degré de développement supérieur et que l’époque est différente, pourquoi vouloir revenir en arrière, c’est-à-dire à la constitution, une fois de plus, d’États ?
Contre cette façon dogmatique d’appliquer le résultat d’une analyse en tout temps, lieu et pays – ici, la constitution des États – tel un dogme éternel, Marx nous prévient : “Et bien, de quelle façon mon critique peut-il appliquer ce développement à la Russie ? Seulement comme suit : si la Russie essaie de devenir une nation capitaliste, comme celles d’Europe occidentale, et ces dernières années elle a redoublé ses efforts dans ce sens, elle n’y réussira pas avant d’avoir transformé une bonne partie de ses paysans en prolétaires et ensuite, une fois qu’elle aura passé le seuil du système capitaliste elle devra se soumettre aux lois implacables de ce système tout comme l’ont fait les autres nations occidentales. Et c’est tout, mais c’est trop pour mon critique. Pour lui, il faut remplacer mon ébauche sur l’origine du capitalisme en Europe occidentale par une théorie historico-philosophique d’un Progrès Universel, imposé fatalement à tous les peuples, indépendamment des circonstances historiques de leur phase de développement actuel et aboutissant finalement à un système économique qui assure la plus grande quantité de forces productives de travail social et de possibilités pour l’évolution de l’homme. Mais je dois objecter... on ne trouvera jamais le “sésame ouvre-toi” d’une théorie historico-philosophique dont la suprême vertu consiste à être supra historique (c’est-à-dire située au-delà des limites de l’histoire)” [4]. En remplaçant le thème du développement de la Russie par celui de la constitution des États, nous constaterons que les défenseurs du “droit à l’autodétermination” font la même chose : ils appliquent une théorie historico-philosophique supra historique à toutes les nations, petites nations, peuples ou ce qui en reste, et ce, indépendamment de l’époque historique.
Comme partie indissociable de l’analyse matérialiste que Marx et Engels appliquent à la constitution des États capitalistes, il y a cet aspect essentiel de la question : Révolution et contre-révolution. Dans le nº 93 de la Nouvelle Gazette Rhénane, du 3 septembre 1848, Engels dit : “Mais, quelle est la différence entre les Polonais et les Français du sud ? Pourquoi la France méridionale a-t-elle dû être traînée par les Français du nord comme un boulet, jusqu’à sa destruction définitive, alors qu’au contraire, s’ouvrent pour la Pologne toutes les perspectives lui permettant de se situer sur le devant de la scène ?
Fruit des rapports sociaux que nous ne pouvons expliquer plus longuement ici, la France méridionale était la partie réactionnaire de l’ensemble de la nation. Son opposition à la France du Nord devint très vite une opposition aux classes progressistes du pays. La France méridionale fut le principal soutien du féodalisme et a été jusqu’à maintenant la force de la contre-révolution en France. Par contre, la Pologne fut, en vertu des rapports sociaux que nous avons décrits plus haut (dans le numéro 81), la partie révolutionnaire de la Russie, de l’Autriche et de la Prusse.
Son opposition à ses oppresseurs était en même temps, à l’intérieur, l’opposition à la haute aristocratie polonaise. Même la noblesse, qui en partie se maintenait encore sur le terrain féodal, s’unit, avec une dévotion exceptionnelle, à la révolution démocratique à la campagne. La Pologne était déjà devenue le foyer de la démocratie en Europe orientale, alors que l’Allemagne s’essayait encore dans la plus banale idéologie constitutionnelle et l’idéologie philosophique la plus délirante”.
Pour résumer : La France méridionale, provinciale, soutien du féodalisme et de la contre-révolution. La Pologne, partie révolutionnaire de la Russie, de l’Autriche, de la Prusse et berceau de la révolution en Europe orientale. Ici nous voyons comment se gagne, ou se perd, le droit à l’existence nationale indépendante : par l’activité progressiste, révolutionnaire, une nation prouve qu’elle a de l’avenir ; par son activité rétrograde, contre-révolutionnaire, elle se condamne elle-même à disparaître. Nous avons vu plus haut que c’était le cas des Celtes, des Bretons, des Basques et des Slaves autrichiens. Ce n’est pas un “droit” abstrait, général, qui permet l’égalité des nations. C’est leur activité réelle, historique, qui détermine leur futur. Dans son article du 15 février 1849 dans la Nouvelle Gazette Rhénane, Engels dit : “Cependant, tout cela ne serait pas décisif si à un moment de leur existence d’opprimés les Slaves avaient initié une nouvelle et révolutionnaire histoire, s’ils avaient montré leur vitalité. Dès lors, la révolution se serait intéressée à leur libération et les intérêts divers des Allemands et des Magyars se seraient effacés face aux intérêts plus élevés de la Révolution européenne”. Peut-on être plus clair ? C’est la Révolution qui prime, tout le reste lui est subordonné !
