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Note de lecture : L’Hypothèse communiste d’Alain Badiou

 

Avec la crise de surproduction capitaliste qui s’affirme de plus en plus derrière les premières manifestations de ce que les économistes et médias appellent une simple « crise financière » pour tromper les populations laborieuses, réapparaît le nom de Karl Marx et une reprise en compte de ses théories, y compris même la perspective du communisme que les classes dirigeantes croyaient avoir enterrée après l’effondrement du bloc de l’Est en 1991. Ainsi, par exemple, avant cette crise, il aurait été difficile d’imaginer que l’hebdomadaire français Le Point sorte un numéro hors-série sur l’auteur du Capital [1] avec les commentaires suivants dès la une de couverture : « Ce qu’il a vraiment écrit. Comment sa pensée a été détournée. Son histoire, son héritage ». Cependant, dès l’article signé Catherine Golliau qui sert d’introduction sous le titre « Karl Marx, la fin du purgatoire », se révèlent les profondes limites d’une soi-disant réhabilitation qui masque mal la tentative de mettre l’analyse marxiste au service de la sauvegarde du système capitaliste : « Pourtant, on s’interroge : à quel Marx s’intéresse-t-on aujourd’hui ? Comme nombre de grands penseurs, l’inventeur du socialisme « scientifique » a une vision globale du monde, à la fois politique, économique et sociale. Dans son analyse du capitalisme, il s’est montré à la fois historien, sociologue, philosophe et critique. Dans sa vie, il oscilla entre pensée théorique et activisme politique. Si certaines des notions qu’il a forgées (aliénation, rapports de force…) ont imprégné les sciences sociales, si son analyse de la valeur est toujours d’actualité, l’histoire a montré qu’il s’était aussi beaucoup trompé. La baisse tendancielle du taux de profit ? Faux. La mort du capitalisme ? Faux. L’histoire orientée inévitablement vers une société plus raisonnable et plus heureuse ? Faux. La disparition de l’État ? Faux. Tout n’est pas juste chez Marx comme tout n’est pas à garder chez Platon ou chez Aristote. Alors, au-delà du phénomène conjoncturel, un vrai retour est-il possible ? Une certitude : l’auteur du Capital sort renforcé de son purgatoire. Mieux : nettoyé ! Tel un temple dégagé de sa gangue de lianes, sa pensée apparaît à vif, débarrassée des « embellissements » ajoutés par ceux qui s’étaient réclamés de son nom. Aujourd’hui, un vrai retour aux textes de Marx est possible, grâce au formidable travail d’édition et de réédition en cours, notamment en France. Distinguer entre pensée marxienne, celle de Marx, et pensée marxiste, celle qui l’a interprétée, c’est dorénavant possible. Et quel Marx apparaît alors ? Un théoricien qui défend le prolétariat mais admire le capitalisme et reconnaît le rôle historique de la bourgeoisie, un activiste politique confiant dans la démocratie parlementaire. Un Marx inédit. Le vrai ? » [2].

Mais voici également des personnalités telles qu’Alain Badiou qui se mettent sur les rangs pour défendre le « spectre » du communisme alors que ce philosophe platonicien, professeur à l’École normale supérieure, continue de se référer au maoïsme français qui s’est inspiré de ce qu’il appelle toujours la « Grande Révolution Culturelle Prolétarienne » en Chine, entre 1966 et 1968. Donc, sans avoir remis en cause grand-chose de son soutien au capitalisme d’État chinois, du moins jusqu’à la mort de Mao Tsé-toung en 1976, il tente de se repositionner après avoir animé des petits groupes de disciples depuis Mai 68. Pour tenter de préciser ses positions face à la crise du capitalisme, il vient de publier un livre qu’il rattache davantage à la philosophie qu’au domaine de l’histoire politique : il s’agit de L’Hypothèse communiste [3]. Avec d’autres anciens gauchistes et des universitaires, il participe aussi à des colloques pour propager leurs idées. Voici comment il présente les objectifs de ce genre d’initiative : « la remise en circulation du mot « communisme », et avec lui de l’hypothèse générale qui peut envelopper les procédures politiques effectives, est désormais engagée. Il s’est tenu à Londres, du 13 au 15 mars 2009, une conférence sous le titre général « L’idée du communisme ». On peut faire à propos de cette conférence deux remarques essentielles. D’abord, outre ses deux initiateurs (Slavoj Zizek et moi-même), les grands noms de la vraie philosophie contemporaine (je veux dire celle qui ne se réduit pas à des exercices académiques ou au soutien de l’ordre dominant) étaient fortement représentés. Ont en effet animé ces trois journées Judith Balso, Bruno Bosteels, Terry Eagleton, Peter Hallward, Michael Hardt, Toni Negri, Jacques Rancière, Alexandro Russo, Alberto Toscano, Gianni Vattimo. Jean-Luc Nancy et Wang Hui, qui avaient donné leur accord, ont été empêchés de venir par des circonstances extérieures. Tous avaient bien lu la condition mise pour leur participation : quelle que soit leur approche, ils avaient à soutenir que le mot « communisme » peut et doit retrouver aujourd’hui une valeur positive » (p.31-32). Il faut reconnaître que cette conférence a remporté un succès public non négligeable : en effet, c’est environ un millier de jeunes (enthousiastes selon les journalistes) qui s’est rassemblé à l’Institut Birbeck pour les Humanités. Les médias ont répercuté non seulement cet événement mais ils ont aussi intronisé Badiou comme pape de ce qui serait une sorte d’annonciation du nouveau communisme. Il fut par exemple invité à la télévision lors de l’émission Ce Soir ou Jamais où il put pendant une heure (23h-24h sur France 3) expliquer longuement ses idées au cours d’une interview. Mais, au-delà de ce battage médiatique qui veut nous faire prendre des vieilles lunes pour des nouvelles, que contient réellement ce petit livre ?