Dans le même article, plus loin, Engels poursuit : “La révolution de 1848 a obligé tous les peuples à se définir en sa faveur ou contre elle. En un mois, tous les peuples qui n’étaient pas prêts à se soulever s’étaient unis contre la Révolution. Alors, il s’agissait de se défaire de la confusion des peuples d’Europe orientale. Ce qui importait, c’était de savoir quelle nation prenait l’initiative révolutionnaire et développait une plus grande énergie révolutionnaire en assurant ainsi son futur (souligné par E.M.). Les Slaves gardèrent le silence. Les Allemands et les Magyars, fidèles à leur position historique passée, se placèrent à l’avant-garde. Et ainsi, les Slaves se retrouvèrent dans les bras de la contre-révolution.”
Et il poursuit, plus loin : “Les Polonais se comportèrent de façon bien différente ! Opprimés, réduits à l’esclavage, exploités pendant quatre-vingts ans, ils se sont toujours placés du côté de la Révolution, ils ont toujours affirmé que la révolution en Pologne était inséparable de l’indépendance de la Pologne. À Paris, à Vienne, à Berlin, en Italie et en Hongrie, les Polonais se sont battus dans toutes les révolutions et dans toutes les guerres révolutionnaires, que ce soit contre des Allemands, contre des Slaves, contre des Magyars et même contre des Polonais. Les Polonais sont la seule nation Slave qui ne soit pas panslaviste. Ils ont de très bonnes raison pour cela : ils ont été dominés principalement par ceux qui se disent leurs frères slaves, et pour les Polonais la haine des Russes est plus forte que celle des Allemands, ce qui est justifié. Parce que la libération de la Pologne est inséparable de la Révolution, parce que les mots polonais et révolutionnaire sont devenus la même chose.”
Et encore : “Nous n’oublierons pas qu’au moment décisif ils ont trahi la Révolution en la livrant à Petersbourg et Ôlmutz à cause de leurs aspirations nationales mesquines !” (C’est E.M. qui a mis certains mots en italique. Ici, il s’agit des Slaves autrichiens).
En un mot, l’analyse marxiste est matérialiste historique parce qu’elle se base sur l’activité historique réelle des différents peuples, et non pas sur des spéculations vides de sens, “droits” inexistants ou aspirations à la “justice éternelle”, et de plus la Révolution est son objectif permanent, c’est l’étoile qui la guide.
Dans un article du 12 avril 1853 publié dans le New York Herald Tribune, de la série consacrée à la guerre de Crimée, Marx écrit : “La Russie est, évidemment, une nation conquérante, et elle l’a été pendant un siècle, jusqu’à ce que le mouvement de 1789 ait marqué le début de l’activité d’un antagonisme formidable. Nous nous référons à la Révolution européenne, à la force explosive des idées démocratiques et au besoin naturel de liberté chez l’homme. Depuis, il n’y a eu que deux puissances en Europe, la Russie et l’Absolutisme, la Révolution et la démocratie... Mais la Russie prend la Turquie et double pratiquement sa force, devenant plus forte que le reste de l’Europe. Ce serait une calamité effroyable pour la cause révolutionnaire. Maintenir l’indépendance turque, ou, dans le cas de la dissolution de l’empire ottoman, s’opposer aux plans d’annexion des Russes, revêt une très grande importance”. Nous voyons ici que ce qui constitue le fond de l’analyse de Marx c’est la Révolution, sa victoire sur qui s’y oppose, dans ce cas l’Absolutisme. À tel point, qu’il ne doute pas à défendre, dans ce cas-là, l’indépendance de l’empire turc pour arrêter l’avancée de la réaction russe, bien que dans toute cette série d’articles sur la guerre de Crimée, et donc sur la Turquie, Marx ne se prive pas d’insister sur la putréfaction de la société turque et sa décomposition inévitable. Une fois de plus, ce n’est pas la défense ou la condamnation du droit d’une nation à l’indépendance mais le triomphe de la Révolution qui est à la base de l’argumentation marxiste.