 

Persistance de la Maomania

 

Déjà, dans les deux parties consacrées à Mai 68 et à la Commune de Paris, Badiou ne peut s’empêcher de faire référence à la pensée de Mao Tsé-toung. Mais l’apothéose se trouve bien entendu dans le chapitre II, intitulé « La dernière révolution ? » et où il développe son interprétation sur la dite « Révolution culturelle » en Chine (p. 87-133). Pour quelqu’un désireux de se situer dans la perspective d’un nouveau communisme, force est de reconnaître assez vite que ses antécédents historiques se rattachent à la contre-révolution stalinienne. En effet, pour appliquer un soi-disant marxisme dans un pays rural et arriéré comme la Chine des années 1930, Mao n’a pas hésité à construire une idéologie, celle où il associait Staline à Marx et qu’il qualifiait de « guide pour l’action ». C’est durant la « Longue Marche » (1934-1935) du Parti dit Communiste et de ses troupes fuyant vers le nord-ouest de la Chine pour échapper aux forces ouvertement nationalistes de Tchang Kaï Chek qu’il développa son idéologie en octroyant un potentiel révolutionnaire à la paysannerie. Devenant chef suprême de la République populaire chinoise en 1949, Mao érigea ce potentiel en principe d’État. On pouvait croire qu’entre autres livres, celui du sinologue belge Simon Leys, Les Habits neufs du président Mao (1971) et sa médiatisation, avait contribué à la critique de cette Maomania. Ce ne fut pas le cas. Il était raisonnable de penser que l’effondrement de l’URSS et l’évolution ultralibérale du capitalisme d’État chinois dans le cadre de la mondialisation feraient voler en éclats toute référence révolutionnaire au maoïsme. Il faut pourtant constater qu’un vieux soixante-huitard recueille encore un certain succès en agitant un mythe gauchiste comme possible précurseur d’un communisme à venir. La confusion persiste donc encore malgré les clarifications qu’opèrent les contradictions du capitalisme. Il s’agit en conséquence, pour les révolutionnaires, de comprendre que les illusions criminelles de la contre-révolution pèsent encore malheureusement sur les esprits. Les militants de la Gauche Communiste internationaliste ne doivent pas hésiter à dénoncer les diverses manifestations des partis de gauche et d’extrême-gauche qui entraînent le prolétariat dans l’impasse en essayant de redorer le blason d’expériences du passé qui n’ont été pour son but historique que des séries de défaites sanglantes.