La guerre de Crimée, avec ses défaites, obligea le tsarisme à introduire les chemins de fer sur son vaste territoire pour que ses armées ne périssent plus en chemin, comme ce fut le cas dans cette guerre. L’introduction des chemins de fer implique l’introduction de l’industrie lourde, et on ne peut introduire un secteur de l’industrie capitaliste sans en faire autant avec les autres. En quelques mots, après la guerre de Crimée, le tsarisme fut le premier intéressé à ce que le capitalisme s’introduise en Russie. Engels nous l’explique dans son texte La Russie et la reconsidération de la Révolution Sociale, écrit en 1894 et dans lequel il cite des passages d’une lettre de Marx et leur position commune sur la révolution russe. Et là, nous arrivons au point où, contrairement à la position qu’ils avaient tous les deux maintenue pendant la seconde moitié du XIXe siècle, consistant à encourager l’Europe occidentale à mener une guerre, démocratique et prolétarienne contre la Russie absolutiste, pépinière de la réaction, nous voyons comment l’introduction du capitalisme en Russie est un véritable cheval de Troie en territoire russe, car la croissance des forces productives capitalistes et donc, également la croissance du prolétariat, finiront par pousser ces forces productives et le prolétariat à la révolution contre l’Absolutisme, ce dernier étant incapable de représenter la nouvelle société en développement. Dans La politique extérieure du tsarisme russe, écrit en 1890, Engels, après avoir présenté ladite argumentation, affirme : “La révolution qui en 1848 s’est arrêtée à la frontière polonaise, frappe maintenant à la porte de la Russie et possède déjà assez d’alliés à l’intérieur qui n’attentent que l’occasion de lui ouvrir la porte”. Déjà en 1878, dans un article publié dans The Labor Standard du 31 mars –“Les ouvriers européens en 1877”, Engels écrit : “La grande œuvre de l’émancipation (des serfs) que la presse libérale européenne avait si unanimement louée et glorifiée, n’avait fait que créer la base et le besoin absolu d’une révolution future”. “Le gouvernement russe ne pourrait absolument pas éviter cette révolution, même s’il avait la possibilité de la retarder de quelques années”. Et dans une lettre à Ion Nadejde, socialiste roumain, du 4 janvier 1888 il s’exprime ainsi : “Pour le reste (ma conception) peut se résumer en deux mots : l’éclatement d’une révolution en Russie en ce moment éviterait à l’Europe le malheur d’une guerre générale et serait le début de la révolution dans le monde entier”.
Malheureusement, la tentative révolutionnaire de 1905 en Russie fut vaincue et le prolétariat européen fut incapable d’éviter la guerre générale à laquelle Engels se référait et qui éclatera en 1914. Cependant, bien qu’ayant été massacré dans la guerre pendant trois ans et malgré son épuisement, le prolétariat russe est capable de se soulever à nouveau de façon révolutionnaire en février 1917 et, en effet, il balaye non seulement la forteresse de toute la réaction européenne, le tsarisme, mais de plus, il est, comme l’avait prévu Engels, le signal de la révolution prolétarienne en Europe. Alors le panorama est très différent de celui de la seconde moitié du XIXe siècle. Il ne s’agit plus pour l’Europe démocratique et prolétarienne d’en finir avec la colonne vertébrale de la réaction en Europe, le Tsarisme. Maintenant c’est le développement même du capitalisme, qui, après avoir vaincu en grande partie le féodalisme, pousse les différents pays capitalistes à la guerre entre eux pour satisfaire les besoins d’expansion et de survie du capitalisme en entraînant la destruction massive d’importantes forces productives matérielles et ce, au dépens de la révolution prolétarienne qui menaçait. Le capitalisme n’est plus progressif historiquement, il est devenu un obstacle pour la société, il faut donc impérativement que la révolution prolétarienne en finisse avec lui. Cela signifie également que le problème de la question nationale a également changé dans cette situation nouvelle. Si jusqu’alors le marxisme avait défendu l’existence nationale indépendante des nations historiques (non des nationalités) pour qu’elles puissent développer librement les forces productives et s’était opposé à tous les types d’oppression, qu’elle soit de classe ou nationale, maintenant le problème ne pouvait être résolu que sous une tout autre optique. En effet, l’émancipation du prolétariat en tant que classe à travers la révolution, et grâce à sa victoire, la libération de tous les peuples opprimés, n’est possible que si le prolétariat révolutionnaire dirige la société. “Pour que les peuples puissent réellement s’unifier, leurs intérêts doivent être les mêmes. Pour que leurs intérêts soient les mêmes, il faut abolir les rapports actuels de propriété puisqu’ils conditionnent l’exploitation des peuples entre eux ; l’abolition des rapports actuels de propriété est l’intérêt exclusif de la classe ouvrière. C’est aussi la seule classe qui dispose des moyens pour ce faire. La victoire du prolétariat sur la bourgeoisie est, en même temps, la victoire sur les conflits nationaux et industriels, qui, aujourd’hui, opposent violemment entre eux les différents peuples. C’est pourquoi, la victoire du prolétariat sur la bourgeoisie est, en même temps, le signal de la libération de toutes les nations opprimées”. C’est ce que nous dit Karl Marx dans son Discours sur la Pologne prononcé à Londres le 29 décembre 1847 que nous reproduisons dans ce livre.
En un mot, dans la nouvelle situation créée, il s’agit de lutter pour la victoire de la révolution prolétarienne au niveau international et non en faveur de la création de nouveaux États indépendants dont la raison d’être historique est dépassée, car ce n’est plus le développement du capitalisme qui convient à la société, mais sa destruction pour laisser libre cours à la nouvelle société sans classes, sans États et donc, sans oppressions. Nous avons vu plus haut comment, pour Engels, l’éclatement de la révolution russe serait le début de la révolution dans le monde entier. Par rapport au caractère nécessairement international de la révolution prolétarienne Marx nous avait dit dans Les luttes de classes en France de 1848 à 1850 : “ De la même façon que les ouvriers croyaient s’émanciper au côté de la bourgeoisie, ils croyaient aussi pouvoir mener à bien une révolution prolétarienne dans les frontières nationales de la France, à côté des autres nations sous régime bourgeois. Mais les rapports de production français sont conditionnés par le commerce extérieur de la France, par sa position sur le marché mondial et par les lois de ce dernier. Comment la France pouvait-elle casser ces lois sans une guerre révolutionnaire européenne pouvant répercuter sur le despote du marché mondial, sur l’Angleterre donc ?”. Et plus loin : “Finalement, la défaite de juin révéla aux puissances despotiques de l’Europe le secret de la France qui devait maintenir coûte que coûte la paix à l’extérieur, pour pouvoir se livrer à la guerre civile à l’intérieur. Et ainsi, les peuples qui avaient commencé la lutte pour leur indépendance nationale furent abandonnés à la supériorité des forces de la Russie, de l’Autriche et de la Prusse, mais en même temps le sort de ces révolutions nationales fut assujetti au sort de la révolution prolétarienne et dépouillé de son apparente substantivité, de son indépendance vis-à-vis de la grande transformation sociale. Le Hongrois ne sera pas libre, ni le Polonais, ni l’Italien, tant que l’ouvrier sera un esclave !” (souligné par E.M.) [5].
Et il poursuit : “Enfin, avec les victoires de la Sainte Alliance, l’Europe a pris une physionomie qui fera coïncider directement avec une guerre mondiale tout nouveau soulèvement prolétarien en France. La nouvelle révolution française sera obligée d’abandonner immédiatement le terrain national et de conquérir le terrain européen, le seul sur lequel peut être menée à bien la révolution sociale du XIXe siècle”.
De même, dans les Principes du communisme, écrits en octobre-novembre 1847, Engels nous dit : “Est-elle possible cette révolution dans un seul pays ? Non. La grande industrie, en créant le marché mondial, a uni si étroitement tous les peuples du globe terrestre, surtout les peuples civilisés, que chacun dépend de ce qui se passe sur le territoire de l’autre. De plus, elle a nivelé dans tous les pays civilisés le développement social au point que dans tous ces pays la bourgeoisie et le prolétariat se sont érigés comme classes décisives de la société, et la lutte entre elles est désormais aujourd’hui la lutte principale. Par conséquent, la révolution communiste ne sera pas une révolution purement nationale, elle se produira simultanément dans tous les pays civilisés, c’est-à-dire, au moins en Angleterre, en Amérique, en France et en Allemagne. Elle se développera dans chacun de ces pays plus rapidement ou plus lentement en fonction du degré de développement de l’industrie, de l’accumulation de richesses et de l’importance des forces productives. Elle sera donc plus lente et plus difficile en Allemagne et plus rapide et plus facile en Angleterre. Elle influencera également considérablement les autres pays du monde, modifiera radicalement et accélérera extraordinairement son rythme antérieur de développement. C’est une révolution universelle et donc son domaine sera universel”.
Et Marx parachève l’exposé sur ce thème avec une clarté éblouissante : “Les tâches des ouvriers ne s’accomplissent pas en France ; elles se proclament seulement. Leur résolution ne peut être effective nulle part dans le cadre des frontières nationales ; la guerre de classes au sein de la société française se transformera en guerre mondiale entre nations. La solution commencera à partir du moment où, par le biais de la guerre mondiale, le prolétariat sera poussé à diriger le peuple qui domine le marché mondial, à diriger l’Angleterre. La révolution qui ne finira pas ici et qui n’en sera qu’à un début d’organisation, sera une révolution de longue haleine. La génération actuelle ressemble aux juifs que Moïse conduisait dans le désert. Non seulement elle doit conquérir un monde nouveau, mais qui plus est, elle doit périr pour laisser la place aux hommes qui seront à la hauteur du nouveau monde.” [6]
Il faut insister sur le caractère prolétarien et international de cette révolution, de la révolution qui se présente au début du XXe siècle comme la seule solution face aux atrocités du capitalisme, qui, une fois à son apogée, en arrive, pour pouvoir se perpétuer, à détruire massivement des forces matérielles de production et à massacrer des millions de personnes, plus particulièrement des prolétaires. Il faut insister sur le caractère prolétarien et international de cette révolution parce que comme nous le disait Marx au début de cette introduction : “les rapports juridiques pas plus que les formes de l’État ne peuvent s’expliquer ni par eux-mêmes, ni par la prétendue évolution générale de l’esprit humain ; bien plutôt, ils prennent leurs racines dans les conditions matérielles de vie... de la société civile...”. Par conséquent, si dans les conditions où seule sont à l’ordre du jour la destruction du capitalisme et l’instauration d’une société sans classes, on s’acharne à créer de nouveaux États sous prétexte du “droit des peuples à l’autodétermination”, c’est que l’on n’a pas encore compris ce que sont les rapports juridiques ni les formes de l’État, c’est que l’on veut appliquer les formes juridiques et la forme de l’État capitaliste à une situation qui réclame leur abolition. De là provient le manque de consistance de cette consigne appliquée à notre période historique. Menée à bien dans la pratique, elle ne donne la victoire qu’à la bourgeoisie au détriment du prolétariat, comme ce fut déjà le cas, et ce n’est pas la libération des nations ou des peuples opprimés qui se produit alors, mais la continuité de leur soumission aux grandes puissances du capital, même si c’est sous l’apparence de nouveaux États “indépendants”.