Un des chapitres commence en fanfare par l’apologie du « petit livre rouge » de Mao que Badiou reconnaît plus que jamais comme ayant joué le rôle de guide sans avoir été un outil de « catéchisation dogmatique ». Notre philosophe est amené ensuite à corriger les interprétations critiques du maoïsme dans la version historiographique dominante attribuée à des spécialistes tels que Simon Leys qui, au lieu de révolution, établissent qu’il s’agissait d’une lutte pour le pouvoir dans les sommets de la bureaucratie du parti-État. A propos de la période du « grand bond en avant », il concède que celui-ci fut « un échec brutal » mais il tente d’en exempter Mao qui aurait été victime de son examen critique de la doctrine économique de Staline. Incroyable mais vrai : pour faire passer ses idées, Badiou n’hésite pas à jouer aux quilles dans la cour d’un régime qui clamait sa continuité avec le dictateur du Kremlin et accablait d’injures le révisionniste Khrouchtchev. En outre, il met l’accent sur le rôle spécifique de la paysannerie dans l’idéologie de la République populaire de Chine créée en 1949 : « Il (l’échec) n’est nullement à mettre au compte d’un traitement uniforme des questions relatives au développement des campagnes par le « totalitarisme ». Mao a examiné sévèrement (de nombreuses notes écrites en témoignent) la conception stalinienne de la collectivisation et son insondable mépris des paysans. Son idée n’était nullement de collectiviser de façon violente et forcée, pour assurer à tout prix l’accumulation dans les villes. Elle était, tout au contraire, d’industrialiser sur place les campagnes, de les doter d’une relative autonomie économique, de façon à éviter la prolétarisation et l’urbanisation sauvages qui ont pris, en URSS, l’allure d’une catastrophe. En vérité, Mao suivait l’idée communiste d’une résolution effective de la contradiction entre les villes et les campagnes, et non celle d’un effacement violent des campagnes au profit des villes. Si échec il y a, il est de nature politique, et c’est un tout autre échec que celui de Staline » (p.92-93). Sans s’émouvoir, l’auteur continue à égrener ses arguties sur les contradictions au sein du peuple et par rapport à l’État prolétarien (en fait du capitalisme d’État !) qui n’aboutiront, évidemment, qu’à la reprise en main de la société par l’armée populaire. En passant, il loue le mouvement des « gardes rouges » et son « ampleur extraordinaire » tout en prenant la précaution de dénoncer l’existence d’une aile extrémiste qu’il accuse d’iconoclastie, de persécution envers tout type de cadres intellectuels mais aussi vis-à-vis des femmes portant des nattes, y compris même des gens ordinaires, et qu’il qualifie comme « une sorte de barbarie assumée ». Enfin, il termine en examinant le phénomène extravagant du « culte de la personnalité » de Mao qui se développa pendant la Révolution culturelle et, fidèle à ses artifices, Badiou veut nous faire croire en jouant littéralement sur les noms (sic) que le leader du P.C.C chinois était un être paradoxal, quasiment un monstre à deux têtes : « En définitive, il faut soutenir que « Mao » est un nom intrinsèquement contradictoire dans le champ politique révolutionnaire. D’un côté, c’est le nom suprême du parti-État, son président incontestable, celui qui détient, en tant que chef militaire et que fondateur du régime, la légitimité historique du parti communiste. D’un autre côté, « Mao » est le nom de ce qui, du parti, n’est pas réductible à la bureaucratie d’État. Il l’est évidemment par les appels à la révolte lancés en direction de la jeunesse et des ouvriers. Mais il l’est de l’intérieur même de la légitimité du parti » (p.125). C’est cette deuxième et soi-disant personnalité de Mao qui a séduit des intellectuels et des jeunes dans les années 1960 et 1970 (par exemple La Cause du Peuple, journal de la Gauche Prolétarienne, soutenu par Jean-Paul Sartre) qui crurent par rapport au « révisionnisme » de l’URSS que le maoïsme pouvait incarner un marxisme pur et antibureaucratique, tout en soutenant une ligne tiers-mondiste forcené (les luttes de libération nationale en Indochine).

 

Le monde des idées pures à la place du communisme

 

Après avoir recyclé maintes vieilleries contre-révolutionnaires qualifiées de dossier sur l’hypothèse communiste, on attend que le Badiou ‘nouveau’ s’affiche, surtout qu’il annonce en préambule que son intervention à la conférence de Londres est publiée en fin de volume. Patatras ! En guise d’analyse politique, le lecteur doit subir pendant une vingtaine de pages un flot de spéculations métaphysiques, voire mystiques : « On dira aussi que le « corps » matériel d’une vérité, en tant qu’il est subjectivement orienté, est un corps exceptionnel. Usant sans complexe d’une métaphore religieuse, je dis volontiers que le corps-de-vérité, pour ce qui en lui ne se laisse pas réduire aux faits, peut être nommé un corps glorieux » (p.192). En fait, le Professeur attitré nous assomme avec les méandres de son œuvre méditative dans laquelle se développe ce qu’il appelle le motif de l’Idée depuis la fin des années quatre-vingt et qu’il désigne comme un « platonisme du multiple ». Eh oui, ce chapitre IV n’est pas innocemment intitulé « l’Idée du Communisme » et en guise de propagande, l’ex-maoïste de Mai 68 révèle en note que tout son casse-tête sur la logique de l’Idée « est soutenu par un engagement multiforme du côté d’une renaissance de l’usage de Platon ». Bien entendu, ce positionnement de Badiou pour le monde des idées pures ne le conduit pas à vouloir transformer le monde bien réel du système capitaliste. Et pour brouiller les cartes, il s’en prend à Hegel dont Marx a remis la dialectique sur ses pieds. Ainsi, il s’écarte des spéculations de son ami Slavoj Zizek : « C’est que son maître véritable est Hegel, dont il donne une interprétation entièrement neuve, puisqu’il cesse de la subordonner au motif de la Totalité. Disons qu’il y a deux manières de sauver aujourd’hui l’idée du communisme en philosophie : renoncer à Hegel, du reste douloureusement, et au prix d’examens répétés de ses textes (c’est ce que je fais), ou proposer un Hegel différent, un Hegel inconnu, et c’est ce que fait Zizek à partir de Lacan (lequel fut tout au long, nous dira Zizek, explicitement d’abord, secrètement ensuite, un magnifique hégélien) » (p.187). Dans les dernières pages, perce la tentative de remettre un peu les pieds sur terre par le biais d’un questionnement maoïste sur l’origine des « idées justes » dans la pratique. Ainsi, Badiou critique la forme-Parti et celle de l’État-socialiste comme étant inadéquates par rapport aux perspectives de l’Idée du communisme « projection imaginaire du réel politique dans la fiction symbolique de l’Histoire ». La confusion est à son comble quand il cite les nouvelles formes politiques qui ont relevé de la politique sans-parti pendant les trois dernières décennies : « le mouvement Solidarnosc en Pologne dans les années 1980-1981 ; la première séquence de la révolution iranienne ; l’Organisation politique en France ; le mouvement zapatiste au Mexique ; les maoïstes au Népal…Il ne s’agit pas d’être exhaustif » (p.203) (en parlant de la France, Badiou donne de l’importance à sa propre organisation !).

 

Prolétaire de tous les pays unissez-vous !

 

« Le socialisme dans un seul pays » fut une idée de Staline qu’il imposa dans la terreur et à laquelle ne dérogea pas Mao Tsé-toung. Tout au long du XXe siècle, les prolétaires des autres pays furent enrôlés par leurs partis ‘communistes’ nationaux et leurs gauchistes (trotskystes, maoïstes…) dans un soutien sans faille à la « défense de l’URSS » ou à la République populaire chinoise. D’autres États furent également assimilés à des patries socialistes : Vietnam, Cuba, Corée du Nord (encore de nos jours au XXIe siècle comme les deux autres…et la Chine). Or, à l’origine du mouvement ouvrier, la théorie marxiste rattachait la perspective du communisme à l’abolition du marché mondial. Il ne pouvait y avoir réalisation d’une nouvelle société, dite socialiste, à l’échelle d’un seul pays et particulièrement arriéré. Marx pensait que la révolution pouvait éclater dans un État développé, industriel, tel que l’Angleterre, mais il fallait ensuite qu’elle se déclare dans d’autres parties du monde. C’était une des deux tâches essentielles que s’était fixé le père du matérialisme historique et dialectique. Même s’il s’isola quelque temps pour écrire sa critique de l’économie politique, il n’abandonna jamais ses efforts militants pour promouvoir sa théorie d’un communisme mondial. Exilé à Londres, pendant qu’il développait le Livre I du Capital, il militait ardemment pour la formation de la Ière Internationale qui vit le jour en 1864. Malheureusement, la croissance du capitalisme et le réformisme entraînèrent la faillite de toutes les sections de la Social-démocratie et de la IIème Internationale lancée par Engels en 1889 qui poussèrent le prolétariat dans la boucherie de la Ière guerre mondiale. La poignée de révolutionnaires (Lénine et les bolchéviks, Rosa Luxemburg et les spartakistes…) se réclamèrent aussitôt de l’internationalisme prolétarien. La révolution russe de 1917, puis allemande de 1918-19 (malgré l’assassinat de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht par la social-démocratie allemande des Ebert/Noske/Scheidemann) [4], purent déboucher sur la création de la IIIe Internationale à Moscou en Mars 1919 qui brandit l’étendard de la révolution mondiale avant la dégénérescence de l’État-Commune, conception définie par Lénine dans L’État et la Révolution et reprise par Boukharine avec l’opposition des communistes de gauche.

Depuis l’effondrement de l’URSS, les historiens se taisent. Que s’est-il passé pendant plus de soixante-dix ans ? Dans leurs manuels d’Histoire, les élèves de tous les pays sont abrutis par l’idéologie dominante qui maintient plus que jamais devant leurs yeux qu’il y a eu des États communistes et que le socialisme a réellement existé. Il est temps que les prolétaires rouvrent les leurs sur un communisme qui sera mondial ou ne sera pas.

Guy.

 

[1n°3, Grandes biographies, 122 p. abo@lepoint.fr.

[2Idem, p.7.

[3Circonstances, 5, Nouvelles Éditions Lignes, avril 2009, 208 p., www.editions-lignes.com.

[4Outre les récits historiques, on peut lire le roman d’Alfred Döblin, Novembre 1918, Karl et Rosa (Tome IV), Agone, Marseille, 2009.