Vu l’énorme transcendance qu’a eu dans le monde entier la défaite intérieure du prolétariat en Russie, et avec elle, celle du prolétariat européen et international, il est nécessaire de savoir comment a posé la question nationale le parti qui devait hypothétiquement la résoudre, le parti bolchevique, et à sa tête Lénine. La position de ce dernier est bien connue : en s’appuyant sur une résolution du Congrès International Socialiste de Londres de 1896, il a défendu d’arrache-pied la consigne du “Du droit des nations à l’autodétermination”. Sur ce droit, Engels nous avait déjà dit dans son texte “Hongrie et panslavisme”, inclus dans ce livre : “les leaders du mouvement slave du sud qui continuent à parler des droits égaux pour les nations, de la démocratie autrichienne, etc. sont des rêveurs idiots, comme nombre de journalistes ou de crapules, tel Jellachich”. Nous avons déjà vu plus haut que l’on part d’une erreur si l’on base son analyse sur le droit, car, comme le dit Marx, le droit n’est que l’expression juridique d’un rapport matériel et, par conséquent, c’est de ce rapport matériel dont il faut s’occuper ; dans le cas concret qui nous concerne, c’est la situation que nous avons également mentionnée, c’est-à-dire le moment historique où le capitalisme a cessé d’être un mode de production ascendant historiquement et où précisément la société ne peut avancer qu’en le détruisant.
Cela nous amène à conclure que la solution du problème dépend essentiellement du dénouement de la révolution prolétarienne : si c’est la bourgeoisie qui a le dessus, comme c’est ce qui s’est malheureusement passé, elle impose sa solution qui n’est autre que les quelques grandes puissances capitalistes imposent “leur” droit aux autres nations et peuples ; si c’est le prolétariat qui a le dessus, alors il applique sa solution qui n’est autre que son émancipation sociale en tant que classe et par conséquent, la libération de tous les peuples opprimés en “abolissant les rapports actuels de propriété, car ce sont eux qui conditionnent l’exploitation des peuples entre eux. La victoire du prolétariat sur la bourgeoisie est, en même temps, la victoire sur les conflits nationaux et industriels qui opposent violemment aujourd’hui les peuples entre eux. Par conséquent, la victoire du prolétariat sur la bourgeoisie est, en même temps, le signal de la libération de toutes les nations opprimées” ; c’est l’analyse de Marx que nous avons citée plus haut.
Cela signifie que l’on ne peut pas poser le problème de la libération des nations opprimées comme devant nécessairement déboucher sur la constitution de nouveaux États indépendants, mais comme étant l’émancipation effective de l’ensemble de l’humanité au travers de la dictature révolutionnaire du prolétariat qui prendra fin avec la transformation réelle de la société capitaliste en société communiste, sans classes sociales, et par conséquent sans États. C’est pourquoi la consigne du “Droit des nations à l’autodétermination” à l’heure de la révolution prolétarienne mondiale qu’exige la situation créée particulièrement par la première guerre mondiale, est une erreur fondamentale qui dénote le manque de compréhension de la période dans laquelle on vit, ou pis encore, montre que l’on est opposé à la victoire du prolétariat révolutionnaire.
Contre la position de Lénine, Rosa Luxemburg a raison quand elle affirme : “Dans la réalité, même si en tant que socialistes nous reconnaissions le droit immédiat de toutes les nations à l’indépendance, le destin des nations ne changerait en rien pour autant. Dans les conditions sociales existantes, le `droit´ d’une nation à la liberté, tout comme le `droit´ de l’ouvrier à l’indépendance économique, ont la même valeur que le `droit´ de tout être humain à manger dans des assiettes en or.” [7]
Tout comme les droits de l’homme sont les droits du bourgeois, et rien d’autre, comme Marx l’a démontré dans “La question juive”, les droits des nations sont les droits imposés par les grandes puissances capitalistes à toutes les autres nations. Peut-on croire un seul instant que les Seychelles et les États-Unis ont les mêmes droits sous prétexte que toutes deux sont des républiques indépendantes ? S’il s’agit que tous les hommes soient égaux socialement et qu’il n’y ait aucune sorte d’oppression, il faut poser le problème comme il se présente dans la réalité : celui qui empêche l’égalité et qui impose l’oppression dans le monde actuel, c’est le capitalisme. Par conséquent, il faut détruire le capitalisme et au travers de la révolution prolétarienne, transformer la société actuelle divisée en classes en une société sans classes.
Rosa Luxemburg a donc encore raison lorsqu’elle affirme : “Pour cette même raison, l’espoir de résoudre toutes les questions nationales dans le cadre capitaliste en assurant à toutes les nations, races et groupes ethniques la possibilité de `l’autodétermination est complètement utopique”. Et elle poursuit : “le développement de pouvoirs mondiaux, trait caractéristique de notre ère moderne, et qui revêt chaque jour une importance plus grande grâce au progrès du capitalisme, condamne a priori toutes les petites nations à l’impuissance politique. Mises à part certaines nations des plus puissantes, qui sont à la tête du développement capitaliste et qui possèdent les ressources spirituelles et matérielles nécessaires pour conserver leur indépendance économique et politique, “l’autodétermination”, c’est-à-dire, l’existence indépendante des petites nations, est une illusion, qui sera chaque fois plus grande”. Son argumentation est encore une fois très claire : “De plus, la politique et l’économie mondialisées – condition pour la survie des États capitalistes – font des petits États européens, politiquement indépendants et formellement égaux, les protagonistes muets – et souvent les boucs émissaires – de la scène européenne. Peut-on sérieusement parler d’“autodétermination” de peuples qui sont formellement indépendants, comme les Monténégrins, les Bulgares, les Roumains, les Serbes et les Grecs et même les Suisses, pour qui l’indépendance elle-même est le fruit des luttes politiques et du jeu diplomatique du `Concert européen´ ? De ce point de vue, l’idée d’assurer à toutes les `nations´ la possibilité de s’autodéterminer équivaut à la perspective d’abandonner le développement du grand capitalisme pour revenir aux petits États médiévaux, bien antérieurs au XVe et XVIe siècles”. “Les exceptions apparentes ne font que confirmer, après une analyse plus approfondie, la conclusion suivant laquelle le développement moderne du capitalisme est irréconciliable avec la véritable indépendance de toutes les nationalités”. “Une tentative générale de diviser tous les États existants en unités nationales et de les délimiter selon le modèle d’États et de petits États nationaux est une entreprise sans lendemain et, du point de vue historique, réactionnaire”. (op. cit., pages. 35, 41, 42, 46 et 47).
Et vu que l’on veut nous présenter le droit à l’autodétermination de toutes les nations et nationalités, ainsi que le fédéralisme, comme le grand remède contre le pire de tous les maux, le mal par excellence, le centralisme, il convient de rappeler l’opinion de Rosa Luxemburg qui n’est autre que celle défendue à leur époque par Marx et Engels : “Par conséquent, le cadre politique adéquat pour que la lutte de classes du prolétariat agisse et triomphe, c’est le grand État capitaliste.” “Le mouvement socialiste moderne, fils légitime du développement capitaliste, a donc le même caractère éminemment centraliste, caractéristique de la société et de l’État bourgeois. C’est pour cette raison que la social-démocratie s’oppose résolument, dans tous les pays au particularisme et au fédéralisme”. “Le centralisme en Suisse, comme partout, au niveau régional comme au niveau de l’État, aujourd’hui comme à ses débuts, signifie démocratie et progrès, alors que le fédéralisme et le particularisme sont associés à la réaction et à l’arriération”. “Les théoriciens du nationalisme considèrent, en règle générale, la nationalité comme un phénomène naturel et immuable, en marge du développement social, comme un phénomène conservateur capable de résister aux vicissitudes historiques”. (op. cit., pages. 107, 108, 112, 182-3). Marx et Engels ne défendaient-ils pas la même chose lorsqu’ils défendaient une République allemande, une et indivisible, ou quand ils défendaient le droit des grandes nations européennes à l’existence nationale indépendante ? Dans le texte déjà cité Les luttes de classes en France de 1848 à 1850, Marx nous dit : “Pour sa part, le parti des Légitimistes constatait avec colère comment les Orléanistes, plus aptes, reprenaient tous les postes et comment se développait la centralisation, alors que lui plaçait ses espoirs de victoire dans la décentralisation. Et, en effet, la contre-révolution centralisait violemment, c’est-à-dire qu’elle préparait le mécanisme de la révolution. Elle centralisa même, à travers le cours forcé des billets de banque, l’or et l’argent de France à la Banque de Paris, créant ainsi le trésor de guerre de la révolution, prêt à être utilisé”. (op. cit., p. 286).
Mais, pourquoi la bourgeoisie d’aujourd’hui s’efforce-t-elle tant de décentraliser, d’autonomiser, de proclamer sans cesses le droit à l’autodétermination et à l’indépendance de tous les peuples, ce que n’arrêtent pas de répéter les gouvernants de tous les pays ? L’explication est pratiquement la même que celle d’Engels à son époque par rapport à la religion : “Maintenant plus que jamais il était important de contenir le peuple par des subterfuges moraux ; et le premier subterfuge moral, le plus important, par lequel on pouvait influencer les masses était encore et est toujours la religion. C’est pourquoi la majorité des postes ont été attribués aux curés dans les organismes scolaires et c’est pourquoi la bourgeoisie s’impose à elle-même de plus en plus d’impôts pour appuyer toutes sortes de revivalismes allant du ritualisme à l’Armée du Salut [8]”. “Les ouvriers de France et d’Allemagne sont devenus rebelles. Ils étaient totalement imbibés de socialisme, et de plus, pour des raisons très fortes, peu leur importait la légalité des moyens employés pour conquérir le pouvoir... Et le bourgeois français et allemand n’eut pas d’autre solution que de renoncer tacitement à être un libre penseur... Les plaisantins adoptèrent, l’un après l’autre, extérieurement, une attitude dévote et commencèrent à parler respectueusement de l’Église, de ses dogmes et de ses rites... `Il faut conserver la religion pour le peuple´” [9]. De même, la bourgeoisie qui, à une autre période, a lutté pour créer de grands États nationaux pourvus d’un grand territoire pour produire, acheter et vendre, une fois sa domination de classe consolidée, pense qu’il est nécessaire aujourd’hui de diviser le prolétariat pour continuer à le dominer et à l’exploiter, et pour ce faire, quoi de mieux que de prêcher toutes sortes de nationalismes, d’autodéterminismes, de fédéralismes et autres “ismes” du même acabit pouvant compléter l’œuvre des religions pour soumettre le prolétariat ?
Mais disons-le franchement et sans détours : le centralisme n’est pas la cause de tous les maux de la société actuelle, c’est le capitalisme ! C’est le capitalisme qui provoque continuellement des guerres interminables sur tous les continents, c’est lui qui tue sans cesse des milliers et des millions de personnes dans les guerres, provoquant la famine et les maladies incurables qui en sont la conséquence ; c’est le capitalisme qui pollue les océans, les mers et les rivières, qui provoque la déforestation des forêts de la planète, qui pollue les champs, l’air que nous respirons, qui détériore la couche d’ozone, qui provoque les migrations des travailleurs sans travail vers les régions où le capital investit parce qu’il y fait de plus grands bénéfices, et nous soumet ainsi à une plus grande exploitation et à d’autres calamités ; c’est lui qui gaspille dans le domaine militaire ce que la société devrait dépenser dans le domaine social telles l’attention sanitaire, la construction de logements, etc. Mais au lieu de désigner le véritable coupable, le capitalisme, on passe son temps à dévier l’attention des travailleurs en leur disant qu’il faut lutter pour une infinité de droits qui ne cessent de se multiplier au fil du temps ; droit à l’autodétermination, droit des femmes, droit des enfants, des personnes âgées, des groupes marginaux, droit des animaux... et ce jusqu’à l’infini. Et tout ça parce que l’on ne veut pas regarder le problème en face et désigner le vrai coupable, le capitalisme. On ne revendique que ce que la société officielle nous permet et nous incite à revendiquer. C’est comme si personne n’avait plus l’honnêteté et le courage que montrèrent, il y a plus d’un siècle et demi, les premiers communistes : “Les communistes considèrent qu’il est indigne de cacher ses idées et ses intentions. Ils proclament ouvertement que leurs objectifs ne peuvent être atteints qu’en détruisant violemment l’ordre social existant.”
Pour connaître les conséquences de tant de nationalisme, point n’est besoin d’aller dans les Balkans, le Caucase ou tout autre lieu lointain, où la haine entre peuples, et pis encore, entre prolétaires de différentes nationalités, est poussée à l’extrême. Ici même, en Espagne, nous pouvons également en constater les conséquences. Nous, l’immense majorité des travailleurs du Pays Basque et de la Catalogne, dont l’origine n’est ni basque ni catalane, sommes des travailleurs venus de tous les coins d’Espagne pour travailler. Non seulement nous sommes exploités économiquement, comme tous les autres travailleurs, mais de plus on gratifie notre exploitation en prétendant nous faire changer de langue, et pour qu’il n’y ait pas d’échappatoire, on oblige les enfants à étudier, ici en Catalogne, en catalan et seulement en catalan, alors même que chez la majorité d’entre eux ce n’est pas le catalan qui est parlé, mais la langue de leurs parents, l’espagnol. Le catalan est exigé à qui cherche du travail, et s’il ne le parle pas : discrimination pour cause de langue, et chômage. Observons ici que si la langue est le véhicule naturel d’une nationalité, ce que l’on veut nous faire croire est faux lorsqu’on nous dit que la langue de la Catalogne c’est le catalan. Premièrement, la Catalogne est un territoire, et les territoires ne parlent pas. Ce sont les habitants qui parlent, et environ 80% de la population de la Catalogne n’est pas originaire de la Catalogne. Cette population provient principalement d’autres régions d’Espagne, et sa langue est donc l’espagnol. On peut le vérifier tous les jours puisque la majorité des gens parlent en espagnol, malgré toutes les pressions officielles. On peut aussi le vérifier par le nom qu’ils portent : s’ils s’appellent Hernandez ou Garcia, ou Martinez cela signifie que leur langue, et donc le véhicule de leur nationalité n’est pas le catalan mais l’espagnol, et, recensement de la population en main, on peut constater que la majorité ne porte pas un nom catalan. De plus, utiliser l’espagnol est progressif, car tous les travailleurs d’Espagne peuvent se comprendre avec cette langue. C’est cela qui nous intéresse, et non, comme le veulent les bourgeois et les nationalistes, que nous soyons divisés par une diversité de langues nous empêchant de nous comprendre entre nous. S’ajoute à cela toute la paperasserie officielle, documents, informations, etc., qui est aussi en catalan, et peu importe si nous n’y comprenons rien ! Il va de soi que personne ne nous représente sur le terrain économique – les partis et syndicats s’efforcent de préserver la paix sociale pour mieux nous exploiter –, mais qui plus est, nous ne le sommes pas non plus linguistiquement et culturellement : dans toutes les institutions officielles, en commençant par le parlement catalan, seul le catalan est parlé. Tous les partis s’efforcent à qui mieux mieux de se présenter comme les véritables défenseurs de la Catalogne, de ce qui est catalan, et l’on peut affirmer, sans exagérer, qu’ici, en Catalogne, il n’y a qu’un seul parti politique : le parti du catalanisme, c’est-à-dire le parti du nationalisme catalan, même s’il peut prendre différentes expressions ou avoir différentes `sensibilités´ comme ils disent. Nous, l’immense majorité des habitants de la Catalogne, les travailleurs, nous n’existons pas pour la société officielle, nous ne valons rien. C’est tout ce qu’offre le nationalisme aux travailleurs : exploitation et discrimination. Ce n’est sûrement pas un hasard si en 1936 le prolétariat de Catalogne, après avoir mis l’armée en déroute et une fois maître de la situation, se proposa de continuer à combattre cette même armée sur le front, et qu’à l’arrière, les plus conscients d’entre eux se soient consacrés à combattre leur faux amis : les républicains, les `socialistes´, les staliniens et... les nationalistes. Il n’est passé par la tête d’aucun ouvrier de constituer une république catalane indépendante, leur degré de conscience étant suffisamment élevé pour savoir que les nationalistes se trouvaient de l’autre côté de la barricade, en compagnie de tous les défenseurs du régime capitaliste. C’est pourquoi les plus conscients s’efforcèrent non pas de créer une quelconque république indépendante, mais de combattre pour leurs intérêts de classe, ceux des prolétaires. C’est le chemin que nous devons parcourir : le chemin de la lutte de classe, en unifiant les efforts de tous les prolétaires, sans tenir compte de leur nationalité, pour vaincre définitivement le capitalisme, notre véritable ennemi.
Emilio Madrid
Traduit par EU.
Barcelone, 16 mars 2008
[1] Carlos Marx y Federico Engels, Obras escogidas (oeuvres choisies), tome I, pages 517-8 : Contribución a la crítica de la Economía Política, Editorial Progreso, Moscú, 1981.
[2] Op. cit., pages 522-3.
[3] Lenin, Sobre el derecho de las naciones a la autodeterminación, Obras Escogidas (oeuvres choisies), tome I, p. 626. Editorial Progreso, Moscú, 1970.
[4] Karl Marx, Lettre sur l’évolution économique de la Russie, dans “Marx y Engels contra Rusia”, pages 228-9, Ediciones Libera, 1965, Buenos Aires, Argentina.
[5] Marx-Engels, Oeuvres choisies, tome I, pp. 217 y 232 respectivement, Editorial Progreso.
[6] Marx-Engels, op. cit., p. 277.
[7] Rosa Luxemburgo, La cuestión nacional, traduction et prologue de María José Aubet, El Viejo Topo, 1998, Barcelone, p. 34.
[8] Revivalismes : mouvements religieux du protestantisme désirant le renouveler. Ritualisme : courant religieux anglican. Armée du Salut : organisation religieuse méthodiste.
[9] Del socialismo utópico al socialismo científico, en C. Marx-F. Engels, obras escogidas, tomo III, p. 118, Ed. Progreso, Moscú.